Si 99 francs s’est bien vendu, c’est grâce à Gérard Lauzier : puisqu’il a lâchement abandonné la bande dessinée pour faire du cinéma, je n’avais qu’à prendre sa place laissée vacante de satiriste antibourgeois, d’immoraliste publicitaire, d’humoriste pessimiste et de caricaturiste cynique. C’est donc un simple renvoi d’ascenseur de ma part que de l’inscrire dans mon hit-parade du siècle.
En relisant Lauzier, ce qui me frappe le plus est sa liberté. Les Tranches de vie n’ont pas pris une ride ; en 2011, leur violence, leur cruauté, leur drôlerie restent inchangées, voire décuplées par le politiquement correct ambiant. Lauzier décrit avec méchanceté un monde méchant, et montre comment le désir de libération a tué la liberté. Il n’est pas réactionnaire, mais rigole en croquant les dérapages des révolutions sexuelles, féministes, marxistes, libertaires. La société a régressé depuis, tant sur le plan des libertés que sur celui du droit à l’irrespect. Il est assez effarant de voir à quel point il avait raison de se bidonner. Lauzier fait défiler devant nos yeux ébahis des boudins féministes, des imposteurs conceptuels, des parents pseudo tolérants, des échangistes jaloux, des bourgeois rebelles, des communistes refoulés, des managers hippies, des utopistes adultérins, des impuissants aliénés, des capitalistes sadomasos, des « cadres moyens qui se croient supérieurs », des « vieux jeunes hommes de gauche », des monstres babas cool. La précision de ses dialogues sonne incroyablement juste, tout comme le tranchant de ses dessins : il concevait déjà des story-boards avant de se mettre au cinéma.
Trente ans ont passé, et aujourd’hui plus personne n’ose se moquer de toutes ces « avancées » car elles n’existent presque plus, et surtout parce qu’on ne plaisante plus avec elles. Qui pourrait en ce moment se permettre de publier des satires aussi corrosives sur les féministes sans se retrouver avec les « Chiennes de Garde » sur le dos ? Qui aurait le cran de s’en prendre aux exhibitionnistes littéraires, aux psychothérapies de groupe, à l’euthanasie démocratique, à la psychanalyse orgasmique, au racisme antiraciste et aux plateaux de télé chiants où pérorent des intellectuels barbus à l’hygiène approximative ? Est-il possible en 2011 d’inventer un rescapé des camps nazis publiant son témoignage « De Treblinka à Saint-Tropez » sans susciter immédiatement l’indignation générale ? Est-il concevable d’imaginer le témoignage d’un prêtre masochiste sans avoir à affronter un procès des associations anti-pédophilie ? Martin Veyron a été taxé d’homophobie et licencié d’un journal pour beaucoup moins que ça ! Chaque planche de Lauzier est un acte de bravoure admirable contre la langue de bois actuelle. Il faut le lire pour se marrer bien sûr, mais aussi pour comprendre quel retard ma génération a pris sur celle qui l’a précédée. J’admire cette liberté que je n’ai pas connue et la regrette aussi, même si je comprends bien pourquoi Lauzier aime la critiquer (comme Houellebecq après lui).
Le style de Lauzier demeure inégalé : toujours amoral, abrasif, aussi sale que celui de Reiser et snob que celui de Bretécher. Il fut le premier à chambrer les riches qui dansent le jerk chez Castel et Régine, et l’un des inventeurs de la satire de l’entreprise. Il avait compris que tout artiste digne de ce nom doit s’intéresser au pouvoir et au sexe. C’est pourquoi il s’en prend d’abord aux hommes. Les grands perdants, dans les bandes dessinées de Lauzier, sont toujours les hommes : des loques stressées, ridicules, des play-boys prétentieux, lâches, mégalos, obsédés, pathétiques… Largués par des femmes sublimes qui prennent toujours le dessus sur eux, ils osent parfois un aphorisme littéraire : « Quand on refuse à un enfant quelque chose dont il a très envie et qu’il pleure, on dit qu’il fait un caprice ; quand c’est un adulte, on dit qu’il est désespéré. »
Au fond, voici ce que je préfère chez lui : il a toujours été, avant tout, un écrivain. Et puis, il y a souvent chez lui un personnage de maigrichon chevelu au menton en galoche qui se fait violer par trois nymphomanes aux gros nichons… Disons que je m’identifie.
Gérard Lauzier (1932–2008) s’est bien amusé dans sa jeunesse : après les Beaux-Arts, il fout le camp pendant dix ans au Brésil. Il revient en France l’année de ma naissance, sans doute pour marquer l’événement. C’est encore dix ans plus tard qu’il entame la série des Tranches de vie dans le magazine Pilote. Il est aussi l’auteur du scénario d’un de mes films préférés : Je vais craquer de François Leterrier (1980), où Christian Clavier, maigre et frustré, ressemble à Marc-Édouard Nabe. Et il a réalisé quelques films, dont Mon père, ce héros (1991) où Gérard Depardieu, en vacances à l’île Maurice, ne comprend plus rien à sa fille de 15 ans. Je sens que je n’ai pas fini de me sentir concerné.