6 De nouvelles terres



D’importantes affaires s’accomplirent sous le règne d’Élisabeth, aux confins de la Russie ; simultanément, un très dangereux incendie pouvait à tout moment y éclater.

Evgueni BIELOV.


Élisabeth, 1894.


En dépit d’échecs, de pertes, de retraites temporaires, la constante, le facteur permanent de l’histoire russe est l’élargissement du territoire de l’État. Un petit tableau réalisé par Alexandre Kizevetter à la fin du XIXe siècle, illustre ce phénomène. À la veille du couronnement de Pierre le Grand, le territoire de la Russie comptait 256 126 milles carrés.

Après la mort de Pierre, il est de 275 571 milles carrés.

Après la mort d’Anna, de 290 802 milles carrés.

Après celle d’Élisabeth, de 294 497 milles carrés1.

Ni la personnalité du souverain ou de la souveraine, ni les conseillers entourant le trône ne peuvent infléchir ce processus ; il va toujours dans le même sens, vers l’agrandissement du territoire et l’acquisition de nouvelles terres.

Pierre le Grand avait divisé l’empire en huit régions militaro-administratives, appelées gouvernements. Ces gouvernements se divisaient à leur tour en provinces, administrées par des voïevodes. L’année de l’accession d’Élisabeth au trône, la Russie compte dix gouvernements. En 1749, deux autres sont institués. Celui de Finlande comprend les terres conquises à la Suède, durant la guerre conclue par la paix d’Abo, en 1743. Dans celui d’Orenbourg, entrent les provinces des bords de l’Isset, de l’Oufa et celle de Transouralie, terres où vit une myriade de peuples : Tatars, Mechtcheriaks, Bachkirs, Tchouvaches, Tchérémisses, Mordves. Ces peuples ont pourtant un point commun : l’islam.

Les principaux foyers de troubles aux confins de l’empire sont la Petite-Russie et la Bachkirie (composante essentielle du gouvernement d’Orenbourg).

La politique menée par Pierre le Grand, dans les dernières années de son règne, à l’égard de la Petite-Russie est clairement formulée dans l’oukaze de 1723, promulgué pour répondre à la starchina (les dignitaires cosaques) qui voulait être autorisée à élire son hetman : depuis 1722, l’administration de l’Ukraine était aux mains du Collège de Petite-Russie. L’oukaze rejetait la demande, avec cet argument : « Chacun sait que depuis le temps du premier hetman, Bogdan Khmelnitski, tous ont été des traîtres, chacun sait les malheurs qui en ont résulté pour notre État et, particulièrement, pour la Petite-Russie, chacun garde un souvenir très vif de Mazepa… »

L’oukaze ne rejetait pas l’idée même de l’élection de l’hetman ; il la repoussait jusqu’au moment où l’on trouverait un « homme sûr et loyal ».

La politique à l’égard de la Petite-Russie change, nous l’avons vu, après l’avènement de Pierre II. Ses affaires sont transférées du Sénat au Collège étranger, ce qui signifie que la Petite-Russie est considérée comme une province à part de l’empire. En 1728, elle obtient le droit d’élire son hetman et sa starchina (ses dignitaires), à la condition de choisir pour le premier un colonel de Mirgorod, Danylo Apostol. La Petite-Russie a deux particularités. D’une part, son système d’auto-administration : les Cosaques choisissent leurs chefs. D’autre part, l’absence de servage : les paysans peuvent passer du service d’un seigneur à un autre. Le statut spécial de la Petite-Russie apparaît aussi dans le fait que les Grands-Russiens n’ont pas le droit d’acquérir une terre en Ukraine.

Après la mort de l’hetman Apostol en 1734, le gouvernement de Pétersbourg instaure un système provisoire, qui conserve à la Petite-Russie son statut particulier. En 1750, cette dernière élit son hetman. Nul ne peut prévoir, alors, qu’il sera le dernier. Le candidat est proposé par Élisabeth. C’est ainsi que Cyrille Razoumovski, d’origine petite-russienne, assume cette charge. Razoumovski est le frère du favori en titre (les mauvaises langues prétendent qu’Élisabeth, nature généreuse, eut également des attentions pour le futur hetman). Cyrille Razoumovski est accompagné par Grigori Teplov, qui fixe la politique de l’hetman.

Les principes qui guident Teplov sont formulés dans une note qu’il rédige à l’intention d’Élisabeth et qui influencera grandement Catherine II. L’auteur entreprend de démontrer que le peuple petit-russien a toujours été russe et que tous les désordres survenus dans la province étaient liés aux droits que lui avaient accordés les tsars russes et qu’elle revendiquait, sous la pression des Polonais.

