La différence entre les livres des autres et ceux de Patrick Besson est simple : ceux des autres, on les pose sur sa table de chevet en se disant « il faut absolument que je lise ça », alors que ceux de Besson, on les commence, on les continue et on les finit avant de pouvoir les poser sur sa table de chevet. Pourquoi ? C’est son esprit qui capte et retient l’attention. Il existe d’autres écrivains intelligents, d’autres auteurs drôles, d’autres romanciers cruels, mais aucun vivant n’a son mauvais esprit. Le mauvais esprit (« wit », disent les Anglais) est un mélange d’intellect, d’humour et d’agressivité. Il y en a toujours chez lui et pourtant Besson publie beaucoup ! Étant flemmard, je déteste les graphomanes : pas le temps de suivre. Mais je ne loupe jamais un livre de Besson, parce que j’ai toujours peur de rater la vanne du siècle. Les grands écrivains sont ceux qui nous forcent à les lire.
Besson est dispersé par crainte de l’ennui, comme Vian et Cocteau. La presse lui sert à muscler son style, tout en lui permettant de gagner sa vie en explorant son temps. Il écrit vite, c’est sans doute pourquoi on le lit vite. Sa production pléthorique (il écrit pour le pognon, c’est un mercenaire comme Dumas ou Balzac) fournit toujours des idées neuves, des paragraphes brillants, des aphorismes à scandale, des coups de théâtre, une chute inattendue. Jacques Brenner considérait Besson comme l’un de nos tout premiers stylistes et observateurs sociaux. C’est absolument exact. Il faut prendre au sérieux les écrivains qui écrivent.
Choisir un roman parmi sa production abondante fut un crève-cœur. Sa veine que je préfère est celle de la sotie insolente, du roman obscène faussement simple à la Simenon : Haldred, L’Orgie échevelée, La Titanic, Un état d’esprit, Le Dîner de filles, 1974, Come baby et La Femme riche. Comme je fréquente un peu Besson depuis deux décennies, j’ai la mégalomanie de me demander si parfois il ne les écrit pas exprès pour moi ! On dirait des romans sur mesure : ils me vont tous comme un gant. Tous les ingrédients semblent réunis pour me faire plaisir : sexe, décadence, fiel, concision. La Femme riche (1993) est une étonnante satire de la bourgeoisie post-soixante-huitarde, qui tourne en dérision l’épouvantable comédie des relations entre hommes et femmes à la fin du XXe siècle. Ce polar, dont le tueur utilise une arme très originale, appartient à une catégorie inconnue : le thriller sexuellement parodique. Roman noir érotique ou plaisanterie déplacée ?
La Femme riche débute par un tour de force : un assassin est embauché par un commanditaire pour tuer une femme. On met plusieurs chapitres à comprendre que Michel, le banquier tueur qui doit éliminer Nathalie Forest, ne possède ni flingue, ni poignard, ni poison. (Attention, spoiler : ici je révèle un élément clé de l’intrigue !) La prouesse de Besson consiste à tenir assez longtemps (jusqu’à la page 75) sans révéler que Michel est séropositif (un hémophile contaminé lors d’une transfusion sanguine) et qu’il tue ses victimes en leur faisant l’amour sans préservatif. Quand il jouit, Besson écrit : « Je la tuai. » C’est le premier polar dont l’arme du crime est une bite en érection ; Agatha Christie aurait-elle apprécié cette entorse aux bonnes vieilles méthodes ? La Femme riche est un roman violemment romantique, sans doute une parodie à American psycho, autre histoire de banquier meurtrier (sorti deux ans auparavant). Il contient des phrases qui pour moi sont devenues des proverbes : « un jeune corps, c’est un savon : il vous nettoie » ; « je ne suis pas une femme, je suis une femme riche » ; « la femme de vingt-cinq ans est angoissée parce qu’elle vient de comprendre qu’il va lui falloir cesser de s’amuser et commencer à être heureuse, ce qui est plus difficile » ; « cet air gentil et emprunté qu’ont les gens célèbres, comme s’ils s’excusaient en permanence d’être moins en forme que sur les photos » ; « toutes les filles veulent rencontrer l’amour et j’ai du mal à les persuader que ce n’est pas moi » ; « la nuit, Paris sent bon car tous les gens qui sentent mauvais sont rentrés dormir en banlieue ». J’arrête sinon je vais recopier tout le livre.
Contrairement à Bateman l’Américain, Michel, le sérial killer français, est capable de tomber amoureux. On ne tue pas ceux qu’on aime, sinon c’est la fin du monde. Besson dit la même chose que Bataille mais avec davantage de cocasserie : certes, jouir et mourir c’est la même chose, mais pourquoi en faire un drame ? Besson n’est pas nihiliste : il est juste triste. En nous envoyant le sida, Dieu nous a offert la métaphore idéale pour exprimer ce que nous ressentions depuis Homère : la jouissance donne la vie et la mort. Pour écrire un bon roman, ! il ne suffit pas de raconter une histoire, même si elle est flambant neuve. Il faut raconter une histoire qui raconte autre chose.
Le talent rend fou. Avoir un don n’est pas un cadeau. Né en 1956, Patrick Besson est un des plus brillants écrivains français contemporains. Tout le monde le sait, y compris lui-même. Quand vous possédez ce talent entre les mains, il y a deux solutions : publier un livre tous les quinze ans comme Bernard Frank, ou publier quatre livres par an comme Georges Simenon. Le deuxième choix vous fera gagner en présence ce que vous perdrez en légende. Ce dilemme est-il réel ? Le futur démontrera que Patrick Besson a réussi à devenir culte sans disparaître. En mars 2011, dans Le Point, il écrit ceci : « Le mariage c’est être inséparables ; l’amour c’est être séparés. » On peut aussi y voir une maxime classique à la Chamfort, c’est surtout un résumé de L’Insoutenable Légèreté de l’être de Kundera. La littérature se faufile où bon lui semble. Sa seule chance de survie est de s’immiscer partout. Besson aura toute sa vie saupoudré son talent : les chroniques hebdomadaires constituèrent sa gymnastique matinale, les magazines (Le Point, Le Figaro magazine, Marianne, Voici, L’Idiot International…) furent ses salles de musculation. L’essentiel, il le réservait néanmoins à ses romans. De Besson, j’ai aimé les gros romans historiques documentés (Julius et Isaac sur Hollywood dans les années 50, Les Frères de la consolation sur le Paris des années 1830 ou La Science du baiser sur la Grèce antique), les romans doux-amers de hussard bleu (La Paresseuse, Le Sexe fiable ou Accessible à certaine mélancolie), les petits récits autobiographiques (28, boulevard Aristide-Briand, Tour Jade et Come baby), les pamphlets épidermiques (Le Viol de Milce Tyson). Mais, puisqu’il fallait choisir, j’ai choisi La Femme riche.