Bataille est un auteur sulfureux qui plaît aux jeunes filles. Dans mon lycée, elles ne juraient que par lui. Ça faisait chic de lire ses textes courts et bizarres : Le Mort, Ma mère, Le Bleu du ciel… J’étais jaloux de ce vieux pervers. Faites le test : offrez ; n’importe quoi de Bataille et vous passerez pour un ténébreux érotomane.
Moi, c’est Gallimard qui m’a fait cadeau de la Pléiade de Bataille. Je l’ai lu à Bucarest. Et je n’ai pas honte de le dire : enfin un bouquin de la Pléiade qui fait durcir le zizi ! (Ou alors était-ce la vodka roumaine ? La chanson de Claudine Longet dans mon iPod ? L’assistante de mon éditeur local, sosie de Natalie Portman ?) Georges Bataille, c’est du cul littéraire, du cul subversif, du cul intello, certes, mais du cul quand même ! Madame Edwarda (1941) : comment une pute qui se prend pour Dieu se roule par terre en pleine rue avant de se taper le chauffeur du taxi. Histoire de l’œil (1928) : Simone trempe ses fesses dans une assiette de lait avant d’uriner sur le ventre de son copain, et de partager sa copine avec lui. Incipit : « J’ai été élevé seul et, aussi loin que je me le rappelle, j’étais anxieux des choses sexuelles. » (Cet « aussi loin que je me le rappelle » me fait penser à la première phrase des Affranchis de Scorsese : « As far back as I can remember, I’ve always wanted to be a gangster ».) Surtout évitez de lire l’appareil critique (sûrement très instructif mais tellement peu bandant). Foncez dans le texte sans réfléchir, pénétrez Bataille sans préliminaires ! Vous découvrirez un auteur monstrueusement libre, un poète en prose, un malade caressant. Le Bleu du ciel (1935, paru en 1957) : à Londres, Barcelone et Trêves, une relation sadomasochiste avec trois adorables nécrophiles, « un personnage qui se dépense jusqu’à toucher la mort à force de beuveries, de nuits blanches et de coucheries ». Ma mère (posthume, 1966) : une alcoolique traumatise son fils en jouissant plus souvent que lui. « Ah, serre les dents, mon fils, tu ressembles à ta pine, à cette pine ruisselante de rage qui crispe mon désir comme un poignet. » Enfreindre tant de tabous d’un coup, belle prouesse ! Le Mort (posthume, 1967) : une nymphomane prénommée Marie organise une tournante dans une auberge après la mort de son amant.
J’adore l’ambiance de Bataille, j’imagine toute une époque de grands bourgeois obsédés qui citent Baudelaire et Sade en cachette, un « don de fièvre » en pleine période de censure coincée. Il faut imaginer Bataille dans ses réunions d’éditeurs ventripotents. Quand je songe à ces artistes d’apparence si fonctionnaire, qui firent exploser les limites du sexe et du corps tout en dînant poliment dans des salons, rue Sébastien-Bottin ou rue de l’Université… D’abord Proust avec ses bordels pour gays, et Dominique Aury imaginant l’Histoire d’O pour exciter Paulhan… « Paulhan c’est le diable », dira Mauriac en apprenant son élection à l’Académie française. Bataille aussi : c’est le diable déguisé en Georges Pompidou. Dissimulé derrière ses pseudos, il dynamitait tranquillement la langue française à coups de petits textes obscènes et mystiques : « J’imagine une jolie putain, élégante, nue et triste dans sa gaieté de petit porc. » Quel luxe d’humour salaud ! Où sont les provocateurs désormais ? On transpirait en lisant Bataille édité par Pauvert en douce… Et maintenant c’est dans la Pléiade qu’on attrape la rage, la folie, l’excès, le scandale. Cela ne signifie pas que les romans de cet élégant détraqué aient perdu de leur force. Cela veut seulement dire que Bataille a gagné la guerre. Depuis sa mort, en 1962, il y a beaucoup plus de femmes qui se promènent à poil dans les rues de Paris, élégantes, nues, tristes et gaies comme des petits porcs.
Né dans le Puy-de-Dôme en 1897, Georges Bataille est mort à Paris en 1962. Écrivain catholique devenu surréaliste et licencieux après avoir lu Nietzsche. Dans sa préface à la Pléiade, Denis Hollier le surnomme joliment « le Huysmans à rebours ». Bataille estime que pour détruire la société capitaliste il faut la transgresser. Obsédé par le sexe et la mort, il finit par les confondre. Son style mêle le blasphème au plaisir, le mal au désir, Éros à Thanatos. « La terreur au bord de la tombe est divine et je m’enfonce dans la terreur dont je suis l’enfant » (Ma mère). Il signe de pseudonymes divers : Lord Auch, Pierre Angélique, Louis Trente. Il rédige des essais philosophiques et des récits scatologiques. Il croit qu’il restera par ses essais (L’Expérience intérieure, 1943 ; La Part maudite, 1949 ; La Littérature et le Mal, 1957). Il se met le doigt dans l’Histoire de l’œil ! Comme tous les génies, il n’a aucune idée de ce qu’il a fait. C’est pourquoi il le fait.