À la Nothomberie, l’on ne vend que des intrigues faisandées, des rencontres livides et des sidas mentaux. Le fabuleux destin d’Amélie Nothomb, c’est d’être une anti-Amélie Poulain : quelqu’un qui ne cherche pas à rendre service autrement qu’en annonçant de mauvaises nouvelles à des inconnus. Un écrivain répète les mêmes mensonges tout au long de sa vie. Celui d’Amélie Nothomb est très simple : tout romancier est un diable qui se prend pour Dieu. Publié en 1992, son premier roman est composé de cinq dialogues avec le même personnage : Prétextât Tach, un octogénaire, prix Nobel de littérature, atteint d’un cancer en phase terminale. Quatre journalistes vont se faire successivement humilier et insulter par cet écrivain antipathique, obèse, chauve, raciste, mégalomane, misanthrope et misogyne (« les femmes c’est de la sale viande »). La violence brillante de ses propos rappelle la façon dont Nabokov mettait en boîte ses intervieweurs (entretiens rassemblés dans Partis pris chez 10/18), mais Nothomb s’est aussi inspirée du Costals des Jeunes Filles de Montherlant (elle aussi, c’est un de ses livres préférés). Puis une jeune femme prénommée Nina va retourner la situation à son avantage en révélant un secret du passé de Tach.
Dès son premier roman, Amélie Nothomb, alors âgée de 25 ans, mélange les ingrédients de son succès futur. Dans son fauteuil roulant, son personnage d’écrivain est fascinant d’arrogance, il se nourrit de tripes au petit déjeuner et boit du thé noir, c’est un graphomane puceau, une créature de zoo qui profère des inepties provocatrices pour choquer le bourgeois : « Je suis un tas de saindoux. » Aujourd’hui (2011) Amélie Nothomb a publié presque autant de romans que Prétextât Tach (19 contre 22). Elle a parlé de la boulimie comme de l’anorexie, de la beauté comme de la laideur, de l’enfance comme de la mort. Elle est devenue une figure baroque de la vie littéraire francophone, notamment en confiant à la presse des extravagances alimentaires analogues à celles de son premier personnage. Elle pourrait s’écrier comme Flaubert : Monsieur Tach, c’est moi.
Hygiène de l’assassin est de loin son meilleur roman, le plus mûr, le plus intelligent, le plus machiavélique. Nothomb y démontre une virtuosité, une érudition, une angoisse et une liberté rares. Ce premier roman est un cas unique : il annonce et résume l’ensemble de l’œuvre à venir. Les titres des romans de Tach semblent un pastiche de ceux que Nothomb écrira dans les deux décennies suivantes : « Apologétique de la dyspepsie », « La crucifixion sans peine », « “Viols gratuits entre deux guerres », « Prière avec effraction », « Membranes », « Urbi et orbi », « Attentat à la laideur », « Crever sans adverbe », « La prose de l’épi-lation », « Sinistre total »… Après Hygiène de l’assassin, elle a publié tous les ans au mois d’août les livres que son premier personnage avait énumérés ! L’inverse de l’amnésie, c’est se souvenir du futur.
L’intrigue très huilée du dialogue final, avec ses retournements de situation, évoque Le Limier de Mankiewicz : c’est une machination, une guerre des nerfs entre le vieil auteur et la jeune visiteuse à propos d’un meurtre ancien, sorte de péché originel qui a entraîné la vocation littéraire de Tach. Le vieux ronchon est piégé par celle qu’il pensait écraser. La misogynie du propos surprend chez un auteur aussi précoce : les femmes doivent mourir dès la puberté, leur vie étant trop horrible ensuite. Nothomb est déchaînée dans ce premier livre : « si les hommes étaient des gentlemen, ils les tueraient le jour de leurs premières règles », « on se sent revitalisé quand on a étranglé une personne aimée », « personne ne fait aussi bien l’amour que les enfants ». Jamais Amélie Nothomb n’ira aussi loin que dans ce coup de maître inaugural, dont le héros, ersatz de Céline au début, devient carrément Marc Dutroux à la fin (autre Belge). La jeune Nothomb profite de cette construction savante pour dévoiler sa compréhension profonde de ce qu’est la littérature : « Modifier le regard, c’est ça, notre grand-œuvre » ; « Mes livres sont plus nocifs qu’une guerre, puisqu’ils donnent envie de crever, alors que la guerre, elle, donne envie de vivre » ; « Les écrivains sont obscènes ; s’ils ne l’étaient pas, ils seraient comptables, conducteurs de train, téléphonistes, ils seraient respectables » ; « Le sommet du raffinement, c’est de vendre des millions d’exemplaires et de ne pas être lu » ; « Écrire sans jouir, c’est immoral (…) la seule excuse de l’écrivain, c’est sa jouissance. » Si les écrivains sont tous des assassins hygiéniques, alors Amélie Nothomb en est un.
Amélie Nothomb est née à Kobe (Japon) le 13 août 1967. Issue d’une illustre famille bruxelloise, elle est la fille d’un ambassadeur. Elle grandit donc en mangeant des rochers Ferrero et en buvant du champagne tiède. Alcoolique dès l’âge de trois ans, elle voyage trop : Chine, États-Unis, Laos, Belgique, d’où une solitude propice à l’inspiration littéraire. En 1992, Hygiène de l’assassin est une fracassante entrée en littérature, comme on n’en avait guère vu depuis Bonjour tristesse en 1954. Suivra tous les ans un court roman, tantôt intime et comique (Stupeur et Tremblements, Grand Prix du roman de l’Académie française en 1999, Métaphysique des tubes en 2000, Biographie de la faim en 2004, Ni d’Ève ni d’Adam, prix de Flore en 2007), tantôt bâclé ou scolaire (on ne les citera pas). Son œuvre autobiographique lui a heureusement permis d’échapper à l’écrasante malédiction du premier roman parfait.