Le Bukowski que j’aime est un grand poète. Sans doute le plus délicat, le plus sensible, le plus subtil des écrivains américains de la seconde moitié du XXe siècle. C’est qu’avant de devenir le « vieux dégueulasse », Charles a beaucoup souffert : né en Allemagne en 1920, il fut un enfant battu, puis boutonneux, puis postier, magasinier, employé de bureau, alcoolique rejeté par les femmes, bref une grosse merde puante, et ne publia son premier roman qu’à 50 ans.
D’où sa violence entrecoupée de bouffées d’humanité, sa limpidité tranchante, l’humour implacable de ses dialogues, sa mégalomanie sans cesse compensée par une cruauté intégrale envers lui-même, toutes choses qui font de lui un modèle de style pour tous les artistes de la planète. Oui, lecteur ébahi, en vérité je te le dis : Bukowski a inventé le je-m’en-foutisme intransigeant.
À la fin de sa vie, alors qu’il s’était mis à ressembler physiquement à Louis-Ferdinand Céline — sa plus grande idole avec John Fante —, Bukowski déclara : « Si j’écris à partir de quoi que ce soit, c’est de deux choses. L’une, c’est le dégoût. Et l’autre, c’est la joie. » Il me semble que ces deux moteurs restent d’actualité et pourront continuer de fonctionner pendant des siècles, même si, dans cette déclaration à l’emporte-pièce, Bukowski oublie ses autres sources d’inspiration : la peur de la solitude, la certitude de la mort, la tristesse du sexe, l’absurdité de l’univers, l’impossibilité de l’amour, le mensonge de l’alcool, l’utilité de la folie, la tendresse de la destruction, les courses de chevaux, la réalité de la réalité.
Tous les livres de Charles Bukowski sont autobiographiques, car il ne parlait que de ce qu’il connaissait. Ils racontent la vie vaine et majestueuse de son double, Hank Chinaski. De Women — son chef-d’œuvre — aux Souvenirs d’un pas grand-chose, en passant par Le Postier — son expérience au tri postal —, Hollywood — récit haut en couleur de l’adaptation au cinéma de Barfly, par Barbet Schroeder —, Je t’aime, Albert, Le Ragoût du septuagénaire, et la plupart de ses Contes de la folie ordinaire, on suit le périple du même narrateur noyé dans le matérialisme de l’Amérique contemporaine, c’est-à-dire dans le monde d’après la fin de l’Histoire. Dans son journal posthume — Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau, traduit par Gérard Guégan en 1999 —, le vieux singe note : « Le capitalisme a survécu au communisme. Il ne lui reste plus qu’à se dévorer lui-même. » On ne saurait mieux résumer la situation actuelle.
J’ignore s’il faut juger une œuvre à son influence. Le plus important, à mon avis, reste l’émotion amoureuse que Women provoque : un frisson de tendresse caché sous un déluge de Jack Daniel’s. Women c’est le Sexus des seventies. Hank Chinaski (le Zuckerman de Buk) alterne le sexe et la haine, le sexe et la boisson, le sexe et la vie. Il est burlesque, irrespectueux, macho et avide de femmes : Lydia, Mercedes, Dee Dee, Joanna, Katherine la Texane… Ce livre est une sublime déclaration d’amour. Le reste est secondaire. Le reste c’est ceci :
« Je veux baiser avec toi. À cause de ton visage.
— Qu’est-ce qu’il a, mon visage ?
— Il est magnifique. Je veux détruire ton visage avec mon con.
— C’est l’inverse qui risque de se passer. »
Des centaines de dialogues de cul, de baises frénétiques, de dragues démentes. Ne jamais oublier pourquoi on lit : pour vivre. Je n’aurais probablement pas écrit une ligne de ma vie si Charles Bukowski n’avait pas existé. La plupart des jeunes auteurs contemporains le copient éhontément, mais ce n’est pas très grave — certains sont convaincus qu’ils copient Philippe Djian ou Bret Easton Ellis car ils ne connaissent pas l’original. « “Tous ces cheveux sont vraiment à toi ?” je lui ai demandé. (…) Elle tenait une orange dans sa main et la lançait en l’air. L’orange tourbillonnait dans le soleil matinal. »
Buk a inventé le phrasé que vous lirez durant les cent prochaines années : une écriture amorale, brute sans être sèche, une suite de petits faits réels qui vous plongent dans un état de jubilation tragique. « Je ne croyais en aucun dieu. J’aimais baiser. La nature ne m’intéressait pas. Je ne votais jamais. J’aimais les guerres. L’espace intersidéral me rasait. Le base-ball me rasait. L’histoire me rasait. Les zoos me rasaient. » Ce qui est nouveau dans Women, c’est le contraste. Charles Bukowski est capable, dans le même paragraphe, d’énoncer une provocation violente, puis une déclaration d’amour échevelée ; chez lui, les descriptions de débauche et de bagarres préfigurent souvent des accès de poésie sentimentale. Buk est un punk romantique ; il crée du lyrisme avec la saloperie — ce que Baudelaire appelait faire de l’or avec la boue. Sa littérature vous saute à la gorge MEME QUAND IL N’ABUSE PAS DES LETTRES CAPITALES. Il a su déceler la beauté qui se cache derrière l’effrayante condition de l’homme moderne. Sa qualité de romancier provient directement de son expérience de poète. Il ne se sert pas de son imagination : il scrute la vie la plus quotidienne au microscope. Il pleure quand il retrouve des bas filés sous son lit. Il raconte des histoires de types debout en caleçon dans une maison banale, qui allument la télé, boivent un coup, prennent un bain, s’engueulent avec leur femme, donnent à manger à leur chat et ne se tuent pas. Il raconte l’histoire de tous ces êtres qui continuent de vivre en n’attendant plus rien.
« Les cicatrices, le nez d’alcoolo, la bouche de singe, les yeux réduits à la taille de fentes, sans oublier le sourire béat et ridicule qui a de la chance sans comprendre pourquoi. » Cet autoportrait dans Women (1978) décrit l’écrivain d’âge mûr qui est mort à San Pedro, en Californie, en 1994. Auparavant Charles Bukowski fut un enfant allemand. Né à Andernach en 1920, il émigré aux États-Unis à l’âge de 3 ans. Son premier texte, publié en 1969 par le poète beat Lawrence Ferlinghetti à San Francisco, s’intitule Journal d’un vieux dégueulasse. Suivront Le Postier (1971), Contes de la folie ordinaire (1976), Women (1978), Je t’aime, Albert (1983), Hollywood (1989). Sur sa tombe est inscrite cette épitaphe : « DON’T TRY ». Beaucoup lui ont désobéi.