Numéro 54 : « Œuvres poétiques complètes » de Jean Cocteau (1918–1962)

« Je suis sans doute le poète le plus inconnu et le plus célèbre » (Journal d’un inconnu). Être l’ami de Radiguet, Picasso, Proust et Apollinaire ne sert à rien. Jean Cocteau a désobéi aux deux règles principales : il s’est amusé et il s’est dispersé. Si vous vous lancez dans une carrière d’écrivain, permettez-nous de vous déconseiller de l’imiter. Premièrement, il ne faut jamais donner l’impression d’aimer la vie ; un tel comportement vous disqualifie d’emblée. Cocteau fréquentait les poètes, les bals, les théâtres, l’opéra, le cinéma, les dîners, les romans, l’opium. Il mélangeait tout. Or chez nous, un écrivain n’a pas le droit de faire la fête — la frivolité est pire qu’une faute de goût : un péché mortel. Pour être « crédible », il faut tirer la gueule, se déguiser en miséreux, faire semblant de souffrir. Les gens n’ont jamais pardonné à Cocteau sa persévérance dans la désinvolture (« Ce qu’on te reproche, cultive-le : c’est toi »).

Deuxièmement, il ne faut faire qu’une seule chose à la fois. Toute sa vie, on a puni Cocteau d’être un touche-à-tout, parce qu’il « cherchait une place fraîche sur l’oreiller ». Si vous avez tous les dons, si vous savez dessiner, écrire, filmer, danser, chanter, surtout cachez-le. N’exploitez jamais vos capacités multiples. L’erreur de Jean Cocteau fut de laisser croire qu’il était surdoué et heureux de l’être. Il avait tout faux : en France, les grands artistes ne doivent pas seulement être ennuyeux, mais limités.


Le recueil des Œuvres poétiques complètes ouvre par Le Cap de Bonne-Espérance, poème où « la marge n’encadre pas le texte. Elle se trouve à l’intérieur, distribuée parmi ». C’est une ode à la traversée de la Méditerranée par l’aviateur Roland Garros : « C’est le poème de la pesanteur. La tête s’exalte, explore, exploite le vide. » Publié en 1918, c’est aussi un hommage aux soldats massacrés durant la guerre qui s’achève. D’une absolue liberté, les vers disjoints, éclatés, comme jetés sur la page, semblent voler vers l’œil. Le livre se ferme quand il s’ouvre :

« Alors

ils suivirent le chemin

qui mène aux villes »

Le dernier poème de Cocteau fut publié un an avant sa mort, en 1962. Le poète devait se douter de quelque chose puisqu’il l’intitula Le Requiem. Je ne connais pas beaucoup de phrases plus bouleversantes que celle qui ouvre sa préface : « Ce texte, qui semble être mal traduit d’une langue étrangère, celle que dicte aux poètes le seigneur qu’ils servent et qui se cache en eux, fut écrit pendant les suites d’une hémorragie profonde. » Cocteau rêve sa maladie, il invente un genre nouveau : l’autopsie poétique, le diagnostic en quatre mille vers.

« Un pied sur le sol un pied dans le vide

Boite le poète vainqueur ».

Un jour nous serons dans sa situation

Et j’espère que nous aussi vaincrons.

Et lorsque nous mourrons

Nos enfants souriront.

Quand, en 1912, Diaghilev lança à Cocteau : « Étonne-moi », se doutait-il qu’il lui donnait le pire conseil imaginable ? Les lecteurs ne veulent pas qu’on les étonne, ils veulent qu’on les rassure. Personne n’aime être surpris avec des vers comme : « Les dieux existent : c’est le diable. J’aimais la vie ; elle me déteste ; j’en meurs. » C’est trop facile à comprendre : les surréalistes préféraient les mensonges qui disent la vérité. Cocteau se foutait du monde : ni cubiste, ni dadaïste, mais un peu de chaque. « Il faut à tout prix que la pensée batte comme bat le cœur avec sa systole, sa diastole, ses syncopes qui le distinguent d’une machine. » L’esprit de contradiction (ou de synthèse, c’est pareil) fut son mode de vie. C’était un caméléon mort de fatigue sur un plaid écossais. Il fallait punir ses « tours de cartes exécutés par l’âme ».

Le XXIe siècle sera poétique ou ne sera pas.

Jean Cocteau, une vie

Si on vous dit « Jean Cocteau 1889–1963 », vous allez rétorquer La Belle et la Bête (1946), Les Enfants terribles (écrit en dix-sept jours), Les Parents terribles (écrit en huit jours), l’épée d’académicien réalisée par Cartier en 1955, les dessins homosexuels pornographiques du Livre Blanc (1928), la célèbre cure de désintox d’opium à Saint-Cloud la même année, Jean Marais et tutti quanti ; mais Cocteau, ce n’est pas que cela. C’est aussi un poète faussement léger, mort il y a quarante-sept ans dans l’indifférence générale (on ne parla que du trépas de son amie Edith Piaf, ce jour-là). Jean Cocteau était en avance dans tous les domaines, y compris l’incompréhension, depuis le suicide de son père quand il avait 9 ans. On peut être à la fois mondain et maudit. Heureusement qu’il y a une vie après la mort pour les grands écrivains.

Загрузка...