La solution de facilité, pour un vilain critique qui veut flinguer un bouquin, consiste à dire deux choses (au choix) : 1) ce livre est moins bien que le précédent ; 2) c’est toujours le même. Or Bret Easton Ellis, qui est notre idole absolue, cumule ces deux écueils et cela ne nous dérange pas : au contraire, on en redemande. Bon sang, j’ai tellement de choses à dire sur ce livre qu’il me faudrait vingt pages ! Il faut que je me calme, respirons un bon coup, prenons un Xanax 50, voilà, ça va mieux. Où en étais-je ? Ah, oui.
Non seulement Glamorama, quatrième roman d’Ellis, est moins puissant que le précédent (American psycho), mais en plus c’est le même livre. Voilà qui est dit. Cela ne l’empêche pas d’être LE roman définitif sur la Civilisation des Apparences, et tout simplement un immense pied de nez qui jouit de ce qu’il prétend dénoncer. Glamorama est une satire qui se caricature, une destruction de l’ironie par l’ironie. L’homme qui a détruit les années 80 avec American Psycho a voulu réitérer son exploit avec les années 90, et y est parvenu. Après les aventures de Patrick Bateman, le golden boy qui zigouillait des escort girls, voici les pérégrinations de Victor Ward, le mannequin qui devient patron de boîte de nuit à New York puis terroriste à Paris (l’attentat du métro Port-Royal, c’était lui !).
Cela sonne un peu comme un écho « glamourisé » de l’opus précédent, n’est-ce pas ? Ou un reportage de Fashion TV ? Alors, Bret gâtifie-t-il ou quoi ? Toujours la même histoire, les mêmes personnages clonés, les mêmes dialogues glacés et indifférents, la même violence gratuite et impunie, la même pornographie distanciée, la même ironie clinique, le même name-dropping incessant de stars et de marques de fringues ?
Eh bien, oui : ce schizophrène bisexuel a INVENTÉ, vous m’entendez, INVENTÉ le roman du XXIe siècle et n’a pas l’intention de changer son fusil d’épaule. Sa force est justement de ne pas se déjuger, de creuser le même sillon, toujours plus superficiellement profond. Aucun écrivain de la planète n’ose aller aussi loin dans l’étalage du N’IMPORTE QUOI. Bret Easton Ellis enfonce toujours le même clou : il n’écrit pas pour nous plaire, il écrit pour nous crucifier. Il est l’auteur le plus radical et intransigeant que je connaisse. Et voici ce qu’il nous dit : la réalité n’existe plus ; la justice est illusoire ; tout le monde veut être un top model ; la seule manière de différencier les habitants de cette planète est le logo sur leurs vêtements ; on attrape froid dans les restaurants à la mode ; les VIP perdent la mémoire ; la drogue et le sexe sont des palliatifs provisoires ; seul le meurtre est distrayant ; les deux seules choses qui comptent sont le fric et l’éjaculation dans des orifices étroits.
Dans un style toujours aussi précis, d’une vacuité « béhavioriste » (et là encore, il a raison de s’y tenir puisque personne n’a vu qu’il l’avait plagié sur Hemingway), il nous montre que la vie occidentale est devenue un numéro de Vogue — un perpétuel défilé de mode pour fuir la mort. Victor, Chloé, Beau, Damien, Alison, Kenny Kenny, tous ses vagabonds creux errent de club en club, de ville en ville, et « pensent à la pose qu’ils devraient prendre », jusqu’au jour où leur sang coule.
Il faut beaucoup de talent pour nous passionner avec 500 pages de vide et d’attentats, de listes de « people », de caméras de reality-show et de confettis sur le sol. Si nous acceptons de le supporter, c’est sans doute parce qu’il nous ravage de l’intérieur avec ses sarcasmes sans pitié, et parce qu’on adore se mirer dans son labyrinthe de glace, en espérant qu’on restera photogénique. Ellis se moque du matérialisme en se vautrant dedans, le plus ignoblement possible. Il tourne en rond mais son intuition était la bonne : voici comment il concluait sa quatrième partie (description d’un crash aérien) en 1998. « Téléphones et ordinateurs portables et lunettes de soleil Ray-Ban et casquettes de base-ball et rollers attachés en paires et caméras vidéo et guitares mutilées et des centaines de CD et de magazines de mode (…) et des garde-robes entières de Calvin Klein et Armani et Ralph Lauren sont suspendues à des arbres en feu et il y a un ours en peluche trempé de sang et une bible et des jeux Nintendo ainsi que des rouleaux de papier hygiénique et des sacs à dos et des bagues de fiançailles et des stylos et des ceintures enlevées aux tailles qu’elles serraient et des porte-monnaie Prada encore fermés et des boîtes de caleçons Calvin Klein et tant de vêtements Gap contaminés par le sang et d’autres fluides et tout pue le kérosène. » C’est exactement tout ce qu’on a trouvé dans les décombres de Ground Zéro, trois ans plus tard.
Né en 1964, Bret Easton Ellis est la réincarnation de Hemingway mais il ne le sait pas. Alors il se prend pour le marquis de Sade en béhaviorama : un sale gosse pourri gâté qui casse ses jouets. En fait, c’est un écrivain faussement amoral, et un vrai satiriste : depuis Moins que zéro (1985) et ses étudiants blasés, drogués et snobs de Los Angeles, jusqu’à cette nouvelle fresque en Glamorama de la mode et de la célébrité, en passant par le sérial killer en costume Armani d’American psycho (1991), Ellis décrit les turpitudes les plus extrêmes de notre société avec une froide délectation. C’est pourquoi il fait scandale, alors qu’au fond de lui se cache seulement un curé qui appelle au secours.