Numéro 19 : « Des bleus à l’âme » de Françoise Sagan (1972)

Restons en 1972. La même année que Rose poussière, le secret des Bleus à l’âme est dévoilé au bas de la page 132 : « Et cette âme, si nous n’y prenons pas garde, nous la retrouverons un jour devant nous, essoufflée, demandant grâce et pleine de bleus… Et ces bleus, sans doute, nous ne les aurons pas volés. » Toute sa vie Sagan a raconté la vie de gens qui n’arrivaient pas à aimer. Des bleus à l’âme est particulièrement déchirant. C’est un roman savamment construit, alternant une fiction (Sébastien et Éléonore van Milhem, les deux aristocrates de Château en Suède, sont devenus, dix ans après, des prostitués mondains vivotant à Paris) avec une confession autobiographique où l’auteur disserte autour du roman qu’elle a du mal à écrire, de son vague à l’âme, de ses angoisses. En fait, Sagan reprend dans Des bleus à l’âme le dispositif de Gide publiant simultanément Les Faux-monnayeurs et le Journal des Faux-Monnayeurs, mais cette fois les deux — le roman et son « making of » — sont intriqués dans le même livre. J’ai imité grossièrement ce système dans Windows on the world en 2003 ; plus récemment, Laurent Binet a emprunté cette construction en « work in progress » — en français « les coulisses de l’exploit » — dans son roman HHhH.


Ensorcelant de bout en bout, Des bleus à l’âme prouve que Françoise Sagan était une romancière beaucoup plus inventive que ce que véhiculait son image déformée de fêtarde tropézienne. Des bleus à l’âme, c’est sa Fêlure à elle : le commentaire de son écriture par une star littéraire en pleine dépression. Elle regarde ses personnages avec la cruauté d’un chat qui joue avec une souris blessée. Se doute-t-elle, tournant en dérision ce couple d’étrangers fauchés qui squattent chez des riches, que c’est ainsi qu’elle finira sa vie, avenue Foch, entretenue par son amie Ingrid ? Chaque fois que je lis Des bleus à l’âme, une chose me frappe immédiatement : au début, on s’intéresse bien plus à la parole de Sagan qu’aux simagrées de ses héros. Tout ce qu’elle dit sur son roman en cours de fabrication sonne plus juste, plus vrai, plus touchant que ce qu’elle fait vivre à Sébastien et Éléonore (sorties en boîte, vacances dans le Midi, conversations écervelées…). En voulant nous dévoiler les coulisses de son art, Sagan neutralise son roman. Cela ne signifie pas que la confession intime soit le genre le plus fort, mais qu’il est difficile de la mêler à la fiction. Cinq ans avant l’invention de ce néologisme par Serge Doubrovsky, Sagan démontre l’impossibilité de l’« autofiction », puisqu’en tournant ses pages le lecteur préfère toujours la partie « auto » à la partie « fiction » ! La partie « auto » est une merveille de délicatesse : « Je savais que ce peuplier durerait plus que moi, que ce foin, en revanche, serait fané avant moi ; je savais que l’on m’attendait à la maison et aussi que j’aurais pu rester facilement une heure sous cet arbre. Je savais que toute hâte de ma part serait aussi imbécile que toute lenteur. (…) Mais ces moments de bonheur, d’adhésion à la vie, si on se les rappelle bien, finissent par faire une sorte de couverture, de patchwork réconfortant qu’on pose sur le corps nu, efflanqué, tremblotant de notre solitude. » La partie « fiction » nous épate moins : « Mais où habitent-ils ? Nous voilà en août, ou presque. Ils ne peuvent plus être rue de Fleurus, ni sur la Côte d’Azur — c’est fini. Deauville, peut-être ? » On sent la présence de Sagan derrière chaque geste de Sébastien et Éléonore, comme une tutrice capricieuse, un Alfred Hitchcock qui refuserait de n’apparaître que cinq secondes dans son film. C’est Benjamin Constant qui se lasserait d’Adolphe. Elle boit du whisky sans eau et rate son chapitre, mais réussit l’un des romans les plus originaux de la deuxième moitié du siècle : à la fin, dans une scène pirandellienne, l’auteur reçoit ses personnages dans sa maison normande, fusionnant alors rêve et réalité, dans un joyeux maelstrom nonchalant et triste qui ressemble à la vie. C’est beau comme un nuage au-dessus de la mer. Sagan écrit comme une enfant dessinant une fleur, avec son doigt sur une fenêtre couverte de buée. « On devrait faire, comme pour les Indiens, des réserves pour les cœurs purs. »

Françoise Sagan, une vie

Née en 1935 à Cajarc dans le Lot, François Sagan est morte soixante-neuf ans plus tard à Equemauville dans le Calvados. Durant l’été 1953, elle a écrit l’histoire de Cécile, une adolescente intrépide qui se prenait pour Valmont afin d’empêcher son père de se remarier. L’année suivante, Bonjour tristesse sera un immense succès mondial. (Les Français l’ont même classé à la 41e place de Dernier inventaire avant liquidation.) La jeune Françoise Quoirez s’est choisi pour pseudonyme un nom trouvé dans Albertine disparue : du coup, on l’a souvent comparée à Proust alors que son vrai modèle est Colette. Un certain sourire (1956, love story foireuse entre une jeune femme et un vieux marié) confirme son talent précoce et sa liberté de ton. Victime d’un grave accident de voiture à Milly-la-Forêt l’année suivante, elle restera légendaire toute sa vie. Ses œuvres les plus réussies sont : Aimez-vous Brahms ? (1959), La Chamade (1965), Des bleus à l’âme (1972), Avec mon meilleur souvenir (1984). Avec une légère préférence pour Des bleus à l’âme, livre ivre où l’armure se fendille comme un verre de cristal.

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