5 Vladimir le Soleil Rouge : le baptême de la Russie



Une lumière apparut sur le chemin et tout changea de signe, comme dans une opération algébrique.

Vladimir VOLKOFF.


Les bylines (chants épiques) baptisent Vladimir d’un nom tendre, poétique : le « Soleil Rouge ». Dans l’histoire, il est entré sous l’appellation de Vladimir le Grand. L’Église le compte au nombre de ses saints et en fait « l’égal des Apôtres ». Tant d’attention peut surprendre, mais il n’y a là rien que de très normal : Vladimir a eu, comme aucun autre, un rôle déterminant sur la nature du futur État russe, sur le caractère d’un peuple qui commençait seulement, alors, à se former. On peut donc, à bon droit, considérer son action sur le trône de Kiev comme décisive pour le destin de la Russie.

L’ère nouvelle commence du vivant même de Sviatoslav. Pour la première fois, le prince partage ses possessions entre ses fils. Combien sont-ils exactement, on ne saurait le dire. La polygamie des Normands, qui l’ont importée dans la Rus, permet toutes les hypothèses. On sait en revanche ce que le prince attribua à son aîné et à son cadet, et qu’il permit au plus jeune, Vladimir, bâtard né de Maloucha, la propre intendante d’Olga, de gouverner Novgorod, cité indépendante mais qui entretenait des liens commerciaux étroits avec Kiev. Indociles, les Novgorodiens souhaitaient avoir pour prince un descendant de Rurik, plus à titre d’ornement que pour gouverner : le pouvoir princier était en effet fortement restreint dans la ville par l’assemblée populaire : le viétché.

Vladimir a dix ans environ (la date exacte de sa naissance n’est pas connue, on la situe hypothétiquement en 960), lorsqu’il commence à régner sur Novgorod. Son destin bascule au moment où son frère aîné, Iaropolk, honoré du titre de grand-prince puisqu’il règne à Kiev, entreprend une campagne contre son cadet, Oleg, prince des Drevlianes. C’est le premier exemple de ces luttes fratricides qui seront un élément capital de l’histoire russe, des siècles durant. Iaropolk s’empare des possessions de son frère (Oleg est mort au cours de l’empoignade) et part à la conquête de Novgorod. Prudent, Vladimir a quitté la ville. Privé de son trône, il erre quelque deux ans à travers le monde. Les historiens divergent sur les lieux où il a séjourné : la France, l’Italie, peut-être la Scandinavie. Le débat est d’autant plus vif qu’on ne dispose d’aucun témoignage.

Détenant toutes les possessions de ses frères, Iaropolk fait de Kiev la capitale de Russie et affirme la suprématie de son prince. Les chroniqueurs attestent de ses tentatives en vue d’établir des contacts avec le monde occidental : il envoie une ambassade chargée de riches présents à Othon Ier (973), reçoit le légat du pape Benoît VII à Kiev (977). Certains historiens de notre temps lui reprochent d’ailleurs ses « sympathies pro-occidentales ».

En 980, rapporte la Chronique du temps jadis, Vladimir revient « d’au-delà des mers » et regagne Novgorod, ramenant avec lui une droujina varègue. Il annonce à Kiev qu’il s’apprête à combattre le grand-prince et demande au prince Rogvolod de Polotsk la main de sa fille Rogned. Il essuie un refus, la princesse jugeant indigne d’épouser le bâtard d’une intendante, et part en campagne. La Chronique est laconique sur le film des événements : « Et Vladimir assiégea Polotsk, et il tua Rogvolod et ses deux fils, puis il prit sa fille pour femme. » Après Polotsk, Vladimir s’attaque à Kiev. La ville ne résiste pas, l’assaillant s’étant fait des alliés jusque dans l’entourage de Iaropolk, retranché à Rodnia. Vladimir entre dans Kiev en vainqueur ; à Rodnia, Iaropolk est tué.

Le règne du grand-prince Vladimir commence par le meurtre d’un frère, ce que son biographe, Vladimir Volkoff, apprécie comme suit : « Ce n’était peut-être pas très moral, mais c’était éminemment politique, et fait avec élégance et même une touche de cynisme1. » Quoi qu’il en soit, conclut l’écrivain, « rarement d’aussi grands résultats ont été atteints avec si peu de moyens2 ».

Ces « grands résultats » sont le trône de Kiev. Vladimir régnera trente-cinq ans. Son biographe songe sans doute au principal « résultat » de son règne, le baptême de la Russie, qui aura lieu à l’initiative et par la volonté du grand-prince.

Le règne de Vladimir s’ouvre sur des campagnes militaires. Le grand-prince se fait en cela le continuateur de la politique des Rurik, soucieux avant tout d’élargir les territoires sur lesquels il peut prélever le tribut. Mais le règne de Vladimir comptera bien des événements inédits. En 981, le grand-prince de Kiev affronte pour la première fois les Liakhs (les Polonais). G. Vernadski y voit même le « début de cette lutte contre l’Occident latin qui allait se poursuivre durant toute l’histoire russe ». On peut aussi considérer cet affrontement comme la première guerre russo-polonaise. La campagne de Vladimir au nord-ouest, vers la Vistule, est couronnée de succès : il s’empare des « villes tcherveniennes », futures Volhynie et Russie galicienne. Les adversaires du grand-prince de Kiev sont alors les tribus slaves de l’Est, unifiées durant la deuxième moitié du Xe siècle. En 965, le premier souverain historique de ce qui constituera le noyau de la Pologne, le prince Mieszko Ier (dynastie des Piast) se convertit au christianisme de rite latin. Le conflit oppose donc chrétiens (le Schisme de l’Église chrétienne n’aura lieu qu’en 1054) et païens, mais annonce déjà les guerres entre Polonais catholiques et Russes orthodoxes.

La campagne suivante (984) est une expédition punitive contre les Radimitchs, tribu slave établie entre la Soj et la Desna, deux affluents du Dniepr. En 985, augmentant l’amplitude de ses mouvements en direction du nord-ouest, Vladimir mène sa droujina contre les Bulgares installés sur les bords de la Kama, affluent de la Volga. Il triomphe de ses adversaires et conclut aussitôt un traité avec eux. La Chronique rapporte un entretien entre Dobrynia, oncle du prince, et Vladimir lui-même. Dobrynia conseille au prince de signer la paix avec les Bulgares et de les laisser tranquilles, car tous les prisonniers ramenés du combat portent des bottes. Pour Dobrynia, il est clair que ces gens-là ne sont pas faits pour payer le tribut. Mieux vaut chercher des ennemis en chaussons de tille, les fameux lapti. Il y a là tout un programme de politique étrangère : on ne touche pas aux voisins riches, donc puissants ; on s’intéresse, de préférence, aux pauvres et inoffensives tribus du Nord.

Vladimir, pourtant, ne suit pas le conseil avisé de son oncle. Assurant ses positions au nord, il atteint le Boug qui devient la frontière entre les possessions des Piast et la Russie kiévienne, et se tourne vers le sud. En 972, Sviatoslav avait dû passer, à Dorostol, un accord avec Byzance, aux termes duquel il s’engageait à ne jamais porter atteinte à la Bulgarie et aux colonies byzantines de Crimée. Mais les relations – commerciales et diplomatiques – entre l’empire et Kiev n’étaient pas rompues pour autant. En 986 (ou 987), l’empereur Basile II, qui guerroie en Europe contre les Bulgares, et en Asie contre les troupes soulevées de Bardas Phokas, demande l’aide de Vladimir. Le grand-prince de Kiev réclame alors en paiement la main d’Anne, sœur de l’empereur3. Constantinople accepte, ce qui en dit long sur la situation désespérée de l’empire, car Byzance se refusait catégoriquement à donner des princesses porphyrogénètes en mariage à des étrangers. Vladimir envoie six mille hommes, contribuant ainsi à la défaite de Phokas et de sa troupe, durant l’été 988. Mais l’empereur tarde à honorer sa promesse. Vladimir déclare alors la guerre à Byzance. Au printemps 989, il assiège Cherson, colonie grecque de Crimée. À l’été, la ville est prise. Vladimir, toutefois, la rend à Byzance, sur l’engagement de l’empereur que sa promesse sera tenue. Le grand-prince de Kiev se convertit au christianisme et épouse Anne.

