On croit qu’on se fout de la vie des autres, et je vais vous faire une confidence : c’est vrai. À priori, la vie de James Salter, vieil Américain de 86 ans, ex-pilote d’avion dans l’armée américaine, n’a rien pour nous passionner et, par ailleurs, on commence à en avoir marre des écrivains qui tiennent à tout prix à nous raconter leur biographie : où ils sont nés et à quelle heure, ce que faisaient leurs parents et comment ils se prénommaient, et toutes ces conneries à la David Copperfield. Quand Balzac a dit qu’il voulait « concurrencer l’état civil », il ne voulait pas dire « rédiger sa fiche d’état civil ». Et puis tout le monde n’est pas Chateaubriand. Dieu merci, James Salter n’est pas Monsieur-tout-le-monde. Sa vie, il s’en fout autant que nous : il a les Mémoires qui flanchent. Tout ce qu’il veut, c’est se souvenir de quelques émotions fugaces, de conversations perdues, de filles échappées. Il visite son passé comme un musée trop grand, sans s’appesantir sur chaque tableau. Ici, tiens, une promenade avec mon père ruiné chantant Otche Chornia (Les Yeux noirs). Là, une guerre en Corée. Et regardez, là-bas, c’est Jack Kerouac sur un terrain de foot. Vous ai-je parlé de cette femme dont j’étais amoureux et qui n’en a jamais rien su ? Laquelle ? Il y en a tellement.
Une vie à brûler n’est pas une autobiographie, c’est une soirée diapos chez un ami américain : des images défilent sur un drap jauni, instantanés éphémères, esquisses, bribes. Une vie passe si vite. Et se lit aussi rapidement. Comme Sagan dans Avec mon meilleur souvenir, Salter surfe sur son existence, énumère les rencontres qui ont compté ; il écrit le livre que Fitzgerald n’a pas eu le temps d’écrire, étant mort trop tôt. Quand j’étais adolescent — je le suis toujours, mais passons —, je voulais mourir à 30 ans. Aujourd’hui, j’en ai 45, et j’aimerais vivre vieux comme Salter, pour pouvoir me repencher sur ma vie et la feuilleter avec mélancolie et tendresse, comme un album de famille, en faisant semblant de m’en moquer. Une vie à brûler est donc le livre qui vous ôte l’envie de mourir jeune : « … il n’y a pas la place pour tout. Il n’y a que les générations qui s’avancent comme la marée, les années remplies de bruit et d’écume, qui sont ensuite balayées et englouties par le reste. C’est ce dont on hérite, à vivre dans les villes ». (Bénissons au passage la divine traduction de Philippe Garnier.)
Oui, on aimerait, comme James Salter ou Charles Simmons, devenir un beau vieux, au lieu d’un vieux beau. Simplement s’asseoir en costume froissé, et fermer les yeux pour se récapituler, glanant çà et là les moments de joie qui ont justifié notre présence sur terre. Oh, ce n’était pas grand-chose, « une maîtresse italienne tout ce qu’il y a de bien, qui prenait l’avion n’importe où pour me rejoindre », trois fois rien, les yeux émeraude de Lara Micheli, un soir d’automne, au Café du Soleil, à Genève… Quelqu’un a dit que la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié : c’est faux. Mais c’est la meilleure définition possible du bonheur. Le bonheur, ce sont toutes ces petites choses auxquelles on pense quand on ne pense pas.
Pour raconter sa vie, James Salter a écrit un livre de 439 pages et vous voudriez qu’on vous résume son existence en dix lignes ? Non mais vous me prenez pour Wikipédia ou quoi ? ! Certes, on pourrait vous dire que James Salter est né en 1925 à New York, qu’il fut pilote de chasse avant de plaquer l’armée pour écrire des scénarios et quelques beaux romans, dont Un sport et un passe-temps (son histoire d’amour avec une Française) et Un bonheur parfait (son Tendre est la nuit). Mais pour le reste, lisez son livre, vous ne le regretterez pas, et ainsi Salter ne mourra jamais.