Numéro 74 : « Tourne, roue magique » de Dawn Powell (1936)

Bien qu’américaine, Dawn Powell est drôle, sensible, méchante, jolie, intelligente, craquante, pétillante, tendre et décédée. Dawn, pourquoi être morte d’un cancer du sein en 1965 ? C’est un sale coup que tu me fais. Tomber amoureux d’une morte, c’est se prendre un râteau éternel.

Tourne, roue magique est paru en 1936 : chef-d’œuvre d’humour mélancolique, c’est un tableau subtil et désespéré de la haute bourgeoisie new-yorkaise des années 30. Angelo Rinaldi a dit d’elle que c’est « une Scott Fitzgerald au féminin ». Or Angelo Rinaldi a toujours raison !


Tourne, roue magique raconte la double vie de Dennis Orphen, un jeune écrivain partagé entre deux femmes : Effie (l’ex d’un écrivain célèbre) et Corinne (une femme mariée donc nymphomane). En gros, il est amoureux d’Effie mais préfère coucher avec Corinne qui est moins coincée. Il écrit un bouquin sur Effie, laquelle le prend très mal (comme d’habitude : les livres plaisent aux femmes sauf quand elles sont dedans). Un roman peut perdre son temps avec des gens futiles qui boivent trop de Martini. On peut se passionner pour autre chose que des destins édifiants. On peut même être édifiant avec ce qui ne l’est pas ! Dawn Powell est une moraliste amorale, une anarchiste bcbg, la Jean Rhys américaine : la reine des oiseaux mazoutés.


Toutes ces péripéties se déroulent dans les bars à la mode et les réceptions mondaines de Manhattan à l’époque où cette île était fréquentable. Dawn Powell gaspille sa sagacité, son sens de l’observation et la finesse de son esprit à observer des personnages stupides, engoncés dans leur confort pourri, perdus dans des cocktails aussi élégants que vains. Dawn Powell y case tous les gens qu’elle croise, de Peggy Guggenheim à Dorothy Parker en passant par Ernest Hemingway et Scott Fitzgerald. Il y a du beau monde. Il y a surtout un ton revenu de tout, à hurler de rire, qui donne envie de se saouler la gueule en jetant des confettis (si jamais l’on avait arrêté pour devenir un rebelle anti-société de consommation). « Au revoir, chérie, au bout de ces quatre, cinq années, petite chérie tourmentée, exaspérante, idiote, infidèle, méchante petite chérie. Au revoir mon ange cruel, ma petite chérie adorable et douce et toute bouclée, j’arrive dans dix minutes. » Comment mieux résumer l’atroce paradoxe du sentiment amoureux ? Dennis passe son temps à larguer celle qu’il désire et dégoûter celle qu’il aime. Avec un apitoiement détaché, Dawn Powell regarde cet élégant garçon rater sa vie en beauté. L’amour… L’amour est maso. Nous reprochons à ceux que nous aimons de nous faire souffrir, puis nous leur reprochons de ne plus nous faire souffrir.


Comme tous les enfants gâtés, Dawn Powell doute. Autour d’elle, tout le monde est riche et malheureux. Ce Manhattan a paraît-il existé. Il y avait sûrement des pauvres quelque part, mais on ne les voyait pas. Ne parlons même pas de l’Afghanistan. Et d’abord, c’est où, exactement, l’Afghanistan ? Il s’habille chez quel couturier, l’Afghanistan ? À l’époque, les Afghans étaient hors sujet, sauf les lévriers.

Dawn Powell, une vie

En France, personne ne sait qui c’est. Pourtant, comme son prénom l’indique, Dawn Powell (1896–1965) est à l’aube d’une grande carrière chez nous. Elle est la Sagan américaine : une petite provinciale devenue femme d’esprit, fêtarde et coqueluche de la jet-set. Mariée à un publicitaire alcoolique (pardon pour ce pléonasme), mère d’un enfant autiste, cette orpheline joyeuse écrivit seize romans, dix pièces de théâtre et une centaine de nouvelles pour se changer les idées. Tourne, roue magique est le premier roman de son cycle new-yorkais. Par crainte de l’ennui, elle écrit des histoires sans imagination, des chroniques bourgeoises hilarantes, des portraits aussi acides que sa copine Dorothy Parker. Dawn Powell a réussi son œuvre en racontant comment rater sa vie.

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