La construction des Jeunes Filles est ultramoderne. C’est un roman composite, une juxtaposition de fragments épars. Il commence par des lettres de lectrices éplorées à Pierre Costals, écrivain « à la réputation conquérante ». Viennent ensuite des listes de petites annonces matrimoniales pathétiques : des jeunes filles cherchent un mari (une le souhaite « ayant un genre américain »), des hommes veulent se caser avec des femmes jeunes et/ ou fortunées. On devine le projet de Montherlant : tourner en ridicule l’amour hétérosexuel bourgeois et le mariage religieux à l’ancienne avec un cynisme implacable : « de la bouillie pour les chats ». Ce livre est paru en 1936. Il s’agit sans doute d’un des textes les plus misogynes jamais écrits. « Une des horreurs de la guerre, sur laquelle on n’attire pas assez l’attention, c’est que les femmes y soient épargnées. » « C’est une espèce de réflexe que j’ai avec les femmes, quand une auto nous frôle, de les pousser dessous. » Resituons les choses : la France est un pays massacré. Il n’y a plus d’hommes. Montherlant s’aperçoit qu’il est un athée homosexuel dans une société matriarcale catholique. Les Jeunes Filles est un défouloir. Le racisme anti-femmes de Costals est aussi une façon de dénoncer leur condition d’idiotes dépendantes des hommes. Rappelons une règle de base de la littérature : on peut lire un livre sans être d’accord avec ce qui est écrit dedans. Lire Mein Kampf ou Bagatelles pour un massacre (ouvrages contemporains des Jeunes Filles de Montherlant) ne signifie pas qu’on approuve leurs thèses. Costals dans un roman du XXIe siècle serait sûrement serial-killer.
Costals fiche un râteau à une groupie bigote (Thérèse), puis manipule une pauvre provinciale amoureuse qui le harcèle (Andrée). On a pitié d’Andrée qui souffre et redemande de la souffrance. Plus il est salaud avec elle, plus elle l’aime. Progressivement, Les Jeunes Filles se mue en pamphlet contre le sentiment amoureux. Pierre Costals est le Valmont du XXe siècle. C’est un séducteur méprisant, un goujat prétentieux tellement désagréable qu’il en devient immédiatement attachant, comme Lord Henry Wotton dans Le Portrait de Dorian Gray. Il se joue de la crédulité féminine, ment et ricane de ses soupirantes naïves, préfère une pute (Guiguite, 18 ans) et un fils bâtard à ses lectrices innocentes et folles de lui, qu’il couvre de sarcasmes avec sadisme. Est-il un monstre ? Non : un homme. « La femme est faite pour un homme, l’homme est fait pour la vie, et notamment pour toutes les femmes. »
Montherlant développe une intéressante théorie sur l’amour au masculin. Selon lui, aucun homme ne veut être aimé ; une femme qui aime un homme le dégoûte obligatoirement. « Être aimé est un état qui ne convient qu’aux femmes, aux bêtes et aux enfants. » « L’idéal de l’amour est d’aimer sans qu’on vous le rende. » « Un homme qui est aimé est prisonnier. » Costals n’est pas un don Juan mais un trouillard qui fuit l’amour. Les Jeunes Filles n’est pas seulement un traité de pédéraste sur les jeunes filles en fleurs (parachevant le travail de Proust) et un roman épistolaire sur des bécasses en pâmoison devant un gay refoulé. C’est aussi un manifeste inconscient, un pamphlet contre la réciprocité en amour. « Être aimé plus qu’on aime est une des croix de la vie. Parce que cela nous contraint soit à feindre un sentiment de retour qu’on n’éprouve pas, soit à faire souffrir par sa froideur et ses rebuts. » Cette aventure de deux planètes incapables de communiquer (les hommes viennent de Mars, les jeunes filles de Vénus !), si l’on y réfléchit, est sans doute à l’origine de la libération de la femme. En ridiculisant la condition féminine de l’entre-deux-guerres, Montherlant a contribué à l’éclosion de Simone de Beauvoir. C’est peut-être grâce à ce sale macho que les jeunes filles gouverneront bientôt le monde.
Henry de Montherlant (1895–1972) est un frimeur passionné de corrida et d’Antiquité romaine. Il aime l’athlétisme, les exploits physiques, les muscles et le soleil. Et les adolescents. Marqué par l’expérience de la guerre en 1918 (il fut blessé comme Céline et Hemingway), il fera fausse route dans Le Solstice de juin (1941) en souhaitant une France nouvelle sous l’étendard de la croix gammée. Publié entre 1936 et 1939, le cycle des Jeunes Filles (Les Jeunes Filles, Pitié pour les femmes, Le Démon du bien et Les Lépreuses) rencontra un succès immense. Le théâtre de Montherlant semble grandiloquent et désuet aujourd’hui mais eut son importance après guerre : La ville dont le prince est un enfant, La Reine morte ou Le Maître de Santiago sont des classiques. Élu en 1960 à l’Académie française, il se suicide douze ans plus tard, à l’âge de 76 ans, le jour de mon anniversaire (21 septembre), en avalant une capsule de cyanure, suivie d’une balle dans la bouche, puisque deux précautions valent mieux qu’une.