Numéro 7 : « L’Attrape-Cœurs » de J. D. Salinger (1951)

L’Attrape-Cœurs est le roman que j’ai lu le plus souvent. J’ai tout essayé pour tenter d’en percer le mystère : souligner des pages entières, apprendre par cœur certaines phrases, le lire en version originale, ou en alternant les traductions (celle de Sébastien Japrisot, celle d’Annie Saumont), et même suivre à New York l’itinéraire de son héros. L’Attrape-Cœurs est impossible à disséquer : pire que des hiéroglyphes. Ce texte ne vieillit pas. Normal, puisque c’est l’histoire d’un adolescent qui refuse de grandir. Le narrateur, Holden Caulfield, 16 ans, puceau de 1,86 m, a gagné. Viré de son collège trois jours avant Noël, il continuera éternellement d’errer dans Manhattan sans rentrer chez lui (sauf en cachette, pour offrir un 78 tours cassé à sa petite sœur Phoebe).


Comment écrit-on un chef-d’œuvre ? C’est toujours le même problème : pas la moindre idée. Personne ne sait, ni les historiens, ni les professeurs, ni les critiques, et surtout pas l’auteur. Un chef-d’œuvre, c’est une invention extraordinaire qui ne marche qu’une seule fois. L’Attrape-Cœurs est un premier roman, un accident, un artefact qui sert à provoquer une émotion unique, que seul peut provoquer L’Attrape-Cœurs. Inutile de chercher la même sensation dans d’autres livres. À peu près dix mille écrivains s’y sont essayés (aux États-Unis, tous les ans douze pastiches) : aucun n’a réussi à retrouver la formule magique. Moi, j’ai trouvé le truc : pour ressentir à nouveau cette douce amertume, cette humanité, cette grâce et cette drôlerie légère, il suffit de relire L’Attrape-Cœurs. C’est comme une drogue, sauf qu’avec la drogue c’est la première prise qui est toujours la meilleure. Là, l’effet reste intact à chaque lecture. Inusable, je vous dis. Un vrai miracle.


Bon, on peut quand même essayer d’énumérer quelques ingrédients célèbres. La première phrase : « Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez demander c’est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d’enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m’avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j’ai pas envie de raconter ça et tout. » Dès l’incipit, on a le ton râleur d’un jeune narrateur qui fronce les sourcils et apostrophe le lecteur dans un style complice, oral et sans prétention, on a la révolte contre les classiques (désolé, monsieur Dickens, c’est tombé sur vous), et le thème central du roman : l’insatisfaction adolescente. Le tout avec cette ironie tendre, indémodable. On est entraîné, pris par la main.


The Catcher in the rye fut publié juste après la guerre (1951), où son auteur fut engagé et traumatisé par le débarquement en Normandie, la libération de Paris et des camps de concentration, d’où une aversion pour les adultes et la société. Littéralement, ce titre signifie « L’attrapeur dans le seigle », et désigne la vocation de Holden, trouvée dans une chanson. Il aimerait attraper des enfants dans un champ de seigle au bord d’une falaise, pour les empêcher de tomber dans le vide. Ce garçon est un peu siphonné parce que son petit frère est mort d’une leucémie, d’ailleurs il s’adresse à nous depuis le lit d’hôpital où on l’a envoyé pour se reposer après sa fugue. La cocasserie du style « ado attardé » était à l’époque d’une immense originalité : huit ans plus tard, en France, la même feinte innocence a donné Zazie dans le métro de Queneau. Salinger triture le langage, utilise l’argot et les interjections familières (genre « god-dam » ou « boy ») pour faire passer sa colère et sa sincérité. Il ne cesse d’entrecouper son récit très linéaire — un mec qui se balade, rien de nouveau, de Homère à Jauffret en passant par Cervantès et Joyce, c’est toujours la même promenade — d’observations poétiques inattendues, mais toujours précises. Exemple : « Il lisait l’Atlantic Monthly, et y avait plein de médicaments et ça sentait les gouttes Vicks pour le nez. De quoi vous donner la déprime. » Ou : « Hey dites donc, vous avez vu les canards près de Central Park South ? Le petit lac ? Vous savez pas par hasard où ils vont ces canards, quand le lac est complètement gelé ? »


