17 Le régicide



En Russie le gouvernement est un despotisme mitigé par la strangulation.

Mme de STAËL.


Le XVIIIe siècle s’achève en Russie le 11 mars 1801, par l’assassinat de l’empereur Paul Ier. Le même jour, le XIXe siècle commence par l’avènement de l’héritier légitime, Alexandre Ier. Il n’y a pas de crise dynastique, la loi de succession au trône, signée par le défunt souverain, fonctionne parfaitement.

En définissant le système de gouvernement en Russie par une formule qui devait entrer dans l’histoire, Mme de Staël a vu juste. Le mécontentement suscité par la politique « anti-nobles » de Paul croît de jour en jour. Nikolaï Karamzine note un « trait curieux pour l’observateur » : en « ce règne de l’horreur, les habitants de Russie… parlaient, et avec audace !… Un esprit de sincère fraternité dominait dans les capitales : le malheur commun rapprochait les cœurs et une magnanime exaspération devant les abus du pouvoir étouffait la voix de la prudence personnelle1 ». Le prince Adam Czartoryski reprend presque mot pour mot l’observation de Karamzine : « En 1797 déjà, avant mon départ de Pétersbourg, il était de bon ton parmi la jeunesse de la Cour de critiquer et de railler les actes de Paul, de composer des épigrammes à son sujet et, généralement, de se permettre des licences que l’on criait en outre à tous les échos. On confiait des secrets d’État à tout un chacun, jusques aux femmes et aux jeunes élégants, or nul ne lâchait par mégarde un seul mot, nul ne vendait la mèche2 ».

Paul a contre lui toute la société « des capitales », comme dit Karamzine, ou la « jeunesse de la Cour », pour reprendre l’expression de Czartoryski. Alexandre, l’héritier, devient, « en partie consciemment, en partie involontairement, le centre d’attraction des forces antipavloviennes3… ». Dans le cercle des « jeunes amis » qui se forme autour de lui, comprenant le prince Czartoryski, le comte Nikolaï Novossiltsev et le comte Paul Stroganov, on débat de divers projets visant à « faire au peuple le don de la liberté », à instaurer une Constitution.

Le chancelier Alexandre Bezborodko, autrefois secrétaire de Catherine, est l’auteur d’une note intitulée Des besoins de l’Empire de Russie. À la fin des années 1798-1799, la note est remise confidentiellement à Alexandre. On y trouve formulé le principe de l’absolutisme éclairé, de cet État autocratique réglementé cher à Catherine, mais rejeté par Paul. « Le plus petit affaiblissement de l’autocratie, lit-on dans la note, entraînerait la défection de nombreuses provinces, l’affaiblissement de l’État et d’innombrables malheurs pour le peuple. Mais le souverain autocrate, s’il est doté des qualités requises par sa dignité, doit sentir qu’un pouvoir illimité ne lui est pas donné pour qu’il gouverne selon son caprice… Ayant formulé sa loi, il doit être… le premier à l’observer et à s’y soumettre4. »

Il n’est aucun moyen d’écarter du pouvoir un souverain non « doté des qualités requises par sa dignité ». Sauf un. Alexis Orlov, frère de Grigori, grand favori de Catherine et héros de Tchesmé, s’étonne, dans une conversation avec Natalia Zagriajskaïa, très influente à la Cour, que « l’on supporte un tel monstre ». « Mais que faire ? » demande Zagriajskaïa. « On ne peut tout de même pas l’étrangler ? » « Et pourquoi pas, ma toute bonne ? » répond Alexis Orlov, visiblement effaré. La stupéfaction du comte Orlov n’est pas feinte : trente-six ans plus tôt, il a tué Pierre III.

La conversation d’Orlov et de Zagriajskaïa a lieu dans la troisième année du règne de Paul Ier. L’idée de lui retirer la couronne prend des formes de plus en plus concrètes. Vice-chancelier et l’un des responsables de la politique étrangère, le comte Nikita Panine élabore secrètement un projet de régence, justifié par le mal mental dont souffre l’empereur. Le rôle du régent reviendrait à l’héritier, le grand-duc Alexandre. Panine se réfère à deux cas analogues, parfaitement d’actualité : en Angleterre, durant la maladie de George III, le gouvernement est maintes fois confié au prince de Galles ; au Danemark, sous le règne de Christian VII, malade lui aussi, la régence est assurée, à compter de 1784, par le futur roi Frédéric VI.

Tous ceux qui connaissent Paul sont convaincus qu’il ne renoncera pas au trône. On songe, un temps, à obtenir l’accord du Sénat pour réaliser le plan de Panine. « Mais la plupart des sénateurs, rappelle le comte von der Pahlen, sont des nigauds sans âme ni inspiration5. » Il ne reste donc qu’une voie. Homme résolu et sans pitié, le comte von der Pahlen (1745-1826), originaire de Courlande mais ayant fait toute sa carrière dans l’armée russe, prend en main l’organisation du complot.

