Guillaume Dustan était-il le dernier auteur français subversif ? Il a fait exprès de choquer pour tester les limites de sa liberté. Il expérimenta la crudité pour pouvoir la raconter après. Il fut le cobaye de notre génération. Le rôle des écrivains est de faire tout ce qui est interdit, surtout quand tout est permis. Dustan n’était pas dangereux mais presque aussi paranoïaque que Sollers : il voyait des complots partout, chez les vieux, les parents, les hétéros, les éditeurs. « J’ai décrit la névrose de l’Occident » ; « Attention. Je ne suis pas Renaud Camus. Je suis pire. »
Suffît-il d’être malade, défoncé, provocateur et mégalomane pour être un génie divin ? Non. Dustan calculait ses clowneries. Cet ancien élève de l’ENA savait que la provocation est une arme dans notre société fatiguée, et le scandale un outil de travail pour changer le monde. Et la littérature dans tout ça ? Un moteur, un carburant, une source d’énergie.
Dans un système qui tolère toutes les critiques, il faut maximiser le bruit pour réveiller les consciences. Il faut bousculer la syntaxe, mélanger l’anglais (langue dominante) et le français (langue résistante), énumérer la liste de ses amis, recopier son entretien avec Bret-Easton-Ellis-le-plus-grand-auteur-de-la-planète, rêver de coucher avec Bill Clinton en chemise hawaiienne, risquer une infamie sur « les juifs de gauche » en se croyant excusable parce qu’on est juif soi-même. Il faut être sale. Il faut être ambigu. Il faut être encombrant.
Nicolas Pages est un patchwork. Grand roman d’amour homosexuel, chronique d’un râteau annoncé, compilation d’articles refusés, collage de romans inachevés, ce fourre-tout contient aussi le carnet d’une grand-mère morte (pour bien montrer à quel point les mœurs ont changé en seulement deux générations), un projet de sitcom, son contrat avec son éditeur, ainsi que son propre « making of ». C’est un livre en direct — un livre live — qui s’écrit sous nos yeux, « en temps réel » ; un puzzle TTBM (très très bien monté), comme un plan de dissertation à l’ENA : la pratique, puis la théorie. D’abord comment je souffre, ensuite pourquoi.
Guillaume (32 ans) se prend une veste avec Nicolas (27 ans), alors il décide de raconter tous les détails, sa dépression à Tahiti, sa fuite en backrooms, la frénésie de la house music, la solution chimique aux cœurs brisés, transformant son chagrin en œuvre « pour ne pas devenir fou ». Encore des histoires de pédés ? Pas du tout. On peut lire Guillaume Dustan sans être gay, de même que l’on peut lire Toni Morrison sans être noir, Jean d’Ormesson sans être académicien et Bernard Frank sans être tastevin… Dustan le dit carrément page 70 : « Les hétéros feraient bien de s’intéresser à ce que nous sommes en train d’inventer. » Par exemple, pourquoi n’y aurait-il que les homos qui feraient l’amour chaque soir avec des gens différents ? Hein ? Hein ?
Dustan synthétise habilement les quatre courants les plus modernes de la littérature contemporaine : le nouveau réalisme (Houellebecq/Ravalec/Despentes), l’autofiction (Donner/Angot/Doubrovsky), l’écriture « dandy rock » expérimentale (Schuhl/Pacadis/Adrien), la littérature « homo porno » (Renaud Camus/Hervé Guibert/Vincent Borel). N’ayant rien à perdre, il prend tous les risques : les noms propres sont tous réels (avec un index à la fin pour bien dénoncer tous ses amis) ; il se dit favorable à l’euthanasie, à l’eugénisme, au sexe sans capote comme Cyril Collard ou Erik Rémès ; le résultat n’est pas toujours réussi : il y a des longueurs (si l’on ose dire).
Mais on ne peut nier qu’il se passe quelque chose dans ces pages radicalement exhibitionnistes. Une libération du corps, une tentative de mutation du récit, un projet de révolution de la société. Que dit Dustan, avec sa maladresse puérile et son narcissisme exaspérant ? Que nous continuons de vivre dans une société où il y a des oppresseurs et des opprimés, des bourreaux et des victimes, des bourgeois engoncés dans leurs certitudes et jaloux de la nouveauté. Que « la contre-culture est en passe de devenir la culture dominante », mais qu’il reste d’innombrables obstacles à la remise en cause d’un « ordre établi théocratique, autoritaire, patriarcal et paternaliste, sexiste, classiste, raciste et homophobe ». Qu’il y a, peut-être, un espoir : « J’avais imaginé qu’en 2100 le monde serait libre. »
Avec son impudeur totale, son enthousiasme naïf, son nombrilisme prétentieux et vulnérable à la fois, Dustan nous irrite mais on le suit. Il attise notre voyeurisme. Il nous drague/drogue à notre insu. Il est faible, crâneur, violent, fragile, mi-tête à claques, mi-fleur bleue : humain. « Les gens vont m’aimer parce qu’ils vont être dans ma tête. »
La vie de Guillaume Dustan est avant tout l’histoire d’un salutaire pétage de plombs : né William Baranès en 1965, il accomplit de brillantes études (hypokhâgne et khâgne au lycée Henri-IV, puis Sciences-Po et l’ENA), entame alors une carrière de magistrat snob, puis soudain, apprenant qu’il est séropositif, plaque tout, change de nom, se rase la tête, publie une « trilogie autopornobiographique » chez POL (Dans ma chambre en 1996, Je sors ce soir en 1997 et Plus fort que moi en 1998) et crée le « Rayon gay » aux éditions Balland. J’aimais Guillaume Dustan parce qu’il énervait tout le monde. Il était tellement symbolique de son époque que Tristan Garcia en a fait le héros de son roman La Meilleure Part des hommes en 2008. Ce qui a permis à Dustan d’obtenir une seconde fois le prix de Flore, à titre posthume. Encore plus fort que Romain Gary ! Ses trois premiers romans sont denses et forts, ce qui ne l’a pas empêché de dynamiter sa carrière avec Nicolas Pages (Balland) qui méritait son premier prix de Flore en 1999. Après tout, Jean-Jacques Schuhl a obtenu le Goncourt un an après avec la même idée que Dustan : faire un roman qui porte le vrai nom de la personne qu’on aime (Ingrid Caven, 2000). Ensuite Génie divin (« bordel-monstre-partout », toujours auto-édité chez Balland, 2001), allait encore plus loin dans le collage impudique. C’était la théorie de sa pratique sexuelle, narcotique, politique et philosophique. C’était aussi un fourre-tout bâclé ; et alors ? Kerouac aussi bâclait. La trithérapie a ensuite fatigué Dustan, qui a quitté Paris pour Douai. J’ai eu l’honneur de publier ses deux derniers livres chez Flammarion : Dernier roman (2004) et Premier essai (2005). Il est mort cette année-là, à 39 ans, comme Boris Vian. Sur sa tombe au cimetière du Montparnasse, on peut lire : « J’ai toujours été pour tout être. »