Ici, les sources historiques sont peu nombreuses et divergentes. Les historiens ne s’accordent ni sur le lieu du baptême de Vladimir – Cherson ou Kiev ? –, ni sur les raisons et les circonstances de cet acte. Un seul point ne fait pas de doute : Vladimir adopte la foi chrétienne. Et après lui, sur son ordre, le peuple, la population de la Russie kiévienne se convertit. La Chronique évoque les Kiéviens baptisés en masse dans les eaux du Dniepr. On sait que Novgorod résiste, ne voulant pas abandonner ses idoles. La relative facilité avec laquelle les habitants de Kiev se convertissent s’explique par le fait que la ville a commencé à se christianiser depuis près d’un siècle. Le chroniqueur allemand Thietmar, qui écrit dans le premier quart du XIe siècle, rapporte qu’en 1018, soit trois ans après la mort de Vladimir, Kiev compte déjà quatre cents églises4. On imagine mal qu’elles aient pu être construites au cours des vingt années suivant la conversion.

La deuxième moitié du Xe siècle est marquée par le triomphe du monothéisme sur le paganisme : les tribus slaves des bords de la Baltique, les Scandinaves, le prince polonais Mieszko Ier, Géza, roi de Hongrie, adoptent la foi chrétienne ; les Khazars optent pour le judaïsme et les Bulgares de la Volga pour l’islam. Dernier État païen d’Europe orientale, la Russie kiévienne finit par accorder la préférence au christianisme. Malgré les progrès accomplis par la christianisation dans les possessions des Rurik, Vladimir effectue un choix conscient et mûrement réfléchi. La Chronique du temps jadis rapporte la dispute théologique, le tournoi des religions organisé à la cour de Vladimir en 986. Des émissaires des différentes confessions – Bulgares musulmans, juifs khazars, envoyé du pape – y viennent vanter les mérites de leur religion. Le grand-prince de Kiev réfute leurs arguments. Il est toutefois séduit par la description du paradis mahométan car, dit le chroniqueur, « Vladimir… aimait les femmes et toute sorte de débauche ; aussi les écouta-t-il avec ravissement » ; en revanche, « il ne prisa guère » la circoncision, de même que l’interdiction de manger du porc et de boire. La Chronique a consigné cette observation du prince : « La joie des Russes est de boire, nous ne saurions nous en passer. » Il faudra attendre encore six siècles avant l’apparition de la vodka, mais l’hydromel satisfait pleinement ce joyeux besoin dont le grand-prince, dans sa sagesse, a compris qu’il était vital à son peuple.

Le christianisme venu de Rome est rejeté par Vladimir pour la simple raison que ses ancêtres, « nos pères », ne l’ont pas adopté. Les émissaires du judaïsme (leur venue montre que la Khazarie anéantie par Sviatoslav existe malgré tout et que le fils du vainqueur ne nourrit aucune réelle animosité à leur endroit) sont renvoyés, après avoir été contraints d’avouer qu’ils « n’ont pas de pays », que la colère de Dieu s’est déchaînée contre eux, les « dispersant de par le monde ».

Le prince accorde attention et sympathie au « philosophe grec » délégué par Byzance, mais il ne se satisfait pas de ses seuls arguments théologiques et envoie à Constantinople une ambassade qui, auparavant, observe les rites des musulmans et des catholiques. Les émissaires de Kiev rapportent que les musulmans prient « sans joie », que les « temples des Allemands sont dépourvus de beauté ». En revanche, dans les temples grecs, « la beauté et le spectacle » sont tels que les ambassadeurs ne savent plus s’ils sont « au ciel ou sur la terre ». Réunis en conseil, les boïars et les échevins de Kiev se prononcent en faveur de la foi grecque, d’autant plus volontiers que la grand-mère de Vladimir, Olga, « la plus sage qui fût jamais » s’y était déjà convertie. Néanmoins, à la question du prince : « Eh bien, où allons-nous nous faire baptiser ? », ils répondent : « Là où il te plaira. » Vladimir choisit finalement le christianisme de rite byzantin, orthodoxe. C’est un choix spirituel, esthétique et, inévitablement, politique.

Le prince polonais Mieszko Ier renonce au paganisme pour se convertir au christianisme latin en 965. La future Pologne, il est vrai, n’a guère le choix : Othon Ier, roi de Germanie sacré empereur à Rome en 962, exerce une pression sans faille sur les tribus slaves, les contraignant à se faire baptiser. Le Drang nach Osten est en passe de devenir un facteur politique capital. Mieszko Ier sait qu’il lui faudra accepter le christianisme de gré ou de force. Le baptême, en outre, est une forme de dépendance politique à l’égard de la couronne impériale. Le fils de Mieszko, Boleslas le Brave, futur adversaire de Vladimir et premier roi de Pologne, reçoit sa couronne de Rome. Le grand-prince de Kiev, lui, tente par les armes d’obtenir que soit tenue la promesse donnée : la main de la princesse Anne. C’est ensuite seulement qu’il se fait baptiser.

Vladimir a d’autant plus conscience d’être confronté à un choix que, ancien prince de Novgorod, il est familier du modèle hanséatique. Même si les informations manquent sur ses voyages, il est clair qu’il a découvert l’Europe durant ses années d’errance. Il n’est pas exclu que, plus que par la beauté des cérémonies orthodoxes, il ait été séduit par le système étatique byzantin.

En se convertissant en 988 et en s’apparentant, par la même occasion, à l’empereur de Byzance, le grand-prince Vladimir prétend aussi élever le rang de la Russie kiévienne. Il a à cela des raisons objectives. La Chronique note que, devenu chrétien, Vladimir s’aperçoit soudain qu’il existe peu de villes autour de Kiev et qu’il le déplore. Il entreprend aussitôt d’en bâtir, notamment sur les bords de la Desna, du Troubej, de la Soula, les peuplant de guerriers, « les meilleurs des hommes » selon la Chronique, qu’il recrute parmi les différentes tribus, slaves et finnoises, établies dans la plaine russe. Par la suite, ces cités fortifiées, réunies entre elles par des remblais de terre et une palissade de troncs d’arbres, formeront un « rempart » contre les nomades de la steppe. Le territoire de la Russie, au temps de Vladimir, s’étend, du nord au sud, depuis le lac Ladoga jusqu’aux affluents du Dniepr et, d’est en ouest, depuis l’embouchure de la Kliazma jusqu’en amont du Boug occidental. Seul reste en litige – opposant militairement Russes et Polonais – le territoire des ancêtres des Croates, qui prendra plus tard le nom de Galicie. La Russie possède l’antique colonie de Tmoutarakan, coupée géographiquement de Kiev, le contact étant maintenu par voie fluviale, grâce aux affluents de la rive gauche du Dniepr et aux fleuves se jetant dans la mer d’Azov.

L’État accède à une cohésion territoriale, inconnue du temps de Sviatoslav qui rêvait de conquêtes lointaines et dédaignait Kiev. L’historien polonais G. Lowmianski a tenté de calculer la densité de la population au Xe siècle. Partant du principe qu’une famille de six personnes, pratiquant l’assolement biennal avait besoin, pour se nourrir, de vingt-deux hectares de terre, il est parvenu, dans le cas de la Russie kiévienne, à une densité de trois personnes par kilomètre carré, soit une population globale de 4 500 000 âmes. En conséquence, selon les mêmes calculs, la Pologne comptait 1 225 000 habitants, la Bohême et la Moravie 450 000, l’Allemagne 3 500 0005.

