Ce livre a été écrit entre 1922 et 1955 : seize nouvelles parues dans Cosmopolitan, The New Yorker et Harper’s Bazaar, qui concentrent ce que la littérature peut fabriquer de plus pétaradant sur terre. Des scènes de ménage hystériques, des sanglots longs sans violons de l’automne, des monologues à plusieurs, des désillusions comme des gifles. Dans son journal, Jules Renard écrit : « Il y a les grands écrivains et il y a les bons. Soyons les bons. » Comme lui, Dorothy Parker n’a jamais voulu être un grand écrivain. Elle n’a pas essayé d’écrire Moby Dick. Tant mieux : Melville l’avait déjà fait et personne n’a besoin d’une baleine supplémentaire sur le marché aux poissons. Elle a fait bien plus beau : gaspiller son immense talent dans des magazines ; sortir pour pouvoir raconter à ses amis des histoires méchantes qui leur ressemblaient.
Je le dis souvent, mais ne le répéterai jamais assez : je préfère le talent au génie, le charme à l’ambition, la fragilité à la force, le violoncelle à la grosse caisse, Sagan à Duras, Modiano à Gracq, Blondin à Céline. Et, bien qu’humbles, mes goûts et mes couleurs ne se discutent pas.
Dorothy Parker, avec son air de ne pas y toucher, dénonce la connerie américaine, les séducteurs monstrueux, l’éducation traumatisante, les injustices sociales, la stupidité des poules de luxe. Bien qu’écrits en demi-teintes, ses contes frivoles nous révoltent bien plus qu’une fresque néoréaliste rédigée à la truelle par un pompeux crâneur du genre Norman Mailer. Ses quelques gouttes de nitroglycérine ont plus d’efficacité qu’un gros pétard mouillé. Elle nous transperce avec de petits détails espionnés : une petite fille que ses parents habillent avec des vêtements toujours trop grands, une fêtarde qui ne saura jamais faire semblant d’être française, un alcoolique qui répète toute la soirée qu’il doit se lever tôt le lendemain (oh my God, à qui cela me fait-il penser ? ?).
Ce livre est une sonnette d’alarme. Depuis des années, à force de concevoir de grandes théories sur le roman, on a négligé une petite chose. L’art de Dorothy Parker tient en un seul mot — un handicap qui suffit à disqualifier les plus brillants professeurs de lettres diplômés, un miracle inexplicable qui donne envie de croire en un monde meilleur, une qualité rare et très chèrement payée, un bonheur qui cause bien du malheur, une soif que des hectolitres d’alcool n’ont jamais pu étancher : la SENSIBILITÉ. La sensibilité est l’essence même de l’écriture, son moteur et son fuel. Assieds-toi dans ton coin et attends de ressentir les choses suffisamment fort pour que ton stylo ait quelque chose à dire. Ou alors, n’écris rien.
La dernière amie de Fitzgerald s’appelait Dorothy Parker (1893–1967). Elle avait débuté à Vanity Fair en 1914. Un jour que son article était en retard, son rédacteur en chef la chercha partout pendant plusieurs jours, et elle finit par lui répondre la vanne parfaite : « I was too fucking busy, and vice-versa » (intraduisible). Pour la récompenser, il la nomma critique de théâtre. C’est là qu’elle félicita Katharine Hepburn pour sa « sublime palette d’émotions allant de A jusqu’à B ». Elle fut virée en 1920 et entra au New Yorker. Elle y publia de nombreux poèmes aux chutes délicieuses :
« Oh, life is a glorious cycle of song,
A medley of extemporanea ;
And love is a thing that can never go wrong ;
And I am Marie of Romania. »
Elle est l’auteur de nouvelles tragi-comiques réunies en trois recueils : La Vie à deux, Comme une valse et Mauvaise journée, demain (tous trois disponibles en 10/18). Membre de la célèbre Table ronde de l’hôtel Algonquin, cette « flapper » spirituelle illumina les années folles puis, quelques décennies plus tard, mourut dans l’alcoolisme, la solitude et l’anonymat. Elle proposa comme épitaphe sur son urne funéraire : « Désolée pour la poussière. » Et Vialatte ajouterait : « C’est dire l’importance du plumeau » !