La conjuration de 1801, dont acteurs et témoins parleront abondamment, peut être considérée comme un modèle de coup de force. La prise du pouvoir par Catherine II était un putsch improvisé, qui avait réussi par hasard. La participation personnelle de la future impératrice et le comportement insensé de Pierre III avaient assuré le succès de l’opération. La prise du pouvoir par Alexandre Ier est soigneusement organisée et conçue grâce à Pahlen. Dans les deux cas, les exécutants sont les hommes de la garde. Dans les deux cas, le successeur est prêt ; avec cette nuance qu’Alexandre donne son accord mais ne participe pas personnellement à l’attaque du palais. En théorie, il est plus difficile de renverser Paul, parce qu’il règne depuis quatre ans, et non six mois comme son père, et que les soldats de la garde, à la différence des officiers, lui sont dévoués.

Pahlen rapporte l’étonnante conversation qu’il a avec Paul, le 7 mars 1801. Le chef de la conspiration est alors gouverneur de Pétersbourg, chef de la police secrète et, nommé en remplacement de Rostoptchine victime du courroux de l’empereur, responsable de la politique étrangère et de l’administration des postes. Se présentant devant l’empereur, Pahlen entend : Vous étiez ici en 1762 ? – Oui, mais je n’ai été que témoin, et non acteur du coup de force. Pourquoi évoquez-vous cela ? demande Pahlen. Et on lui fait cette réponse : Parce qu’on veut rééditer 1762.

Montrant un sang-froid peu commun, le chef du complot confirme : « Oui, Majesté, c’est ce que l’on veut faire. Je le sais, je suis moi-même de la conspiration… J’en ai tous les fils en main. »

Pahlen explique de façon convaincante à l’empereur pourquoi il n’y a pas de danger : « Votre père était étranger ; vous êtes russe. Il haïssait les Russes, exprimait ouvertement son mépris à leur endroit, montant ainsi le peuple contre lui. Vous, au contraire, vous aimez les Russes, vous les respectez et les estimez… Il ne fut pas couronné, vous l’êtes. Il persécutait le clergé, vous le révérez. Il irrita au plus haut point contre lui les régiments de la garde ; à vous, ces régiments sont entièrement dévoués… » Paul est rassuré. Il met toutefois en garde le gouverneur de Pétersbourg : « Tout est bien ainsi, mais il ne faut pas somnoler6. »

Pahlen a un plan, des exécutants – les officiers de la garde –, l’accord d’Alexandre auquel il a affirmé que Paul serait épargné : on n’exigera de lui que son renoncement au trône. Pahlen jouit d’un pouvoir qui lui permet de ne pas laisser rentrer à Pétersbourg Araktcheïev, relégué en province par un caprice de l’empereur, puis rappelé. Il ne manque plus que l’homme susceptible de diriger la mise en application du plan.

Pahlen le trouve en la personne du comte Leonti Bennigsen (1745-1826). Originaire de Hanovre, lieutenant dans l’armée royale de son pays natal puis, à partir de 1773, au service de la Russie, général-major en 1794, chef d’état-major de l’armée envoyée prendre la Perse sous le commandement de Valerian Zoubov, c’est un soldat professionnel, un mercenaire qui exécute les ordres à la lettre. Napoléon l’évoquera à Sainte-Hélène : « Le général Bennigsen fut celui qui porta le coup ultime : il marcha sur le corps. » Napoléon se souviendra du général Bennigsen pour une autre raison : le comte Bennigsen commandait les troupes russes à Friedland où elles furent défaites par les Français ; toutefois, six mois auparavant, les Russes, sous la conduite du même Bennigsen, avaient tenu bon à Eylau.

Rien ne vient confirmer les propos de Napoléon. Le général Bennigsen ne « marche » pas « sur le corps » de Paul Ier. Mais c’est lui qui, dans la nuit du 11 au 12 mars, mène les conjurés au palais Michel, puis à la chambre de l’empereur.

Il existe près de quarante relations des événements survenus cette nuit-là. Toutes, cependant, ont été écrites d’après les récits des acteurs, voire de tierces personnes. À deux exceptions près : les carnets (incomplètement publiés) d’un des officiers, Constantin Poltoratski, et les Mémoires de Bennigsen. Et malgré tout, la manière dont fut tué l’empereur Paul reste incertaine ; plusieurs versions sont en concurrence. On rapporte le plus souvent qu’il fut étranglé ; on dit parfois que Nikolaï Zoubov (il se trouvait dans la chambre avec son frère Platon, dernier favori de Catherine), géant doué d’une force extraordinaire, frappa Paul à la tempe à l’aide d’une tabatière d’or.

« Quelqu’un des officiers me dit : “On en a fini avec lui”. » Ainsi le général Bennigsen rapporte-t-il l’affaire au général Alexandre Langeron, émigré français servant dans l’armée russe7.

De l’avis des contemporains, le général Pahlen ne suit pas les conjurés dans la chambre ; il se contente de les attendre. Si Paul en réchappe, ce qui peut arriver, le gouverneur de Pétersbourg volera à son secours. Apprenant le décès de Paul Ier, les hésitations des soldats de la garde, rangés devant leurs officiers acteurs du complot, et le désespoir d’Alexandre à l’annonce de la mort de son père, Pahlen va trouver l’héritier, « le saisit rudement par le bras et lui dit : “Assez d’enfantillages ! Allez régner, montrez-vous à la garde”. »

Le complot a réussi. L’héritier légitime monte sur le trône.

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