La Russie kiévienne, ancêtre de l’État russe, n’est pas encore l’État du peuple russe. Il y manque pour cela, comme l’écrit Vassili Klioutchevski, le peuple lui-même : « Vers la moitié du XIe siècle, seuls existaient ces éléments ethnographiques à partir desquels, au terme d’un processus long et ardu, s’élaborerait le peuple russe6. » Il faudra que s’écoule du temps avant que le christianisme ne devienne le lien spirituel de la population et que les diverses tribus ne se voient automatiquement réunies par l’administration princière. Cette dernière supprime les frontières séparant les tribus, elle retaille les territoires claniques et patrimoniaux, imposant une nouvelle organisation des provinces. Vladimir instaure une forme particulière de gouvernement sur ses terres : envoyant ses fils régner dans les différentes régions de la Rus, il ne les laisse jamais longtemps à la même place, afin d’éviter qu’un lien trop solide ne se crée entre le prince et la population.

L’État est dirigé par le grand-prince de Kiev. Dans Le Sermon sur la Loi et la Grâce, l’un des plus anciens monuments des lettres russes, écrit sous le règne de Iaroslav par Hilarion, premier métropolite russe (1051-1055), et louant pour l’essentiel l’action de Vladimir, ce dernier, bien qu’ayant fait baptiser la Russie, se voit décerner le titre de « Kagan », emprunté, nous l’avons vu, au maître des Khazars. Vladimir y apparaît donc comme l’héritier de la puissance khazare. La Chronique du temps jadis le baptise samoderjets, « autocrate », titre que l’on retrouve sur le sceau du prince. Samoderjets est la traduction littérale de l’autocrator grec, titre de l’empereur de Byzance. À peu près à la même époque, les Piast sont honorés du nom de Dux dans les documents latins. Même traduit en polonais, ce titre sous-entend une dépendance à l’égard d’un suzerain occupant une place plus importante dans le système féodal. Il faut attendre 1320 pour que Ladislas Lokietek (le Nain) obtienne du pape l’autorisation de se déclarer roi de Pologne.

Avec le clergé byzantin, c’est aussi la conception byzantine de la politique qui arrive à Kiev. Le titre de gosudar, « souverain », montre tout ce qui la sépare du modèle hanséatique. Le mot gosudar était très usité à Novgorod, qui se qualifiait de « Sa Majesté Novgorod » (Gosudar Novgorod) ou de « Monseigneur le Grand Novgorod » (Gospodine Velikij Novgorod). Le mot, ici, désigne une ville. À Kiev, il désigne le grand-prince, le kagan, l’autocrate envoyé par Dieu, non seulement pour défendre la ville contre la menace extérieure, mais aussi pour instaurer et préserver l’ordre à l’intérieur de la principauté. Le principal apport de Byzance à la conception russe de la politique est l’idée du souverain, oint du Seigneur.

La Russie adopte le christianisme au Xe siècle, au moment où Byzance connaît un nouvel essor. Sous le règne de Basile II, en effet, elle a retrouvé nombre de ses possessions perdues, défait son ennemi le plus redoutable – la Bulgarie – et travaille à mettre en place l’État byzantin sous sa forme classique. À la base de l’Empire d’Orient, se trouve l’idée de l’unité de la société ou, selon la terminologie grecque, de la communauté. Les intérêts communs sont au-dessus des intérêts individuels. Le patriarche Nicolas le Mystique expliquait : « Vous comprenez bien que le salut de la communauté sauvera les intérêts privés de chacun ; en revanche, si celle-ci périt, quelle protection l’individu gardera-t-il ? Comment nous aider les uns les autres dans le malheur commun, sinon en nous efforçant tous de remédier aux maux dans la mesure de nos forces7 ? »

Tous les citoyens de l’empire – donc, membres de la communauté – sont égaux, car tous sont les enfants de l’empereur. Cette égalité absolue équivaut, en réalité, à une absence générale de droits. Seul le Père – l’empereur – a des droits. Ses sujets sont ses enfants, et ses esclaves. Le pouvoir autocratique de l’empereur est d’origine divine : il est l’oint du Seigneur, l’incarnation de Sa volonté. La nature divine du basileus-autocrator apparaît dans le fait que le moindre de ses actes commis sur la voie du pouvoir, est pardonné, lavé après le couronnement. Ce caractère divin est encore renforcé, voire « réalisé » par le rituel de la cour à Constantinople. Le rythme de la vie à la cour, écrit Constantin Porphyrogénète dans son Livre des Cérémonies, reflète l’harmonie et l’ordre créés par Dieu pour l’univers.

Conservant des principes du droit romain, le droit byzantin reconnaît la propriété privée. Mais la jouissance suprême de toutes les possessions en terres revient à l’empereur. Tous les biens immobiliers relèvent de l’État. En d’autres termes, le basileus, incarnation de l’État, peut disposer à sa guise des terres et de l’impôt. Il peut confisquer et distribuer. Il nomme et renvoie les fonctionnaires, édicte les lois, commande aux armées, reçoit les émissaires. La seule entrave à son pouvoir est l’absence de droit de succession au trône. Jusqu’au IXe siècle, la proclamation d’un nouvel empereur a lieu à l’hippodrome de Constantinople : on accorde au peuple la possibilité d’exprimer sa volonté. Par la suite, le basileus annoncera lui-même le nom de son successeur, ce qui atténuera considérablement l’unique restriction de son pouvoir.

Aux IXe et Xe siècles, la hiérarchie du pouvoir est fondée, à Byzance, non sur des rapports de vassalité comme dans le système féodal occidental, mais sur des titres décernés par l’empereur. Nobles et fonctionnaires doivent tous avoir un « rang », sur les dix-huit existants. Près de sept cents ans plus tard, Pierre le Grand, désireux de remettre de l’ordre dans l’administration impériale russe, imaginera une Table des Rangs, comportant quatorze classes. Historien de l’art militaire, Hans Delbrück analyse l’organisation de l’armée byzantine et souligne l’absence de ce qui fait « l’âme du féodalisme occidental » : l’ordre des chevaliers, fondé sur le rapport personnel avec le suzerain auquel on prête un serment de fidélité8.

Le système byzantin – et c’est une autre de ses particularités – ne connaît pas de charges héréditaires. Cela achève de renforcer le pouvoir de l’empereur, mais favorise aussi la mobilité sociale : des soldats distingués aux combats, des paysans, des citadins, des esclaves émancipés rejoignent les rangs de la noblesse d’arme.

La Russie kiévienne de Vladimir, adoptant le modèle byzantin, n’en est qu’au premier stade de l’organisation de l’État. La gestion, la colonisation et la protection des terres sont l’affaire du prince et de sa droujina. Cette dernière est à la fois une arme de guerre et un instrument de pouvoir. Elle se divise en deux catégories : l’une, supérieure, composée de boïars (les « grands »), l’autre d’otroks (les « gars »). Les plus âgés de ses membres forment le conseil du prince : la douma. Y entrent aussi des représentants des villes, organisées sur le modèle militaire. Chacune possède sa force armée (la tyssiatcha). Commandée par un chiliarque (tyssiatski), d’abord élu puis nommé par le prince, elle connaît deux subdivisions (sotnia et dessiatka), dirigées par des centeniers (sotskie) et des dizeniers (dessiatskie) élus.

