Numéro 56 : « Le Maître et Marguerite » de Mikhaïl Boulgakov (écrit entre 1928 et 1940, publié en 1967)

Tous les grands romans racontent la même histoire : celle d’un paumé qui traîne ses guêtres n’importe où. Don Quichotte, Ulysse, L’Attrape-Cœurs, Le Maître et Marguerite… C’est logique : si le héros n’était pas paumé, quel besoin aurait-il de chercher son chemin ? La grandeur du roman tient dans cette quête géographique. Le lecteur suit un fou, un malade, un aventurier, un désespéré qui lui ressemble (car pour lire des romans il faut être fou, malade, aventurier ou désespéré). Il ne tient pas en place, croise des gens, traverse des rues et des pays, trouve parfois quelque chose (l’amour, la beauté, la vérité ou la mort). Les professeurs parlent de « recherche d’identité » mais il s’agit surtout d’une belle balade. Celle de Boulgakov a le mérite d’être facile à tracer, comme celles de Joyce et Salinger. Il existe même des fanatiques qui organisent des circuits touristiques sur les pas de Léopold Bloom à Dublin, de Holden Caulfield à New York ou d’Ivan Nikolaïevitch Ponyrev, dit Bezdomny, à Moscou. Preuve que le roman n’est pas complètement inutile puisqu’il peut servir de guide ou, au contraire, aider à se perdre dans les méandres d’une ville fantôme. Le Maître et Marguerite peint un monde parallèle et pourtant ancré dans des lieux réels : Boulgakov croyait rédiger un « roman sur le diable » mais il en a profité pour faire un opéra de l’oppression soviétique. Ainsi Moscou était un Enfer sans Dante, et le diable un grand échalas en complet gris.


Toute tentative de résumé prive ce chef-d’œuvre de la complexité qui en fait le charme, mais tant pis, essayons quand même : donc le diable s’appelle Woland et il sème la pagaille durant la semaine sainte dans le monde des lettres et du théâtre moscovite, vers la fin des années 20. S’ajoute à cette trame picaresque un délire faustien, puisqu’une certaine Marguerite passe un pacte avec Woland pour retrouver un écrivain disparu qu’elle appelle « Maître ». En superposant ces deux narrations (et bien d’autres !), Boulgakov peut aussi entremêler le burlesque et le thriller, le surréel et la satire, le romantisme et la bouffonnerie. Comme tous les grands livres, Le Maître et Marguerite est une auberge espagnole, un fourre-tout, un bric-à-brac où Jésus croise le diable et où Ponce Pilate danse au bal de Satan. Il y a la passion du Christ comme chez Mel Gibson, et juste après une scène où Marguerite s’envole sur un balai comme dans Harry Potter. Il y a un chat qui parle, et des robes magiques qui disparaissent dès qu’on sort dans la rue (il est vrai qu’à Moscou un tel phénomène est assez habituel notamment au Kafka, à l’Imperia et au Luch Bar. Grâce au génie de Boulgakov, nous gobons avec délectation sa relecture des Évangiles (plus digeste que le remix d’Homère par Joyce). Quitte à raconter une histoire abracadabrante, autant en choisir une que tout le monde connaît déjà, à condition de la raconter comme personne ne l’a jamais fait.

Mikhaïl Boulgakov, une vie

Mikhail Afanassievitch Boulgakov (1891–1940) élabora Le Maître et Marguerite pendant une douzaine d’années, de 1928 à sa mort. On peut donc affirmer que ce roman l’a tué encore plus efficacement que le camarade Joseph Staline. D’ailleurs il ne rencontra le public qu’à titre largement posthume, en 1966–1967, lorsque la revue Moskva le publia en pleine période de « dégel ». Avant Le Maître et Marguerite, Boulgakov, qui était médecin comme Tchékhov et Céline, eut tout de même le temps d’inverser La Métamorphose de Kafka (Cœur de chien raconte, en 1925, la transformation d’un chien en être humain), de renvoyer l’ascenseur à un autre rebelle (Jean-Baptiste Poquelin, dans Le Roman de monsieur de Molière) et de pondre de nombreuses pièces de théâtre destinées à être interdites, censurées, invectivées par la critique prolétarienne. Finalement, pour Boulgakov, le seul moyen d’être libre, c’était de mourir (la morphine le soutint quelque temps mais finit par avoir raison de sa santé).

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