Je buvais une vodka Finlandia en haut d’un gratte-ciel à Helsinki, contemplant la mer blanche et les bateaux gris, quand soudain mon téléphone portable a vibré dans la poche de mon jean, ce qui n’était pas désagréable. « Salut, ici Benoît Duteurtre. Tu devrais lire le livre de Jean-Pierre George. » Ainsi va ma vie : souvent des amis m’appellent pour me conseiller de lire Machin ou Bidule. Petit à petit, je me suis constitué un réseau d’informateurs de première catégorie. Duteurtre, je l’écoute davantage que les autres, car c’est lui qui m’a présenté Michel Houellebecq et Milan Kundera. « Mais Benoît, je suis à Helsinki, en haut d’un gratte-ciel, en train de contempler la mer grise et les bateaux blancs ! — Ah bon ? Mais qu’est-ce que tu fous là-bas ? — Je bois pour le savoir. — Eh bien, lis Jean-Pierre George, tu verras : c’est un alcool littéraire. » On ne sait jamais s’il faut faire confiance à ce genre de recommandations. Duteurtre était peut-être obligé de me conseiller ce livre, l’auteur lui tordait éventuellement le bras quand il m’a appelé, avec un flingue braqué sur sa tempe. Mais je savais qu’il n’était pas attaché de presse aux éditions de la Table Ronde. Son conseil était purement amical, et il m’avait déjà fait connaître Ned Rorem, et Philippe Muray. De retour à Paris, j’ai donc voulu en avoir le cœur net. Après quelques heures de spéléologie dans mes piles d’enveloppes non ouvertes, j’ai déniché Le Diable et la Licorne. Un très mauvais titre. Cet auteur n’avait pas mis toutes les chances de son côté. La bande rouge attira néanmoins mon attention : « Métaphysique du strip-tease ». Pour moi qui passais mes nuits entre le Hustler Club, le Stringfellows et le Pink Paradise, à comparer la qualité des épilations maillot, une telle œuvre tombait à pic.
J’ai ouvert le livre sur ce paragraphe attrayant : « Rien, ou presque, à mes yeux, ne le cédait à l’attrait imprévu d’une fine bretelle tombant impromptue sur l’épaule nue d’une fille ou à la provocation d’une dentelle dépassant d’une étoffe sévère. Futile et frivole, je trouvais dans les plaisirs et les transgressions, dans le sexe, motif à oublier conformisme et ennui de toutes choses. » Et voici que, debout dans le couloir de mon appartement de la rue Guynemer, celui où j’ai failli être heureux avec ma deuxième femme, j’ai dévoré un texte lumineusement obscène, doux et dur comme Le Petit Ami de Léautaud, chic et culte comme Rose poussière de Schuhl, élégant et érudit comme n’importe quel livre de Guy Dupré ou Mathurin Maugarlonne (si vous ne connaissez pas ces derniers, j’en suis navré ; comme disait le prince Poniatowski : « Si ce livre vous paraît snob, c’est qu’il n’est pas pour vous » !). Je cessai de répondre au téléphone. J’ai bu ce livre cul sec. La littérature est la rencontre improbable d’un diable et d’une licorne sur une table d’opération. Le livre raconte l’admiration d’un écrivain situationniste pour une danseuse du Crazy Horse Saloon. Il raconte cette passion avec délicatesse, en citant Jacques Rigaut : « Chaque Rolls Royce que je croise prolonge ma vie d’un quart d’heure. » Au fil de pages tirées à quatre épingles, on croisera également les Rolling Stones et Guy Debord, Pierre Bourgeade et le Katmandou (la boîte de lesbiennes de la rue du Vieux-Colombier), et la « Salomé » de Gustave Moreau. Merci à Benoît Duteurtre d’avoir si bon goût. Merci à Jean-Pierre George d’écrire plus légèrement que Guy Debord.
Jean-Pierre George est l’auteur de deux livres à trente ans d’écart : L’Illusion tragique illustrée chez Julliard en 1965 (« gadget », dit-il, en réalité un manifeste des premières années situationnistes), puis Naissance d’une princesse à la Table Ronde en 1995. Pourquoi ce silence entre les deux ? Parce que Jean-Pierre George est l’Yves Adrien des sixties. Dans Le Diable et la Licorne en 2004, il esquisse une explication : « J’achetais des cigarettes de contrebande aux abords des night-clubs. J’avais de grosses liasses de cash dans les poches. Le soir, je marchais au whisky-coca. Les filles me maquillaient dans les loges. » Toutes ces années ne furent pas perdues, puisqu’il accompagnait Rita Renoir, la déesse de ses nuits sans lune. « Je ne ferai pas de carrière littéraire. Je tournerai le dos à la société des hommes. » Jean-Pierre George a choisi la femme plutôt que le travail. C’est ainsi qu’il a vaincu les écrivains besogneux, les arrivistes compromis, les notables de la subversion. Chapeau ! (Comme dirait Max Ernst : « C’est le chapeau qui fait l’homme. Le style, c’est le tailleur. »)