La société se répartit entre esclaves et hommes libres, avec, au milieu, des « semi-libres ». Les hommes libres sont les membres de la droujina, ou ceux qui s’y rattachent d’une façon ou d’une autre. Le premier code des lois russes, la Rousskaïa Pravda (« Justice russe ») fait état de plusieurs sortes de « semi-libres », codifiant la situation des paysans qui travaillent pour rembourser l’avance consentie par le propriétaire terrien, en bétail ou en matériel. Le nombre élevé d’esclaves s’explique par la nature de l’État et son origine. Les esclaves ont un rôle économique important et font l’objet d’un commerce international actif.

Le pouvoir du prince est limité par l’assemblée populaire, le viétché, qui, à des degrés divers selon les villes, prend part aux décisions intérieures et extérieures.

Le christianisme vient se greffer sur la structure étatique et sociale relativement peu développée de la Russie kiévienne, et lui donne une religion, un modèle politique et une organisation d’État. Évinçant peu à peu les croyances païennes, le christianisme va modeler la spiritualité et la psychologie des tribus slaves, du Dniepr au Ladoga. En se convertissant au christianisme de rite byzantin, Vladimir détermine, pour des siècles, les orientations et les formes de développement de la Russie ; une Russie qui, alors, est le seul État européen à n’avoir jamais été une province de l’Empire romain et qui, en conséquence, n’emprunte pas sa religion à Rome. En 988, toutefois, le christianisme est encore uni. Malgré le conflit de plus en plus aigu entre les branches occidentale et orientale, le pape demeure l’unique chef de l’Église. Le Schisme divise le christianisme en deux camps ennemis. Dès lors, les querelles entre voisins, les guerres territoriales prennent une connotation nouvelle, idéologique. Au Xe siècle, des nœuds de conflits apparaissent qui ne sont toujours pas dénoués à la fin du XXe.

Déplorant, nous l’avons vu, le petit nombre de villes autour de Kiev, Vladimir entreprend d’en bâtir. La défense est leur fonction première. Mais cet aspect de l’action du grand-prince donne aux cités fortifiées une vocation nouvelle. La population citadine se compose de représentants de diverses tribus, transplantés par Vladimir hors de leur région d’origine. La construction des villes est donc aussi un moyen de démanteler les structures tribales. Les citadins cessent d’être des Polianes ou des Drevlianes, pour devenir des Vladimiriens ou des Rostoviens.

Le rôle de bâtisseur que se donne le grand-prince présente encore une particularité : les cités édifiées sur les affluents du Dniepr sont tournées vers l’ouest et le sud-ouest. Elles dessinent ainsi les limites des possessions du prince de Kiev et l’orientation de ses intérêts. En 992, Vladimir part en campagne contre les Croates, petite tribu slave établie à l’ouest, au pied des Carpates. Les historiens polonais notent qu’en mai de la même année, Mieszko Ier est mort et que les querelles mettant aux prises les héritiers du chef des Piast, ont pu inciter le prince de Kiev à attaquer les Croates, vassaux de la principauté de Pologne. Au demeurant les mêmes historiens polonais évoquent une campagne de Vladimir contre les Liakh en 990, dont il n’est pas fait mention dans les chroniques russes. La droujina de Kiev aurait atteint la Vistule, contraignant Mieszko Ier, alors en guerre contre les Tchèques, à chercher refuge à Cracovie.

La création d’un évêché dans la nouvelle ville de Vladimir-Volhynsk est la preuve tangible de l’orientation antipolonaise et antilatine de l’action militaire du grand-prince. Il a vocation à renforcer le pouvoir du prince de Kiev sur la terre des Boujanes, la Volhynie.

Le fils de Miezsko, Boleslas le Brave s’allie aux Pétchénègues et riposte. La première guerre russo-polonaise va ainsi durer plus de trente ans, menée successivement, de part et d’autre, par le père et le fils : Vladimir et Iaroslav, Mieszko et Boleslas. Aux victoires du grand-prince russe succèdent celles de Boleslas qui, en 1018, soutenant Sviatopolk, fils aîné de Vladimir, entre dans Kiev. Après la mort de Boleslas le Brave en 1025, mettant à profit les luttes fratricides qui déchireront la Pologne, Iaroslav reprendra les territoires perdus, ces « villes tcherveniennes » d’où, en 981, Vladimir était parti en campagne contre l’Occident.

Du temps de Vladimir, l’incursion à l’ouest, le conflit avec la Pologne n’ont pas un caractère de guerre de religion. L’orthodoxie n’est que l’instrument d’une politique. Vladimir élargit ses liens avec l’Occident, en particulier ses liens dynastiques. Avant sa conversion, on trouvait parmi ses innombrables épouses deux Tchèques et une Bulgare. Sviatopolk, son héritier, porte le prénom d’un célèbre prince de Moravie et a épousé une sœur de Boleslas le Brave. Une de ses filles devient la femme de Casimir, neveu de Boleslas. La Chronique rapporte qu’au début du XIe siècle, Vladimir entretient de bonnes relations avec Boleslas le Brave de Pologne, Étienne de Hongrie, Udalrich de Bohême qui, tous, se sont convertis depuis relativement peu de temps au christianisme romain.

Les conflits militaires et la volonté de maintenir des liens avec les « Latins » caractérisent la politique de Vladimir, désireux de marquer son indépendance à l’égard de Byzance. En quête de nourritures spirituelles – livres, icônes –, Vladimir ne s’adresse pas à Constantinople, mais à l’archevêché bulgare d’Ohrid. L’historien Lev Goumilev le soupçonne d’avoir voulu rompre avec la tradition « de Sviatoslav et d’Olga » et « instaurer des contacts avec l’Occident », autrement dit de s’éloigner de l’orthodoxie au profit du catholicisme. Si Goumilev juge dangereuse et nuisible la décision de Vladimir, c’est parce que le clergé d’Ohrid était, de son point de vue « extrêmement savant, trop savant9 ». L’historien fait ici allusion à la propagande « manichéenne et marcionite », très active parmi les Bulgares, à ses progrès, son influence sur le clergé. Le refus du patriarcat de Byzance, deux cents ans durant, de canoniser Vladimir montre que les soupçons de l’historien du XXe siècle étaient partagés, aux XIe-XIIe siècles, par Constantinople.

Il est vrai qu’il y avait eu des précédents. La Moravie, d’abord convertie à l’orthodoxie, n’avait pas tardé à virer au catholicisme, convaincue que le lien avec Rome était plus rentable politiquement. Tant qu’à côté du patriarcat de Constantinople, existe Ohrid, soutenu par la puissante Bulgarie, le prince russe a la possibilité de manœuvrer politiquement. Cette opportunité disparaît après la défaite infligée à la Bulgarie par Basile II, dont l’acharnement lui vaudra le nom de « pourfendeur des Bulgares ».

La mort de Vladimir, en 1015, pose la question de l’héritage. Selon la Chronique, le grand-prince laisse derrière lui douze fils. L’aîné, Sviatopolk, est en prison à Kiev, soupçonné de collusion avec la Pologne (son épouse est la sœur de Boleslas le Brave), Iaroslav règne à Novgorod, Boris, prince de Mourom, est à la tête des armées. Le trône de Kiev est occupé par Sviatopolk, libéré. Il entame son règne par le meurtre de deux de ses frères, Boris et Gleb (les premiers saints de Russie), puis d’un troisième, Sviatoslav.

Sviatopolk entrera dans l’histoire russe sous le nom de « Maudit ». Toutes les nuances contenues dans le terme russe, okaïanny, convergent vers l’idée d’un esprit malin, d’un démon rejeté par l’Église. Sviatopolk a tué ses frères et mérité le châtiment de l’Histoire. Mais Vladimir lui-même n’avait-il pas accepté lui aussi l’idée de tuer son frère ? Par la suite, le fratricide deviendra une pratique courante dans les luttes entre les princes russes.

