1 L’héritage



En haut l’éclat, en bas la pourriture.

Paul VALOUÏEV.


À l’annonce du décès de Nicolas Ier, la joie est unanime. Le 4 mars 1855, l’historien Constantin Kaveline, professeur à l’université de Saint-Pétersbourg, écrit à son collègue de Moscou, le professeur Timofeï Granovski : « Le demi-dieu kalmouk, passé tel un ouragan, un fléau, un rouleau compresseur, une râpe, par tout l’État russe, trente années durant, mutilant la pensée, causant la perte de milliers de caractères et d’esprits… cette créature de la culture en uniforme et de l’aspect le plus vil de la nature russe, a crevé… Si le présent n’était pas si terrible et si sombre, ni l’avenir si mystérieux et si énigmatique, il y aurait de quoi perdre la tête de joie, s’enivrer de bonheur1. » La lettre passe de main en main, relève un contemporain, suscitant l’adhésion de tous.

L’avenir, dit Kaveline, est mystérieux, énigmatique. Le nouvel empereur, il est vrai, inquiète. Nul n’ignore son attachement au servage, sa passion héréditaire pour les défilés militaires. Pourtant, Alexis Khomiakov tente de persuader ses amis slavophiles que le tsar sera un réformateur. Son optimisme se fonde sur l’expérience historique. En Russie, explique-t-il, plaisantant à moitié, bons et mauvais gouvernants se succèdent : Pierre III – mauvais, Catherine II – bonne, Paul Ier – mauvais, Alexandre Ier – bon, Nicolas Ier – mauvais, le nouveau sera donc bon. Le noyau rationnel de la théorie de Khomiakov se trouve dans cette vérité bien connue : chaque nouveau tsar commence son règne, en corrigeant la situation reçue en héritage. Tout changement sur le trône s’effectue dans des conditions de crise, engendrées par la politique précédente. Confirmant cette tendance, Nikolaï Boungué, éminent homme d’État qui prendra une part active aux « grandes réformes », écrira à propos d’Alexandre III : « L’empereur Alexandre III monta sur le trône en un temps de troubles2. » En d’autres termes, même Alexandre II qui, pour reprendre l’expression d’Anatole Leroy-Beaulieu, ne se contenta pas d’un « replâtrage de façade3 », laissera en héritage un « temps de troubles ».

Autrement plus lourd est l’héritage laissé par Nicolas Ier.

En 1854, Alexis Khomiakov, dans un poème intitulé La Russie, brosse un tableau effroyable du pays :

Assombrie dans ses jugements d’une noire injustice,

Marquée du sceau de l’esclavage,

Et de la flatterie impie, du mensonge délétère,

De l’inerte et infâme paresse,

De mille vilenies, emplie

Le poète, qui est aussi l’un des grands idéologues du mouvement slavophile, affirme que Dieu aime la Russie : « Ô, indigne d’être élue, Tu l’es, pourtant ! » Il n’empêche que le visage présenté par l’Élue n’a rien de séduisant.

S’adressant à Nicolas Ier, Mikhaïl Pogodine cite Khomiakov, lorsqu’il dit : « Chasse le “mensonge délétère” loin de ton trône et appelle la vérité dure, nue. » Dans une lettre à Alexandre II, Constantin Aksakov constate : « Tous se mentent les uns aux autres, tous le voient et continuent de mentir, et l’on se demande jusqu’où ils iront. » Gouverneur de Courlande, puis ministre, Paul Valouïev, l’un des plus grands acteurs du temps des réformes, note, après la mort de Nicolas Ier, que le trait distinctif de l’organisation d’État en vigueur « consiste en un défaut de vérité à tous les niveaux… L’essence de l’action administrative prend chez nous une multitude de formes et assure un mensonge officiel général ». Et de résumer son point de vue par cette formule que nous avons déjà citée : « En haut l’éclat, en bas la pourriture4. »

