Attention, ceci est le plus grand roman d’amour depuis Belle du seigneur mais ce n’est pas une histoire d’amour ; c’est un roman sur l’amour, sur sa survie possible. 1981 fut une année très romantique : c’est aussi l’année de publication d’Ivre du vin perdu de Matzneff. Dans la mesure où j’ai choisi un roman ultraviolent et nihiliste comme numéro un de ma hiérarchie séculaire, j’avais besoin que le deuxième fût un texte d’espoir. Tout en étant créatif, original, nouveau, et surtout non mièvre. Dieu merci, Paul Nizon existe, et je l’ai rencontré. C’est le Miller suisse, le Salinger parisien. Il a défini sa mission dans Canto, paru en 1963 : « Point d’opinion, point de programme, point d’engagement, point d’histoire, point d’affabulation, point de fil d’un récit. Rien, si ce n’est cette passion au bout des doigts : écrire, former des mots, des lignes, cette espèce de fanatisme de l’écriture qui est mon bâton de route et sans lequel, pris de vertige, je m’écroulerais purement et simplement. » Nous n’entrerons pas dans la dissertation ennuyeuse sur le point de savoir si Nizon est un auteur d’autofiction ou non (lui dit que oui). Il part de sa propre vie et conçoit une prose faite de ce qu’il nomme des « éruptions de réalité ». De toute façon, on peut raconter sa vie sans être nombriliste, mais cela, on le sait depuis Jean-Jacques Rousseau et Benjamin Constant. Nizon apporte sa pierre à l’édifice : « faire du réel avec des mots » signifie la même chose qu’« écrire pour survivre ». C’est une question d’implication, et la sienne est totale, irrémédiable. Nizon est l’Attila de la littérature : il plaquera tout, toujours, pour écrire et rien ne repoussera derrière lui. On pourrait dire qu’il fait de l’« action prose » comme Pollock faisait de l’« action painting ». Lire Nizon donne l’impression de n’avoir jamais lu. Lire Nizon, c’est écrire avec lui, c’est sentir sa présence et sa liberté, une nécessité impérieuse dans chacune de ses phrases. Lire Nizon me met en transe car il est lui-même en transe. Il incarne la figure du dernier écrivain sur la terre. Vivant au milieu des gens et de ses souvenirs. Demandant sans cesse : « Où est la vie ? » Le Diogène de chez Allard.
LA MÉTHODE NIZON en cinq étapes :
1) Quitter tout.
2) Écrire sur soi.
3) Regarder les autres.
4) Couper, monter, improviser, laisser entrer la vie dans le livre.
5) Attendre toute sa vie, en vain, qu’un lecteur comprenne.
Venons-en à présent à ce roman insensé : L’Année de l’amour, « une intoxication amoureuse ». Nous sommes en 1979. Nizon hérite d’un minuscule appartement à Paris 18e, rue Simart, qu’il rebaptise « chambre-alvéole ». Paris, ville mythique, où tant d’artistes se sont libérés. Il en rêvait, il s’y installe, seul, abandonnant toute sa vie suisse à près de 50 ans, après une déception amoureuse. Son livre devait au départ s’intituler « Solitude à Paris ». Par sa fenêtre, il voit dans la cour un vieux type qui nourrit les pigeons et engueule sa femme. Il entend un bébé qui pleure, un orchestre de rock, des voisins africains. Il s’est installé dans la mansarde bruyante d’une maison étrangère, et il attend qu’un chef-d’œuvre lui tombe dessus. Jour et nuit. Et soudain, le chef-d’œuvre, comme sous hypnose. Ce fils de Russe est un grand romantique qui écume tous les bars à putes de Pigalle. Il veut boire les filles, Ada, Brisa, Dorothée, Laurence, Virginie, les gober comme des huîtres… « une fois au lit, ces mille et une manières de se frotter l’un contre l’autre, de se caresser et de s’embrasser de plus en plus frénétiquement, et cette jeune fille, cette femme dans le corps d’une jeune fille nommée Dorothée (…) mais c’est de l’amour, me dis-je, puisque tout est là comme dans l’amour véritable, les baisers sans fin, les mille manières de s’enlacer, sans oublier l’acte proprement dit, accompagné de toutes sortes de grognements, soupirs et petits cris, des halètements conjoints, c’est vrai qu’on s’aime quand on se plaît ensemble… » Mon problème, c’est qu’il est impossible d’extraire un morceau de Nizon, c’est un flot composé de fragments, comme une mosaïque, mais une mosaïque liquide. Après cette rencontre avec Dorothée la jeune prostituée, le narrateur prend un café avec Beat, un pote, place Clichy (comme Ferdinand Bardamu au début du Voyage au bout de la nuit), puis il écoute un clarinettiste de jazz entouré de badauds dans la rue, « je ne sentais plus qu’amour pour tous les autres, ceux qui avaient fait cercle avec moi, là dehors, ce matin », puis il rend visite à sa vieille mère, « c’est bien que tu sois venu, tu es vraiment mon seul rayon de soleil, dit-elle, et ses yeux s’embuent de larmes ». Nizon est un vagabond solitaire paumé dans une société d’individus isolés, mais il est capable d’aimer. « Je voulais écrire sur le cruel ensorcellement de l’amour, sur l’effroyable puissance de l’amour. » Nizon n’écrit pas, il peint l’amour en mots. Nizon, c’est un homme qui essaie de rester seul et qui n’y arrive pas ; il se rend compte qu’il a besoin des autres. Il décrit des hommes et des femmes sans les tourner en ridicule, ni les détester. Il est possible d’écrire quelque chose de beau sans ironie. Nizon offre une piste de travail, cette colère émerveillée qui est la première condition de l’art, une lumière au bout du tunnel, aux écrivains du futur qui voudront échapper au cynisme et à l’indifférence. Et pourtant son livre pourrait tout aussi bien s’intituler : « Sauvé par les putes »…
Il se définit lui-même comme un « nomade urbain ». Il est un des plus grands écrivains mondiaux mais personne ne le dérange quand il marche dans les rues de Paris. Il est le flâneur le plus parisien que je connaisse mais il est suisse allemand : lui qui fut l’ami de Max Frisch et d’Elias Canetti se souvient avec nostalgie de la beauté des paysages bernois de son enfance, avec la montagne rude et, plus au sud, « la promesse de la mer ». Né en 1929 à Berne, Paul Nizon devrait avoir reçu le prix Nobel de littérature depuis longtemps. Les Lieux mouvants (1959), Canto (1964), L’Année de l’amour (1981), Stolz (1988) : chacun de ses livres est une démonstration d’intelligence, de douceur, de profondeur. Il vit à Paris depuis quarante ans, tout en continuant de rédiger ses carnets en allemand. « J’étais heureux, heureux à en pleurer, tout seul à Paris » (L’Année de l’amour, 1981).