Le chroniqueur évoque les étranges circonstances de la naissance de Sviatopolk. Sa mère était enceinte quand Vladimir la prit pour femme, et le futur « Maudit » était considéré comme le « fils de deux pères ». Mais la véritable raison de la condamnation sans appel du fils aîné de Vladimir le Saint est d’ordre religieux et politique, ou plutôt politico-religieux.

Iaroslav, fils de Vladimir lui aussi et prince de Novgorod, refuse de reconnaître les droits de Sviatopolk au trône de Kiev. À la tête d’une droujina de Novgorodiens renforcés d’un détachement de mercenaires varègues, il part à l’attaque. Sviatopolk s’allie aux Pétchénègues. La bataille entre le Nord (Novgorodiens et Scandinaves) et le Sud (Kiéviens et gens de la steppe) s’achève par la victoire de Iaroslav. Sviatopolk s’enfuit en Pologne, chez son beau-frère Boleslas le Brave. Entrés dans Kiev, les gens du Nord, qui résistent encore à la christianisation et défendent leurs croyances païennes, placent Iaroslav sur le trône et incendient les églises. En 1018, le roi de Pologne entreprend de soutenir activement les droits de Sviatopolk. La rencontre a lieu sur le Boug et se conclut par la défaite de la droujina iaroslavienne. Iaroslav se réfugie à Novgorod, tandis que les vainqueurs pénètrent dans Kiev. Quelque six cents ans plus tard, la même situation se reproduira : les Polonais entreront dans Moscou, défendant les droits de Dmitri l’Imposteur au trône de Russie. L’arrivée des Polonais à Kiev suscite la colère des habitants. Un mécontentement qui se traduit par des agressions nocturnes contre l’occupant et par un pogrom. Les Kiéviens voient en effet dans les juifs « infidèles » des alliés des « Latins ». En 1019, Iaroslav défait définitivement Sviatopolk et ses alliés, reprend Kiev et s’y installe. Il régnera trente-cinq ans et entrera dans l’Histoire sous le nom de Iaroslav le Sage.

Pour les historiens eurasiens, Sviatopolk est le premier occidentaliste russe. Ils décèlent dans ses actes une volonté de passer au catholicisme, de se rendre coupable d’une « trahison nationale et religieuse10 ». Une raison supplémentaire de qualifier de « Maudit » l’héritier de Vladimir.

Avant de s’asseoir solidement sur le trône de Kiev, Iaroslav se voit contraint de reconquérir des terres qui ont mis à profit les querelles entre les princes russes pour affirmer leur indépendance. En 1023, son frère Mstislav, prince de Tmoutarakan (presqu’île de Taman) lui déclare la guerre. En 1022, il a vaincu la tribu circassienne des Kassogues établie sur les contreforts du Caucase, et l’a adjointe à sa droujina, déjà composée de Russes et de Khazars. À la tête de cette troupe, Mstislav marche sur Kiev. En 1024, il prend Tchernigov, puis défait Iaroslav qui conduit une nouvelle armée de mercenaires varègues venus de Novgorod.

Pour d’obscures raisons, Mstislav n’ira pas jusqu’à Kiev. Il signe la paix avec son frère qui accepte un partage de l’État dont, en 1026, le Dniepr devient la frontière. La campagne du prince de Tmoutarakan peut être interprétée comme une tentative pour concrétiser le projet de son grand-père Sviatoslav, mais en sens inverse : du sud vers le nord. Une victoire complète de Mstislav eût en effet rétabli les frontières du kaganat khazar, avec une nouvelle capitale au sud, et un prince chrétien. Mstislav meurt en 1034 et ses terres reviennent sous la domination du prince de Kiev.

La guerre entreprise par Mstislav aurait pu marquer un tournant dans l’histoire russe. Elle donnait en effet la possibilité d’une « deuxième voie ». Celle-ci n’a pas été choisie, comme tant d’autres d’ailleurs. La Russie a continué de suivre le chemin tracé.

Bloqué sur le Dniepr par Mstislav, le prince de Kiev porte ses efforts vers le nord. Il entreprend de subjuguer les tribus finnoises, part en campagne contre les Tchoudes, consolide ses positions en Livonie où, en 1030, il fonde la ville de Iouriev. Passant de main en main, cette cité prendra ensuite le nom de Dorpat, avant de devenir Tartu. Quant à la Livonie, elle sera rebaptisée Liflandie, puis Estonie. En 1034, Iaroslav est vainqueur des Pétchénègues qui cessent définitivement de menacer Kiev. En 1061, toutefois, un nouvel ennemi surgira des steppes : les Polovtsiens.

Iaroslav poursuit la politique étrangère de Vladimir, maintenant les relations avec l’Occident, et principalement la Scandinavie. Les alliances dynastiques apparentent alors la Russie kiévienne aux plus grands États. Iaroslav donne sa sœur en mariage au prince polonais Boleslas, ses filles aux rois de Pologne, de Norvège, ainsi qu’à Henri Ier de France. Ses fils prennent pour épouses une princesse polonaise, une comtesse allemande, la fille de l’empereur de Byzance Constantin Monomaque. La tentative – manquée – de marier une autre de ses filles à l’empereur germanique Henri III, montre un désir de renforcer encore les liens avec l’Occident.

En 1043, les relations se gâtent avec Byzance. Le fils de Iaroslav, Vladimir, prend la tête d’une campagne contre Constantinople. Les légères barques russes ne résistent pas au feu grégeois, et la droujina subit également une défaite terrestre. Les historiens donnent diverses explications de cette guerre imprévue. Les uns parlent d’un revirement de la politique byzantine à l’égard des Russes, d’autres d’un « parti antigrec », composé de Varègues, à la cour de Iaroslav. On peut aussi y voir la continuation de la politique de Vladimir, très jaloux de son indépendance. Lié par de nombreuses attaches familiales aux cours européennes, le prince de Kiev ne peut ignorer les rapports entre le pape et les souverains du Saint-Empire romain germanique. Pendant près d’un siècle – du couronnement d’Othon Ier à la mort d’Henri III (964-1056) –, les empereurs germains font et défont les chefs de l’Église catholique, les choisissant parfois jusque dans leur propre famille. Iaroslav n’a ni ne saurait avoir d’influence sur le choix du patriarche byzantin, mais il lui est loisible de désigner le successeur du chef de l’Église en Russie. C’est ce qu’il fait, en 1051. Pour la première fois, le métropolite de Kiev n’est pas grec. C’est un Slave, Hilarion, nommé par le grand-prince, contre la volonté du patriarche. En 1055, un Grec prendra sa place, mais seulement après la mort de Iaroslav.

La politique étrangère de Iaroslav le Sage est caractérisée par l’habileté du prince à manœuvrer entre l’Orient et l’Occident, entre Constantinople et Rome, dans une volonté de contrebalancer un penchant naturel pour Byzance d’où le christianisme est arrivé en Russie. Avec l’orthodoxie sont également venus les Grecs : le métropolite qui dirige l’Église russe, et son impressionnante administration, ainsi que des architectes, peintres, verriers et chanteurs byzantins. Iaroslav veut donner à sa capitale la splendeur de Constantinople. Sous son règne apparaissent la cathédrale Sainte-Sophie, la Porte d’Or et nombre d’édifices très impressionnants. Le prince encourage l’instruction, créant des écoles, appelant des copistes pour traduire les textes grecs en slavon.

