Ce roman exquis, ou plutôt cette longue nouvelle, commence par un coup de téléphone. Un barman appelle le narrateur, qui vient tout de suite lui rendre visite sur Lexington Avenue. L’aubergiste a reçu une sculpture africaine qui ressemble à une amie commune, dont ils n’ont pas de nouvelles depuis des années.
« Vous qui savez des tas de choses, où est-elle ?
— Morte. Ou dans un asile de fous. Ou mariée. (…) De toute façon elle est partie.
— Oui, fit-il en ouvrant la porte. Partie tout simplement. »
En quelques mots de dialogue insipide, une légende est née. Quelques années plus tôt, Miss Holiday Golightly, dite Holly, était la voisine du héros dans un immeuble de la 70e Rue. À quoi reconnaît-on un écrivain en Amérique ? C’est le seul citadin qui s’intéresse à sa voisine du dessous ! Holly était blonde et des dizaines d’hommes défilaient chez elle. Pour l’adaptation au cinéma, Truman Capote voulait Marilyn Monroe ; maintenant, pour toujours, Holly arbore le visage d’Audrey Hepburn. Pourtant le personnage du roman est une pute « vulgaire et exhibitionniste », une « voyageuse de commerce » entourée d’alcooliques, complice d’un trafic de stupéfiants, et pas du tout une petite biche effarouchée ! Elle a 18 ans quand il la rencontre pour la première fois et elle lui dit : « Bien sûr que je suis lesbienne ! On l’est toutes un petit peu. Et puis après ? Ça n’a jamais découragé un homme. » Blake Edwards a coupé cette réplique dans le film. Autre repartie qui a sauté au montage : « Je n’ai eu que onze amants. Je ne parle pas bien entendu de ce qui est arrivé avant mes treize ans. Parce qu’après tout, ça, ça ne compte pas. » Vous imaginez Audrey Hepburn dire ces mots ? Le narrateur la croise au « 21 » ou chez P.J. Clarke’s, ce restaurant de hamburgers où j’ai déjeuné avec Luigi d’Urso pour la dernière fois. Elle est toujours entourée d’un harem de vieux friqués qui la tripotent, et lui donnent des dollars pour l’emmener aux toilettes (Capote ne précise pas ce qu’elle leur fait là-dedans mais cette scène n’est pas dans le film non plus !).
Comme Blake Edwards vient de mourir, on peut le dire avec le maximum de lâcheté : le film Diamants sur canapé était absolument charmant mais c’est tout de même un acte de haute trahison. Il a transformé une satire qui pourrait s’intituler « Déchéance d’une escort girl » en comédie romantique morale. Le roman ne finit pas par un baiser sous la pluie, même s’il y a aussi une histoire de chat perdu. Capote voulait décrire une provinciale écervelée, une arriviste vénale, une pauvre cynique détruite par son cynisme. La sottise hilarante de Holly masque une douleur profonde : son frère Fred meurt à la guerre pendant le livre, l’action se déroule en 1943, en fait elle se nomme Lulamae Baraes et elle est mariée depuis l’âge de 14 ans à un vétérinaire du Texas. Capote décrit une société dissolue, de jeunes étourdis qui dansent pour oublier que leur pays bombarde l’Europe et le Japon. En une série de soirées superficielles, Capote tourne en dérision tous les mensonges de la Grande Ville. Le roman influencera autant Jay Mclnerney que Gossip girl. Par moments, Breakfast at Tiffany’s semble un pastiche d’une nouvelle de Fitzgerald : quand elle se plaint des types saouls qui lui mordent l’épaule, Holly Golightly (nom de famille signifiant « va avec légèreté ») évoque la « flapper » du Pirate de haute mer, un de mes personnages préférés du grand Scott, une ravissante pétasse dénommée Ardita Farnam qui criait sur son yacht : « J’en ai assez de tous ces jeunes idiots qui passent leurs heures de loisirs à me courir après d’un bout à l’autre du pays ! »
Peu importe après tout que les spectateurs du film se soient trompés sur son compte. Je suis sûr que Holly Golightly a existé, qu’elle existe encore. Nous avons tous rencontré des jolies filles dont la tête ne tourne que si l’on déverse des cadeaux à leurs pieds. Truman Capote l’a peut-être imaginée, ou bien peut-être était-ce lui, cette menteuse qui fuyait ses origines fermières dans les mondanités, qui sait ? J’adore ce que Holly dit sur Tiffany’s : dès qu’elle a le cafard, elle prend un taxi et se rend dans le magasin. Tiffany’s est son Lexomil. « On a l’impression que rien de très mauvais ne pourrait vous atteindre là, avec tous ces vendeurs aimables et si bien habillés. Et cette merveilleuse odeur d’argenterie et de sacs en crocodile. » Chaque fois que je descends la 5e Avenue à New York, ou même la rue de la Paix à Paris, et que je passe devant la vitrine scintillante de cet antidépresseur de luxe, je songe à cette créature imaginaire qui « brillait comme une enfant de verre ». Holly est inoubliable, et le plus insupportable chez elle, c’est qu’on n’arrive jamais à la détester. Créer un aussi beau personnage de femme devrait être le rêve de tout romancier.
Comme Holly Golightly, ce n’est pas son vrai nom : Truman Capote s’appelait Truman Streck-fus Persons. « Mon nom est Persons ! » « Capote » est le nom de son beau-père cubain. Né en 1924 à La Nouvelle-Orléans (qui est la plus belle ville des États-Unis), il est mort soixante ans après à Los Angeles. La Harpe d’herbes (1951) raconte son enfance en Alabama chez ses cousines. Mais c’est grâce à une romance entre un apprenti-écrivain homo et sa voisine du dessous lesbienne et nymphomane épatée par le strass qu’il deviendra célèbre en 1958 : Petit déjeuner chez Tiffany (le film de Blake Edwards est sorti trois ans plus tard). Pour se faire pardonner ce succès d’apparence futile, il écrit ensuite De sang-froid sur un quadruple meurtre dans le Kansas (1966). C’est prétendument le premier roman de non-fiction (même si Stendhal et Flaubert s’étaient inspirés de faits divers bien avant lui). Il donne un bal masqué noir et blanc au Plaza de New York le 28 novembre 1966 auquel j’aurais bien aimé être invité, même si je n’avais qu’un an et deux mois. Puis il sombre dans l’alcool et la cocaïne et meurt d’une overdose de médicaments, ce qui donne moins envie de l’imiter.