Ce mensonge général entraîne, pour une grande part, la désagrégation morale de la classe dirigeante, ce qui ne peut rester sans influence sur la société. Le 29 septembre 1868, Vassili Klioutchevski note dans son journal : « Nous avons grandi sous le joug de l’humiliation politique et morale… Nous avons courbé le dos et nous sommes résignés5. » Mikhaïl Pogodine évoque la principale conséquence de ce mensonge généralisé : « Le souverain, envoûté par des rapports brillants, n’a pas une notion juste de la situation réelle en Russie. » Nikolaï Boungué renchérit : « … Malgré tout son désir de connaître la vérité, l’empereur n’avait qu’une inexacte notion de la situation de fait dans l’État et, a fortiori, des courants dominants dans les cercles intellectuels et le peuple6. »

Nommé par Nicolas Ier chef d’état-major chargé des questions paysannes, le général Paul Kisselev, l’un des dignitaires les plus intelligents de son temps, appelé à devenir ministre, écrit en janvier 1828 : « Un État sans argent ni industrie… peut se mettre à ressembler à un colosse aux pieds d’argile7. » Il faut la guerre de Crimée pour que le retard économique de la Russie devienne évident. Paul Kisselev évoque l’héritage laissé par Alexandre Ier, au terme de vingt-cinq ans de règne. Sous Nicolas Ier, la situation se dégrade encore. Le déficit s’accroît imperturbablement. En 1849, il excède les vingt-huit millions de roubles et, en 1850, les trente-huit millions, sur un budget d’un peu plus de deux cents millions. Le Comité des Finances décide, cette année-là, de dissimuler le déficit au Conseil d’État lui-même, afin de « ne pas nuire au crédit de l’État ». Pendant la guerre d’Orient, l’augmentation du déficit prend des proportions jamais vues.

Une part considérable du budget (jusqu’à 42 %) est employée pour l’armée. La guerre montre que l’armée russe est dotée d’un armement incomparablement inférieur à celui de l’adversaire. La flotte se compose en grande partie de bateaux à voiles, impuissants face aux vapeurs anglais et français. La campagne de Crimée révèle un autre point faible de l’empire. Déjà, Custine notait que les distances étaient le fléau de la Russie. En réalité, le véritable fléau réside moins dans les distances que dans l’absence de routes. Sous le règne de Nicolas Ier, on construit neuf cent soixante-trois verstes de voies ferrées. À titre de comparaison, rappelons qu’à la même époque, les États-Unis en comptent huit mille cinq cents miles. La Russie possède cinq mille six cent vingt-cinq verstes de grandes routes, en excluant la Finlande, le tsarat de Pologne et le Caucase.

Le résultat est que le transport des vivres, de Perekop à Simferopol, prend plus d’un mois : les convois progressent à la vitesse de quatre verstes par vingt-quatre heures. Les renforts envoyés de Moscou en Crimée mettent parfois trois mois pour parvenir à destination, tandis que les renforts français et anglais arrivent au front par la mer, en trois semaines. Un chiffre terrible, celui des soldats morts de maladie, fourni par le ministre de la Guerre, Tchernychev, dans une note intitulée : Revue historique de l’administration de l’armée de terre de 1825 à 1850, donne une idée de l’état de cette armée qui dévore la part la plus importante du budget de Russie. Publié pour le vingt-cinquième anniversaire du règne de Nicolas Ier, ce document indique qu’en vingt-cinq ans, un million soixante-deux mille huit cent trente-neuf « grades inférieurs » sont morts de maladies. Dans le même temps, trente mille deux cent trente-trois hommes sont tombés dans les guerres contre la Perse et la Turquie, dans le Caucase, lors de l’écrasement de la révolte en Pologne ou de l’intervention en Hongrie. L’armée comptait alors deux millions six cent mille quatre cent sept soldats ; il en ressort que 40 % des « grades inférieurs » sont morts de maladies8. Aucune armée du monde n’a connu, sans doute, en un quart de siècle, un tel rapport entre le nombre de soldats tombés au combat et morts de maladies. La guerre de Crimée fait de cette statistique une évidence pour toute la société.