Mais la présence d’étrangers en grand nombre, leur assurance et leur morgue, la nouveauté que représente la religion ne peuvent pas ne pas susciter le mécontentement et des réactions antibyzantines. Michel Psellos, philosophe grec et l’un des responsables de la politique de Byzance sous le règne de Constantin IX Monomaque (1042-1055), interprète la guerre de 1043 comme le résultat d’une « vieille animosité » : « Cette tribu barbare ne cesse de bouillonner de haine et de fureur… et d’inventer des prétextes pour guerroyer contre nous. »

On trouve une magnifique illustration de l’attitude ambivalente de Kiev à l’égard de Byzance, berceau de l’orthodoxie et empire prétendant au pouvoir spirituel en Russie, donc limitant le pouvoir du grand-prince, dans l’un des premiers monuments de la littérature russe ancienne. La nomination par Iaroslav, aux fonctions de métropolite, d’un ancien prêtre de Beriozovo, faubourg de Kiev – nomination consignée par la Chronique du temps jadis – peut sembler étrange. Mais le choix du prince est directement lié au Sermon sur la Loi et la Grâce, écrit par le prêtre Hilarion entre 1037 et 1050. Le Sermon se compose de trois parties : « Sur la loi et la grâce » ; « Éloge de notre kagan Vladimir » ; « Supplique à Dieu pour notre terre ».

Traité de théologie, manifeste politique et discours enflammé, le Sermon d’Hilarion est avant tout polémique. Le futur métropolite vise d’abord à convaincre l’Église byzantine de canoniser le grand-prince Vladimir. Il réfute les prétentions de l’Empire à la suprématie mondiale. Sans nier l’importance de Byzance, il affirme que la Russie a, elle aussi, sa mission dans le monde, confiée par Dieu. Hilarion ne se contente pas de faire l’éloge de Vladimir. Il se montre tout aussi louangeur envers ses ancêtres, son grand-père Igor, son père Sviatoslav, en dépit de leur paganisme. Le Sermon est le premier manifeste patriotique de la littérature russe. Il témoigne de la puissance de Iaroslav, digne du fils de Vladimir, et contient en germe bien des caractéristiques du destin de la Russie.

Non moins intéressante est la partie théologique et philosophique du Sermon, consacrée à la « loi » et à la « grâce ». Hilarion compare l’Ancien et le Nouveau Testament, affirmant la supériorité du second, autrement dit celle du christianisme sur le judaïsme. Dans l’Ancien Testament, les rapports entre Dieu et les hommes se fondent sur la « loi », donc l’absence de liberté, la contrainte ou, pour employer un terme moderne, le formalisme. Le Nouveau Testament, lui, est basé sur la « grâce », autrement dit sur une relation libre de l’homme avec Dieu. Pour Hilarion, la grâce est synonyme de vérité, la loi n’est que l’apparence de la vérité, son ombre. La loi est la servante et le précurseur de la grâce ; la grâce est au service de l’ère à venir, de la vie éternelle. D’abord la loi, puis la grâce ; d’abord une apparence de vérité, puis la vérité.

La question de la « loi » qui emprisonne l’homme par des liens formels, et de la « grâce » qui permet à l’âme de palpiter librement, deviendra par la suite l’un des grands sujets de disputes entre les philosophes russes.

Mais l’actualité du Sermon d’Hilarion ne s’arrête pas là. Les historiens ne cessent de chercher les raisons du caractère antijudaïque de ce texte. S’agit-il d’une simple opposition de l’Ancien Testament au Nouveau ? Ou le Sermon était-il une mise en garde contre le danger représenté, pour la Russie kiévienne, par le prosélytisme juif ? Spécialiste de la littérature russe ancienne, N. Goudzi estime, en 1938, qu’Hilarion ne fait qu’exprimer l’idée, commune dans les représentations historiques et ecclésiastiques du Moyen Âge, que le remplacement du judaïsme par le christianisme fut un moment capital de l’histoire mondiale. « On ne saurait déceler dans la première partie du Sermon d’Hilarion le moindre signe d’une polémique avec la prétendue propagande juive dans la Vieille Russie11. » En 1989, Lev Goumilev affirme au contraire que, dans la Russie kiévienne, les « propagandistes du judaïsme se heurtèrent à la puissante résistance d’une théologie très développée et élaborée… Ses écrits enflammés (ceux d’Hilarion) eurent pour la Rus la même signification que la fameuse expression de la bergère de Lorraine : “La belle France”, pour la France du Moyen Âge12 ».

La nature du patriotisme prôné par Hilarion demeure également l’objet d’un débat des plus animés. Ce patriotisme était-il russe, ou ukrainien ? Pour les historiens russes, le doute n’est pas de mise et ils apportent, à l’appui de leur thèse, de redoutables arguments. Mais ceux avancés par les historiens ukrainiens ne le sont pas moins. Dans son Abrégé de l’histoire de l’Ukraine, écrit en 1906, l’historien et homme politique Mihajlo Grouchevski est catégorique : « Du temps de Vladimir et de Iaroslav, la puissance ukrainienne s’étendait des Carpates au Caucase et, au nord, atteignait la Volga et les grands lacs proches de la future Pétersbourg13. » Pour lui, le patriotisme d’Hilarion ne pouvait qu’être ukrainien. L’historien polono-américain Henryk Paszkiewicz se refuse à entrer dans cette querelle entre Russes et Ukrainiens, et se dit convaincu que l’auteur du Sermon était varègue14. Un autre spécialiste de la littérature russe ancienne qualifie Hilarion de Russine15. Ces divergences dans l’interprétation du texte d’Hilarion, les disputes sur l’origine nationale du patriotisme prôné dans le Sermon, soulignent l’importance de cet écrit que l’on peut considérer comme la première manifestation d’une conscience impériale encore embryonnaire.

Sous le règne de Iaroslav le Sage, la puissance kiévienne connaît son plein épanouissement. Après avoir vaincu les Pétchénègues et écarté pour un temps la menace venue des steppes, le grand-prince élargit et consolide ses frontières de l’ouest. À l’intérieur, il travaille à perfectionner l’organisation administrative de son État. C’est à cette époque, également, que sont fixées les premières normes juridiques qui, complétées par les fils de Iaroslav, prendront le nom de Rousskaïa Pravda et deviendront, pour de longues années, la loi fondamentale de la Russie. La canonisation des deux frères du prince, Boris et Gleb, donne au jeune État chrétien ses premiers saints (1020). En mémoire de ces deux martyrs, Iaroslav instaure la « fête de la nouvelle Terre russe », célébrée six fois dans l’année (la principale fête se situant le 24 juillet).

Iaroslav le Sage est le véritable fondateur de la dynastie des Rurik, le chef d’un État qui, écrit Hilarion, « se fait connaître et entendre par toute la terre », ce que confirment les très nombreux voyageurs étrangers de ce temps. Le règne de Iaroslav marque à la fois, pour la Russie kiévienne, le sommet de la grandeur et le début de la décadence. Après la mort du prince, le pouvoir, dans la « nouvelle Terre russe », perd toute caractéristique « despotique ». Aucun des héritiers de Iaroslav ne détiendra « tout le pouvoir russe ». Peu avant de mourir, Iaroslav le Sage partage ses possessions entre ses cinq fils.

Chacun d’eux, de même qu’un neveu de Iaroslav, Vseslav, petit-fils de Vladimir le Soleil Rouge, reçoit un domaine : Iziaslav Kiev et Novgorod, aux deux extrémités de la « voie des Varègues aux Grecs » ; Sviatoslav, Tchernigov, Riazan et la lointaine Tmoutarakan ; Vsevolod, Pereïaslavl, Rostov, Souzdal et Bieloozero ; Viatcheslav, Smolensk ; Igor, Vladimir-Volhynsk ; le neveu, enfin, la principauté de Polotsk. La liste des terres qui leur sont échues en héritage montre d’abord l’envergure des possessions territoriales du grand-prince de Kiev. Iaroslav partage entre ses fils une immense puissance, s’étendant de la mer Blanche à la mer Noire. On est ensuite frappé par l’étroite corrélation entre l’âge de l’héritier et la richesse de la principauté qu’il reçoit. Plus il est vieux, plus il est riche. La grande particularité du régime de succession dans la Russie kiévienne est, phénomène unique en son genre, le principe de rotation. Les princes ne reçoivent des domaines en héritage que pour un temps. Si l’aîné vient à mourir, c’est le cadet qui prend sa place.

