Le fan-club de Jean Rhys romancière anglaise s’est démocratisé avec la reparution dans les années 2000 de deux de ses plus beaux romans : Quartet (1929) et Bonjour minuit (1939). Si j’ai choisi de m’attarder sur ce dernier, c’est que sa lecture prend un sens nouveau au début d’un siècle qui sera dominé par les femmes. Good morning, midnight peut, en effet, être considéré comme le manifeste des oiseaux mazoutés.
« Oiseaux mazoutés » ? C’est ainsi que Pierre-Louis Rozynès (l’ex-patron de Livres Hebdo) surnommait les femmes de 40 ans, du moins celles qui n’ont pas eu de chance, et elles sont majoritaires. Leur premier mari les a plaquées, le deuxième les trompe, et les soupirants ne se bousculent plus au portillon. Traumatisées, parfois déjà flétries, certaines quadragénaires sentent qu’elles ont mangé leur pain blanc — les Abribus Aubade leur flanquent la saudade. Alors elles se mettent à boire, comme Sasha Jansen, l’héroïne de Bonjour minuit. Sasha traîne à Paris dans des hôtels miteux, chiale toute seule dans des restaurants, cherche un homme pour se venger sur lui du mal que lui ont fait les autres, rencontre un gigolo qui la croit riche parce qu’elle porte un vieux manteau de fourrure… Ils souffriront autant l’un que l’autre de ce malentendu. À partir d’un certain âge, plus personne ne tombe amoureux, à force de se méfier, de se protéger, de fuir la douleur. Alors, on se résigne à vieillir pour ne plus souffrir.
Certes, racontée comme ça, l’histoire donne sans doute envie de se pendre. Or, l’extraordinaire talent de Jean Rhys consiste à semer tant de fraîcheur, de finesse et de sobriété dans ses observations faussement futiles que le lecteur en sort ébloui et guilleret. Légèrement fatigué, parce que la vérité est fatigante comme une tournée des cafés de Montparnasse en octobre 1937, mais comblé. J. D. Salinger dit qu’un bon écrivain est celui à qui le lecteur a envie de téléphoner. Jean Rhys est donc un bon écrivain, car on aimerait laisser des messages énamourés sur son répondeur. Le problème est sa mort en 1979 ; il n’y a plus d’abonné au numéro que l’on pourrait demander. Sa boîte vocale sent le sapin.
Dans sa préface, Geneviève Brisac a raison de souligner que « Jean Rhys était beaucoup trop en avance sur son temps : c’était une femme des années 20 mais faite pour le XXIe siècle ». Ses livres ne rencontrèrent que peu d’échos de son vivant (comme ceux de Dorothy Parker ou Dawn Powell) car leur inquiétude joyeuse séduisait davantage les critiques littéraires (déjà tous dépressifs à l’époque) que le public (tout aussi con qu’aujourd’hui). Quelqu’un que les mots « pourriture sèche » font « rire comme une folle » risque de désorienter le plus grand nombre. Cette vagabonde qui a peur de rentrer se coucher dans sa petite chambre sent monter le désir invisible de la guerre. Sasha Jansen croit qu’elle craint la solitude ou la pauvreté alors que sa terreur est plus profonde : celle du cataclysme imminent.
Le prénom de Jean Rhys (1890–1979) se prononce « gin » car il s’agit d’une femme comme Jean Seberg (et contrairement à Jean d’Ormesson, Jean Anouilh, Jean Dutourd, Jean Genet et Jean Giono). Mais ce n’est pas fortuit : elle en buvait aussi pas mal. « Si j’étais un homme, disait-elle, je serais plus crédible. » Il est certain qu’en France, avec ce prénom, c’eût été plus clair pour tout le monde (de même qu’Evelyn Waugh aurait pu avoir la courtoisie d’être une femme). En plus ce n’était même pas son vrai nom : elle s’appelait Ella Gwendolyn Rees Williams. Dans les années 20, Jean Rhys fréquenta la bohème viennoise et parisienne, qui inspira la plupart de ses livres : Quartet, Voyage dans les ténèbres, Les tigres sont plus beaux à voir, Quai des Grands-Augustins et Souriez, s’il vous plaît (son autobiographie). C’était l’époque où Joyce croisait Modigliani à la Coupole : Montparnasse était fréquentable en ce temps-là. Comme dit Angelo Rinaldi : « Née au siècle dernier, malmenée par le nôtre, le prochain lui est acquis. » La balle est dans votre camp.