Numéro 71 : « Journal parisien » de Ned Rorem (1951–1955)

Sur la couverture trône une photo de Ned Rorem par Henri Cartier-Bresson : on dirait Le Clézio. Mais dès qu’on entrouvre son Journal parisien, on ne trouve ni désert, ni Nouveau-Mexique, ni petites filles pauvres émigrées, ni chercheurs d’or indiens. La ressemblance physique n’entraîne pas de similitude littéraire, sinon je serais aussi drôle que Pierre Palmade. Ned Rorem tient son journal d’Américain à Paris mais il le fait sans exotisme ni condescendance, contrairement à Hemingway. C’est un Miller gay, ou plutôt un Truman Capote qui serait resté à Paris plus longtemps, ou une Shirley Gold-farb du sexe masculin. Ce livre d’une magnifique tapette absorbe et restitue les années 50 comme personne. Ivrogne invétéré, lèche-cul professionnel, obsédé séducteur, mégalomane soumis, faux timide et vrai arriviste, narcissique érudit : Rorem a toutes les qualités du parfait diariste. Marie-Laure de Noailles en était folle. Julien Green lui offrit une bible chez Galignani. Il rencontra Picasso, Dali, Jean Cocteau et Jean Marais, Paul Éluard, Boris Kochno, Christian Dior, Alice B. Toklas, Man Ray, Balthus et Cecil Beaton. Cela se passait il y a cinquante ans. Ce qui a changé ? Aujourd’hui, il rencontrerait au mieux Pierre Bergé, Karl Lagerfeld et François-Marie Banier, au pire Laurent Ruquier, Amanda Lear et Orlando. C’est juste que l’époque est différente.


Lire ces carnets intimes présente de nombreux avantages : on peut les reposer pour lire autre chose et les reprendre quand l’autre chose vous ennuie. On peut sauter les passages de name-dropping mélomane sans perdre le fil des ragots distrayants. On a réellement le sentiment d’être en 1951, bien plus que si on lisait un roman se déroulant en 1951. Si un héros de roman rencontrait Picasso, Green, Cocteau, etc., il ne serait pas crédible ! Chez Ned Rorem non plus, ce n’est pas vraisemblable, seulement c’est vrai. On recopiera avec bonheur une belle moisson d’aphorismes : « On ne peut continuer à bien créer sans être complimenté » ; « Puisqu’il nous faut vivre en cage, je préfère la construire moi-même » ; « L’Amour est Résignation, c’est-à-dire un incident qu’on ne sait différer » ; « Reconnaître que l’on est idiot n’empêche pas d’être idiot » ; « En France, les disputes renforcent une histoire d’amour, en Amérique elles l’achèvent » ; « Nos dons ne sont pas des dons puisqu’on les paie très cher » ; « Tous les artistes ne sont-ils pas le croisement d’un enfant et d’une vicomtesse ? » Cela dit, la meilleure phrase du livre n’est pas de Ned Rorem mais du poète John Ashbery : « Quand on a été heureux à Paris, on ne peut plus l’être ailleurs — même pas à Paris. » Les plus belles phrases sont celles qu’on ne comprend pas tout à fait mais qu’on ressent profondément : elles s’adressent à notre âme davantage qu’à notre cerveau.

Ned Rorem, une vie

Né le 23 octobre 1923, Ned Rorem est un compositeur américain. Il a vécu en France de 1949 à 1955. Il me fait penser à Zouzou la twisteuse : quelqu’un dont on ne soupçonnait pas l’existence et dont on s’aperçoit tout d’un coup qu’il a connu tous les gens talentueux de son époque. The Paris Diary est paru aux États-Unis en 1966 mais n’a jamais été traduit chez nous avant 2003. À ce jour, Rorem a publié seize livres : principalement des journaux intimes (dont le plus chic semble être The Nantucket Diary, 1987) ; imaginez la conversation la plus snob du millénaire : « Qu’est-ce que tu lis en ce moment ? — Oh ! rien de spécial, juste le Journal de Nantucket, de Ned Rorem — D’accord, je vais me suicider TOUT DE SUITE parce que je ne pourrais JAMAIS dire un truc plus puant de ma vie », mais aussi des recueils d’articles et une correspondance avec Paul Bowles. Ned Rorem vit toujours, contrairement à la plupart des gens dont il parle. Cela doit lui faire un drôle d’effet de voir son Journal parisien traduit à Paris après toutes ces années, alors que tous ses amis sont morts. Mais peut-être ne le sont-ils pas ?

Загрузка...