Analysant les causes de l’affaiblissement progressif, puis de la décadence de la Russie kiévienne, les historiens citent, parmi les plus importantes, le système politique fondé sur un régime de succession inconnu des autres peuples. La rotation, juste dans son principe puisqu’elle permet à chacun des fils de siéger à son tour sur le trône de Kiev, conduit dans la pratique, pendant près de deux siècles, à d’incessantes guerres fratricides. Plus le nombre des fils héritiers est grand, plus le partage et la rotation deviennent complexes. Des difficultés surgissent, que l’on pourrait surmonter en adoptant un système moins équitable. Si un père meurt avant d’avoir eu sa part de règne, ses fils sont rejetés de la hiérarchie. On voit donc apparaître une catégorie de princes-exclus (izgoi). En outre, l’ordre d’ancienneté ne sera jamais défini avec précision. On est contraint de prendre en compte l’ordre des générations (aînesse généalogique) et celui de la naissance (aînesse physique). La deuxième condition est particulièrement difficile à respecter. Vassili Klioutchevski la formule ainsi : l’oncle est d’ordinaire plus âgé que le neveu. Mais lorsqu’on a coutume de se marier tôt et de mourir tard, le neveu peut être l’aîné de son oncle. Alors, se pose cette insoluble question : qui doit l’emporter, de l’oncle plus jeune ou du neveu plus âgé mais de la génération suivante ? La plupart des guerres que se livreront les princes aux XIe et XIIe siècles, note l’historien, viendront « de conflits entre neveux plus vieux et oncles plus jeunes, entre aînesse physique et aînesse généalogique16 ».

L’absence d’un ordre de succession clairement établi ouvre la porte aux susceptibilités, à l’agressivité, à la soif de pouvoir. Les qualités personnelles des prétendants deviennent le prétexte à des empoignades fratricides. De plus, si les fils ont des obligations envers leur père, celles-ci n’existent pas entre les frères et leurs descendants. Les chiffres font état d’un chaos grandissant. Entre la mort de Iaroslav et celle de Vladimir Monomaque, soit une période de soixante et onze ans, le trône de Kiev est occupé par cinq princes (dont certains plusieurs fois chassés, mais revenant après quelque temps). Entre la mort du Monomaque et l’invasion tatare, soit une période de cent quinze ans, Kiev passe de main en main quarante-sept fois (les mêmes étant, là encore, parfois appelés à revenir).

Le système politique est en outre compliqué par le fait que certaines villes participant de la rotation rejettent le prince qui leur échoit et s’en choisissent un autre. Les chroniques regorgent de témoignages du rôle joué par les viétchés, les assemblées municipales. Si les princes ne sont pas toujours d’accord avec leurs décisions – exemple même de démocratie directe –, ils sont contraints d’en tenir compte. Ainsi, en 1068, le viétché de Kiev chasse-t-il son prince : Iziaslav doit s’enfuir (il reviendra ensuite) et les citadins mettent un autre grand-prince à sa place. Ajoutons à cela qu’il n’y a qu’un viétché par principauté et qu’il se réunit dans la plus grande ville, tandis que les princes sont d’ordinaire nombreux. Le fractionnement à l’échelle de la principauté reproduit celui existant sur l’ensemble de la terre russe.

Le principe de rotation, la présence non définitive du prince à la tête de la principauté, réduisent son autorité et renforcent le viétché. Peu à peu, pourtant, le lien entre le prince local et la terre dont il est le chef se consolide. Une idée nouvelle est en germe, qui sera formulée en 1097 par les princes réunis en conseil à Lioubetch : l’otchina, la terre que gouvernait le père et que le fils doit reprendre. Le conseil décide que chaque prince doit avoir son otchina. Tous les princes ne sont pas présents à Lioubetch ; les décisions du conseil n’ont donc pas valeur d’obligation. Il n’empêche que l’année 1097 marque le début d’une tendance centrifuge qui ne cessera de s’amplifier.

La Russie kiévienne se transforme en un semblant de fédération de principautés, liées entre elles, non par un contrat politique, mais par des attaches généalogiques. Pour V. Klioutchevski, la Russie du XIIe siècle est gouvernée par un pouvoir suprême, unique sans être individuel. Kiev en demeure le centre, la ville principale, parce qu’elle est la plus riche et la plus puissante, et parce que le système de rotation en part et y conduit. Outre le grand-prince de Kiev, deux de ses frères jouent un rôle politique essentiel : le prince de Tchernigov et celui de Pereïaslavl. Ce triumvirat des aînés de Iaroslav et leurs descendants auront une influence déterminante sur le destin de l’Empire des Rurik.

L’accord entre les fils de Iaroslav est de courte durée. Peu après la mort du grand-prince, les conflits éclatent. Les frères ne referont alliance que peu de temps, pour combattre un nouvel ennemi venu des steppes. Nomades belliqueux, connus sous le noms de Kiptchaks en turc, de Polovtsiens en russe et de Komanoï en grec, ces envahisseurs prennent le relais des Pétchénègues. La Russie luttera contre eux durant tout le XIIe siècle. Tour à tour vainqueurs et vaincus, prenant une part active dans les empoignades fratricides des Rurik, ils demeureront les maîtres de la steppe jusqu’en 1222, date à laquelle les Mongols feront leur apparition. En 1055, les Polovtsiens déferlent sur la principauté de Pereïaslavl et Vsevolod conclut la paix avec eux. En 1061, ils reviennent et, cette fois, s’installent. En 1068, les droujinas russes sont battues sur la rivière Alta. Pereïaslavl est désormais entre les mains des nomades. Vsevolod et Iziaslav se réfugient à Kiev. Le troisième frère, Sviatoslav, rentre dans sa ville de Tchernigov pour préparer la défense.

Indignés, selon le chroniqueur, que le grand-prince Iziaslav n’ait pas donné aux habitants de la ville des armes pour participer au combat contre les « infidèles », les Kiéviens le chassent. Le prince s’enfuit en Pologne et demande l’aide de Boleslas II le Téméraire, son cousin par sa mère. Le roi de Pologne la lui accorde volontiers et, en mai 1069, il entre dans Kiev avec Iziaslav. L’hostilité des habitants à l’égard des Polonais persuade bientôt leur roi de la nécessité de regagner ses pénates. La politique d’Iziaslav, qui se montre sans pitié avec ses adversaires, et le complot fomenté contre lui par ses frères Sviatoslav et Vsevolod contraignent le grand-prince à un nouvel exil. Il s’adresse de nouveau à Boleslas qui, cette fois, au dire du chroniqueur, « lui enjoignit de passer son chemin ». Iziaslav demande alors l’appui de l’empereur Henri IV. Ce dernier, voyant son intérêt propre, envoie une ambassade à Kiev, pour défendre auprès de Sviatoslav les droits du prince banni. Mais le soutien, essentiellement verbal, de l’empereur ne fait guère impression à Kiev. Iziaslav en appelle au pape Grégoire VII qui, dans une lettre, atteste de ses droits au trône de Kiev et, surtout, persuade Boleslas II d’apporter au banni une aide concrète. En 1076, Iziaslav, appuyé par une droujina polonaise, retrouve sa ville.

