J’en veux beaucoup à Laurent Chollet d’avoir réédité le Jeune homme chic chez Denoël en 2002. Jusqu’à cette date, je pouvais me vanter d’être l’un des rares bourgeois du 6e arrondissement à posséder le livre culte du plus grand punk-critic de l’univers. Je pouvais épater mes amis en laissant traîner négligemment chez moi la célèbre couverture orange, où l’auteur aux cheveux gras porte des Ray-Ban de travers, sur un smoking avec œillet d’un côté et épingle à nourrice de l’autre. Un livre ne devient culte que pour des raisons étrangères au texte : il faut un tirage confidentiel, un auteur méconnu (si possible décédé), un éditeur introuvable et un sujet élitiste. L’unique livre d’Alain Pacadis réunit à la perfection tous ces critères. Ce recueil de fragments décadents du chroniqueur mondain de Libération n’a connu qu’un petit succès d’estime à sa publication, en 1978, malgré une prestation mémorable de son auteur défoncé à « Apostrophes ». Pacadis, fêtard homosexuel drogué et alcoolique, est mort étranglé par son petit ami quelques années après la sortie du livre. Le Sagittaire, prestigieuse maison reprise par une bande de révoltés littéraires des seventies (Raphaël Sorin et Gérard Guégan), a fermé ses portes l’année suivante. Quant au sujet de Un jeune homme chic, on ne peut trouver plus dandy : ce carnet de route d’un noctambule destroy retrace les concerts punk de 1977, les fêtes Kenzo et Paco Rabanne, et rapporte les propos d’Iggy Pop et de Debbie Harry entre deux « name-droppings » new-yorkais d’Andy Warhol. Pacadis y mitonne une écriture paresseuse et agaçante, faite de collages superficiels et d’élégance camée : « Désormais nous allons pouvoir montrer au monde nos faces blafardes et nos cœurs couleur de ténèbres car OUR TIME IS UP. » Souvent imité par ses amis (Thierry Ardisson, Bayon, Patrick Eudeline), voire plagié par des arrivistes jaloux (Éric Dahan, Olivier Zahm et moi), le Jeune homme chic demeure un modèle inégalé de débauche nihiliste et vomitive, le bréviaire de tout nightclubber blasé. Il fut toutefois encadré de deux autres textes : Rose poussière de Schuhl, paru six ans plus tôt, et NovöVision d’Yves Adrien, postérieur de deux ans. En digne disciple de William Burroughs et Hunter S. Thompson, Pacadis pensait consigner une « histoire du punk vue de l’intérieur » ; il ne savait pas qu’un jour on verrait surtout dans son texte le lumineux symbole d’une époque engloutie.
Personne ne comprend rien à la nuit. Les gens qui vont au bureau tous les jours, qui ont le courage (ou l’obligation) de se lever tôt, ne peuvent pas comprendre ceux qui ne dorment jamais, ne foutent rien de la journée parce qu’ils se réveillent à 18 h 30 puant la clope, l’alcool et la désolation, et passent la soirée à se détruire pour fuir leur solitude. Mais Alain Pacadis ne parlait pas seulement de la nuit : il imposait de la poésie dans la presse.
C’est à cela que servent les chroniqueurs mondains ! On pense qu’ils font des listes de stars, des commentaires décalés de photos, des digressions vaines sur des bandes de snobinards avinés, alors qu’ils cherchent autre chose : décrire l’angoisse de l’élite, le fonctionnement de la nouvelle aristocratie, faire squatter du luxe frivole dans le journal, avec le style comme passager clandestin. Proust, Fitzgerald, Sagan, Agathe Godard et Bertrand de Saint Vincent : même combat ! Notre temps peut être condensé en une soirée faussement futile. Ce que faisait Pacadis, à sa manière punk défoncée, c’était tout simplement du roman, c’est-à-dire une forme de reportage qui crée son propre mystère. Ses lunettes noires lui permettaient d’y voir plus clair : « Paupières d’argent et teint de lune se promènent avec l’amour et la mort » (11 juin 1975). « La réalité n’existe pas, derrière une façade, une apparence, il n’y a que du vide, je n’existe pas… pas plus que vous qui me lisez » (juin 1979).
Désormais, pour frimer devant les jeunes crétins qui n’ont pas connu Paca l’hirsute, peut-être suffira-t-il que je leur raconte cette anecdote : un soir de 1985, j’ai trouvé Alain Pacadis adossé aux colonnes de la cité Bergère, en larmes. Il pleurait tout seul car il venait de se voir refuser l’entrée du Palace. Son perfecto couvert de badges fluo puait le vomi. Il avait probablement déjà chié dans son froc. Il reniflait avec son gros pif plein de morve un caillou de speed ramassé par terre. Lui qui aujourd’hui incarne ce que François Buot (dans un essai consacré en grande partie à lui) baptisa L’Esprit des seventies, s’était fait jeter comme un clodo par le service d’ordre du Palace. Fabrice Emaer était mort, des jeunes gens pas chic avaient récupéré l’endroit, et Paca n’était plus le bienvenu. Édenté, il titubait devant l’entrée, réclamant des verres gratuits alors qu’il risquait à tout moment de sombrer dans le coma. Je n’étais à l’époque pas assez connu pour le faire pénétrer dans cette discothèque dont il incarne aujourd’hui la splendeur. Tu parles ! Splendeur, mon cul ! eût dit la Zazie de Queneau. C’est à coups de pompes qu’on virait la loque humaine ! Il y a une telle distorsion entre les légendes et la réalité. Scott Fitzgerald à la fin de sa vie : les jeunes le croyaient mort. Kerouac, Blondin, Bukowski, Thompson : parodies d’eux-mêmes. La meilleure chose à faire avec ces génies cabossés, c’est de les lire. Parce que les côtoyer n’était pas un cadeau. Ils se laissaient écraser par leur personnage, se croyaient sans cesse obligés de parader pour rester à la hauteur de la légende. Leur existence devenait un fardeau ; c’est tout de même con d’être assassiné par un masque. Je me suis contenté de raccompagner Alain Pacadis en taxi. Il s’est endormi en bavant contre la vitre. J’ai dû ouvrir la fenêtre pour pouvoir respirer tellement il puait la crasse. Arrivé en bas de chez lui, il se réveilla très dignement, et se tint droit en descendant de la voiture, avec cette raideur à la Von Stroheim qui trahit les grands alcooliques ou les vrais désespérés. Dans ce livre, il écrit : « Le jour se lève : ça me donne envie de mourir. » Quelques semaines après, le plancher était débarrassé.
Né en 1949 à Paris et mort trente-sept ans après dans la même ville, Alain Pacadis incarne la punkitude littéraire par ses frasques, sa silhouette avachie, ses lunettes noires posées sur son gros pif, mais surtout par une liberté d’écriture rarement atteinte dans la presse quotidienne (la chronique « White flash » dans Libération à partir de novembre 1975, ensuite intitulée « Nightclubbing »). Tous les chroniqueurs qui se mettent en scène dans leurs articles ont une dette envers ce mélomane trash et érudit capable de citer Baudelaire et les Stooges dans la même phrase, qui était aussi un remarquable intervieweur, à la fois connivent et insolent, dans Façade ou Palace magazine. Aujourd’hui nous connaissons la source de son angoisse existentielle : le suicide de sa mère en 1970 le fit basculer dans la drogue dure et le dandysme mondain. Homosexuel et amateur d’héroïne, il serait sans doute mort du sida si sa compagne, un transsexuel, ne l’avait pas étranglé à sa demande. Vivre vite est malheureusement incompatible avec mourir vieux.