À l’origine du principal conflit petit-russien, se trouvent les rapports entre la starchina locale qui, s’inspirant du modèle russe, vise à asservir la paysannerie, et les paysans qui s’opposent farouchement à toute limitation de leurs libertés. Les deux parties – c’est là ce qu’on appellera le « paradoxe ukrainien » – cherchent de l’aide auprès du gouvernement de Pétersbourg et de ses fonctionnaires. En 1752, la starchina adresse une « très humble supplique » à Razoumovski, demandant que soient interdits les déplacements des paysans, parce qu’ils nuisent aux intérêts de l’État. L’hetman ne souscrit pas à la requête, mais dans sa « lettre universelle » de 1760, il exige que les paysans, en quittant un propriétaire, renoncent à tous leurs biens. L’historien N. Vassilenko résume ainsi la situation : « Dans l’ensemble, le gouvernement de Razoumovski fut pénible pour les Petits-Russiens. Il ignorait les points douloureux de sa patrie d’origine et confiait l’administration directe de la région à cette starchina qui ne pouvait être freinée, dans sa volonté d’asservir définitivement le peuple, que par un contrôle sévère des fonctionnaires grands-russes2. »

On ne saurait formuler plus clairement le « paradoxe ukrainien » : les fonctionnaires envoyés de Grande-Russie, où la paysannerie appartient entièrement aux propriétaires terriens, défendent les paysans petits-russiens contre les tentatives d’asservissement entreprises par la starchina petite-russienne qui, à son tour, a besoin du soutien de l’administration pétersbourgeoise pour combattre les paysans.

La création du gouvernement d’Orenbourg, appelé « Nouvelle Russie » pour marquer l’expansion de l’empire à l’est, dans les steppes infinies de Transouralie, était, nous l’avons dit, une réponse aux troubles bachkirs, groupe ethnique le plus important de la région (cent mille personnes). L’écrasement impitoyable de la révolte des années 1735-1740 n’a pas apaisé les Bachkirs. Des bouffées de mécontentement se transforment en rébellion ouverte lorsque, en 1755, apparaît un chef, le mollah Abdulla Miagsaldine, baptisé par les Russes « Batyrcha » (diminutif de batyr, bogatyr, le preux). Parmi les causes essentielles du mécontentement, on trouve les conversions forcées de la population à l’orthodoxie. Nikolaï Kostomarov écrit : « Le très ancien désir de répandre le christianisme fut réalisé de façon si maladroite et, au demeurant, si peu chrétienne, qu’il suscita partout la haine des Russes3. » Musulman fanatique, le « Batyrcha » appelle à la guerre sainte ; dans un manifeste-programme, il invite à « chasser les infidèles de notre pays et à les tuer… » Il convie les « musulmans loyaux à verser le sang des chrétiens, à piller leurs biens, à les réduire en esclavage… ».

Seuls les Bachkirs établis sur les rives du Haut-Iaïk répondent à l’appel du « Batyrcha ». Ils n’en représentent pas moins une sérieuse menace pour les troupes russes peu nombreuses mises à la disposition du gouverneur de la région d’Orenbourg, Nepliouïev. Les émeutiers répondent à la férocité de la répression en tuant tous les Russes qui leur tombent sous la main. Le gouverneur recourt alors à la traditionnelle méthode impériale : il arme des tribus nomades de la steppe kirghize, hostiles aux Bachkirs. Les Kirghizes-Kaïssaks entreprennent l’élimination des Bachkirs qui tentent de fuir les persécutions russes. L’amnistie décrétée par le gouverneur Nepliouïev achève d’éteindre la révolte. Abdulla Miagsaldine est livré par ses propres compatriotes, envoyé à Pétersbourg, enfermé à la forteresse de Schlusselburg et tué « lors d’une tentative d’évasion ».

L’un des facteurs déterminants de la victoire assez facilement remportée par les troupes du gouverneur Nepliouïev est la prévoyance de l’administration russe qui a installé, dans les steppes transouraliennes, des usines pareilles à des forteresses. Elles sont autant de bases de combat contre les rebelles.

Des peuples établis à l’extrême nord-est, Tchouktches et Koriaks, expriment aussi leur mécontentement de l’administration russe. La construction de la place-forte d’Okhotsk, d’où l’on peut contrôler une partie du littoral de l’océan Pacifique, déclenche un soulèvement. Retranchés dans un ostrog (forteresse de bois), les Koriaks préféreront s’immoler par le feu plutôt que de se rendre aux Russes.

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