Au fil de ses errances dans des taxis, des hôtels pourris, des bars enfumés, au musée d’Histoire naturelle, au théâtre, à la patinoire, au zoo, au Radio City Music Hall, à Grand Central Station ou à Central Park, Holden croisera des paumés comme lui : une blonde de Seattle, puis une copine de son frère aîné (parti « se prostituer », c’est-à-dire entamer une carrière de scénariste à Hollywood comme Fitzgerald), puis une pute débutante qu’il n’osera pas toucher, puis deux bonnes sœurs à qui il donnera dix dollars, puis Sally Hayes, une jolie petite bourgeoise qu’il embrasse sur la bouche avant de l’insulter, puis Phoebe (sa petite sœur de 10 ans, déjà mentionnée plus haut, essayez de suivre please). Il y a aussi Jane Gallagher, dont Holden est amoureux, mais qui sort avec un con. Notre héros pense beaucoup à la mort, au suicide, s’imagine qu’il a une balle dans le ventre, ou qu’il va attraper une pneumonie. Il fume, boit, râle sans arrêt mais tout ce qu’il dit sonne juste. Il découvre la liberté, donc la solitude. Seuls les enfants trouvent grâce à ses yeux. Il déprime, puis reprend espoir en regardant le manteau bleu de Phoebe, qui tourne sur un manège, sous la pluie. Plus les heures passent, et plus le charme devient mélancolique, d’une nostalgie déchirante. L’escapade va prendre fin, il va falloir revenir dans le droit chemin… devenir un homme. C’est une histoire qui parle de la pureté impossible, du dégoût de vivre, et de l’amour qui vous sauve.


Salinger a mis dix ans à écrire ce court roman (commencé en 1941, publié durant l’été 1951). Beaucoup d’intellectuels détestent la naïveté de Salinger : ce sont les mêmes qui traitent Camus de « philosophe pour classes terminales » et méprisent L’Écume des jours de Boris Vian pour excès de romantisme bébé. Norman Mailer (que plus personne ne lit) a dit de Salinger qu’il était « le plus grand esprit qui soit resté au niveau de l’école secondaire ». Il n’a pas complètement tort : l’argot du texte a vieilli aujourd’hui, par certains côtés « L’attrapeur dans le seigle » est un petit livre sentimental, sa critique des adultes (tous des salauds et des hypocrites) peut paraître puérile. Relisez-le comme je le fais tous les ans et vous verrez que ce texte gagne en densité, en complexité à chaque lecture. La fugue de Caulfield durant trois jours dans les bars de New York est une mini-Odyssée. Ce que veut Holden, ce n’est pas rester un enfant pur (comme sa petite sœur Phoebe), mais devenir un saint. « L’attrapeur dans le seigle » est un des plus beaux « Bildungsromane » du XXe siècle (aussi important à mes yeux que le Voyage au bout de la nuit et Ulysse) parce qu’il fait semblant d’être une promenade adolescente, alors que son enjeu est plus grave : il s’agit de sauver son âme. Il me semble que Salinger avec ce livre passe un pacte avec son lecteur : je vais te parler de ma vie mais tu n’en sauras rien puisque tu ne me connaîtras jamais, je vais te parler de Dieu mais un Dieu camouflé sous des blagues de jeunes et un vocabulaire familier, je jure de ne jamais t’ennuyer mais sache qu’au bout de ma tendre nuit alcoolisée il y aura la vie éternelle.


L’Attrape-Cœurs fait semblant d’être un roman mineur, alors qu’il concentre le monde, l’existence, l’espace et le temps, dans une simple errance. Il cache sa complexité derrière une apparente simplicité. Inutile de noircir des milliers de pages pour bâtir une épopée. Salinger c’est Homère qui a l’élégance de se faire passer pour un jeune lycéen.

J. D. Salinger, une vie

Que se passe-t-il quand un écrivain publie un premier roman qui se vend à 35 millions d’exemplaires ? Il s’enferme, mais n’en écrit pas d’autres. Ce miracle fut aussi sa malédiction. Né le 1er janvier 1919 à New York, il avait souvent fait ses adieux. Après la publication de L’Attrape-Cœurs (1951) et des Nouvelles (1953), il disparaît. Salinger publie ensuite Franny et Zoœy en 1961 et Dressez haut la poutre maîtresse charpentiers en 1963. Il donne sa dernière nouvelle au New Yorker en juin 1965 : Hapworth 16,1924. Salinger est le premier écrivain de l’ère audiovisuelle à avoir compris que le corps et la biographie d’un auteur constituent un obstacle irrémédiable à sa compréhension. En disparaissant et en raréfiant ses publications, il nous obligeait à le lire et le relire comme un missel. Est-ce de l’orgueil démesuré, du marketing à l’envers, une allergie incurable aux critiques, ou tout simplement le syndrome post-traumatique d’un soldat ayant libéré des camps de concentration en Allemagne ? Sans doute tout cela mêlé avec un goût certain pour la solitude et la sécurité matérielle assurée par les droits mondiaux de son premier roman (l’un des 25 livres les plus vendus de toute l’édition américaine). Salinger a quitté ce monde une dernière fois le 27 janvier 2010.

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