Les avis divergent sur le prix que le grand-prince eut à payer – ou qu’il était prêt à payer – pour le soutien de l’Occident. Rien n’indique formellement qu’il ait renié l’orthodoxie pour se convertir au catholicisme. Quoi qu’il en soit, les Kiéviens l’acceptent une seconde fois. Il est vrai que la présence de guerriers polonais y est sans doute pour quelque chose. Le peu d’empressement que mettent l’empereur et le pape à aider le prince de Kiev s’explique par la lutte que se livrent alors pouvoirs temporel et spirituel en Occident. En janvier 1077, Henri IV passe trois jours dans la neige devant les murailles de Canossa, afin d’obtenir le pardon de Grégoire VII. Le pouvoir temporel se voit finalement humilié et vaincu.

En 1078, un an environ après son retour, Iziaslav meurt en combattant les Polovtsiens amenés par son neveu Oleg, naguère réfugié à Tmoutarakan. Le fils de Iaroslav, Vsevolod, lui succède. Durant les quinze années de son règne et celui de son successeur, Sviatopolk, fils d’Iziaslav, qui occupera le trône pendant vingt ans, les principaux événements seront les guerres contre les Polovtsiens et les rivalités entre princes. Les relations avec Byzance restent importantes, mais les luttes intestines, affaiblissant le pouvoir du prince de Kiev, détruisent l’unité de la politique extérieure. Dans les rapports avec Byzance, cela se traduit en particulier par le désir de chaque principauté de posséder sa propre église autocéphale, son propre métropolite. Il y faut l’autorisation du patriarche qui peut ainsi, dans l’intérêt de l’Empire, mener un jeu subtil, dirigé contre Kiev. Les liens avec l’Occident sont maintenus, en réponse aux « petits jeux » de Byzance. Vsevolod accorde la main de sa fille au comte Henri von Staden. Bientôt veuve, elle épouse ensuite l’empereur Henri IV. Ce mariage est un échec. L’impératrice finit par quitter son mari et dénonce ses diaboliques manigances aux conciles de Constance et de Piacenza. Comme l’explique Lev Goumilev, « Eupraxie était une femme russe. Elle ne put supporter l’ignominie allemande17… » Sans entrer plus en détail dans ces querelles de famille, contentons-nous de noter que le mariage de l’empereur avec la fille du prince de Kiev témoigne de l’importance de la Russie kiévienne.

L’unanimité avec laquelle les historiens russes condamnent les incursions polovtsiennes n’a rien d’étonnant : chaque année, les nomades de la steppe déferlent sur la Russie, pillant, incendiant, semant la ruine sur leur passage, emmenant quantité d’esclaves pris dans les populations. Trois principautés supportent l’essentiel du poids de la lutte contre eux : Tchernigov, Pereïaslavl et la principauté de la Severa. Le caractère interminable du conflit, le sentiment qu’il sera impossible de venir à bout de l’ennemi, qu’on ne peut s’en protéger, s’expliquent non seulement par les qualités guerrières des cavaliers de la steppe, mais aussi par leur mise à profit des luttes entre les princes russes. D’un côté, les princes combattent les « infidèles ». Les gens de la Severa optent pour une tactique défensive : ils organisent la colonisation militaire des confins, construisent des lignes de défense fortifiées le long des fleuves. Ceux de Pereïaslavl – région très ouverte sur la steppe – préfèrent un système de raids réguliers, effectués par les princes pour repousser l’ennemi au-delà des frontières. Mais d’un autre côté, les princes concluent des alliances avec les Polovtsiens qu’ils lancent contre leurs frères et parents ; avec eux, ils pillent villes et villages, réduisent les populations en esclavage. Les princes russes s’allient souvent aux khans polovtsiens, épousant leurs filles. Ces liens de famille, toutefois, n’entravent en rien les nomades de la steppe, non plus que les descendants de Iaroslav le Sage.

La recherche de butin – mode de vie des nomades de la steppe – ne suffit pas à expliquer cette guerre de plus de cent ans contre les Polovtsiens. Vassili Klioutchevski souligne deux points importants dans l’histoire de la Vieille Russie : les steppes sont le fléau de l’État kiévien ; le bien-être et l’aisance de cet État reposent sur l’esclavage. Les marchands d’esclaves, qui représentent la principale force des villes et ont une voix déterminante au viétché, ont donc intérêt à ces guerres incessantes. Moins, cependant, que les droujinas des princes qui, dans la vieille tradition normande, sont partie prenante des entreprises de négoce et pour lesquelles les victoires, accompagnées de riches butins, signifient que le prince les rétribuera généreusement. Les chroniques rapportent que les droujinas de certains princes comptent de deux à trois mille guerriers. La solde est généralement de deux cents grivnas (au moins cinquante francs argent). Le prince a donc besoin d’importantes liquidités, pour posséder une droujina. Mais, cercle vicieux, seule une droujina puissante et nombreuse est à même de lui assurer des moyens financiers de cette ampleur. À la différence de ce qui se passe en Europe occidentale, les membres des droujinas (surtout les plus anciens, qui exigent une rétribution élevée) ne veulent pas, au XIe siècle, être récompensés par des terres. La raison, là encore, en est la « mobilité » du prince, autrement dit la rotation, le régime de succession. Quel sens cela a-t-il de posséder un domaine qui ne demeurera que peu de temps (jusqu’au moment où le prince partira pour une autre ville) entre les mains du boïar ?

Les couches les plus influentes de la société ayant intérêt aux guerres prometteuses de butin, les campagnes militaires vont bon train. On s’y livre avec d’autant plus d’enthousiasme que l’ennemi principal – le Polovtsien – est l’étranger par excellence, le païen, l’« impur ». Les nomades vaincus (Torkes, Karakalpaks ou « bonnets noirs »), établis dans les limites des principautés russes, sont ainsi désignés : « nos impurs ». L’attitude à leur égard est sans malveillance, mais la ligne de partage religieuse permet de voir dans les « impurs » un éternel ennemi. Précisons toutefois que les guerres intestines opposant les princes russes, orthodoxes, ne sont pas moins cruelles. Ces conflits incessants ne peuvent engendrer des natures douces et sensibles. L’époque est rude et les temps à venir seront plus terribles encore.

Il faudra deux conseils de princes, en 1100 et 1103, pour que Vladimir Vsevolodovitch, héritier du troisième fils de Iaroslav le Sage, qui s’était illustré sur le champ de bataille, parvienne à convaincre les princes de la nécessité de marcher unis contre les Polovtsiens. Dans cette lutte, les Russes connaissent des succès divers, leurs victoires alternant avec les raids dévastateurs des nomades. En 1111, les droujinas russes battent l’ennemi à plate couture. Les Polovtsiens regagnent alors la steppe pour restaurer leurs forces et revenir ensuite.

En 1113, meurt le grand-prince de Kiev, Sviatopolk. Des vingt années de son règne, essentiellement marquées par les guerres polovtsiennes, l’Histoire gardera principalement le souvenir d’un acte effroyable, même pour cette époque sans tendresse : Sviatopolk fit crever les yeux de son frère Vassilko, qui gênait ses visées politiques. Par une étrange coïncidence, le prince portait le même nom que son lointain parent, le « Maudit », responsable de l’assassinat de ses frères Boris et Gleb. L’aveuglement de Vassilko eut lieu en 1097 et Sviatopolk continua, seize ans encore, à régner sur Kiev.

Après sa mort, les Kiéviens répugnent à reconnaître pour prince le descendant de Sviatoslav, ainsi que le prévoit le régime de succession. Une révolte éclate. Les Kiéviens font appel à Vladimir Vsevolodovitch, qui se donne le nom de Monomaque en mémoire de son grand-père maternel, l’empereur byzantin Constantin IX Monomaque.

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