Sous le règne de Nicolas Ier, le développement économique de la Russie s’effectue avec une incroyable lenteur. Les chiffres font état d’une croissance, en valeur absolue ; ainsi la production du fer a-t-elle doublé. Mais les valeurs relatives révèlent l’insuffisance manifeste de cette croissance : dans le même temps, la production anglaise de fer a été multipliée par trente. Nikolaï Boungué explique au destinataire de sa note les raisons de ce retard : « Le gouvernement ne tolérait qu’à contrecœur l’initiative de la société dans les affaires de l’industrie et du commerce, lui préférant les entreprises d’État. À la fin du règne de l’empereur Nicolas Ier, on ne comptait que trente compagnies par actions9. »

Plus éloquent que toutes les données statistiques et les accusations portées contre Nicolas Ier et son action – un fait incontestable : la Russie a perdu la guerre. Elle n’est pas menacée d’occupation ni de voir son empire démembré : ses adversaires ne sont pas de taille et, au demeurant, cela n’entre pas dans leurs projets. La défaite, en d’autres termes la démonstration de la faiblesse de l’armée, unique attribut de l’immense puissance russe, représente un danger mortel pour le système.

« Mise en échec, l’autocratie perd sa légitimité10. » La remarquable formule de Vassili Klioutchevski – dont la justesse sera confirmée par les événements à venir dans l’histoire russe (et non russe) – explique le peu de bienveillance qui ressort généralement des appréciations du règne de Nicolas Ier, elle met en lumière les motivations profondes des réformes qui seront effectuées par Alexandre II.

Défait, le monarque absolu, modèle d’autocrate, perd sa légitimité. En 1831, Fiodor Tiouttchev, dans son poème À l’occasion de la prise de Varsovie, ignorait le doute : « Dieu remettra » à la Russie de Nicolas Ier, « le destin de l’Univers, Le tonnerre de la terre et la voix des cieux… ». Mais en 1855, le poète, nous l’avons dit, fait tomber l’empereur de son piédestal : « Tu ne fus pas un tsar, mais un histrion. » Le grand poète, conservateur et monarchiste, ne peut pardonner la défaite à l’empereur : « Il me semble qu’il n’y eut jamais rien de tel depuis qu’existe l’histoire : un empire, un monde entier s’effondre et meurt sous le poids de la bêtise de quelques imbéciles11. »

Nicolas Ier n’était certes pas un imbécile. Dans les paroles de Tiouttchev, résonne l’amertume de l’amour déçu. Monté sur le trône sous les coups de feu décembristes, l’empereur se fixait deux grands objectifs : la préservation du système politique en place, en étouffant au besoin toute manifestation d’autonomie de la société, et la préparation de la réforme paysanne, sans que la société y prît la moindre part. Ces deux tâches furent accomplies. Mais au cours de leur réalisation, on épuisa entièrement les ressources du système, de ce monde qui, selon Tiouttchev, s’était effondré.

L’héritage confié à Alexandre II ne lui laisse guère de choix : l’héritier doit absolument prendre des mesures pour remédier aux travers du système qui le mènent à sa perte. Nul ne peut dire ce que sera demain et rares sont ceux qui sentent que le temps presse. Le destin de la note trouvée dans les archives de Nikolaï Boungué, montre à quel point il reste peu de temps. La note est adressée à Alexandre III, que Boungué servira en qualité de ministre des Finances, puis au poste de président du Conseil des ministres. La mort soudaine d’Alexandre III empêchera le souverain de lire les remarques de son ministre. Nikolaï Boungué aménagera alors sa note et l’adressera au nouvel autocrate, Nicolas II, dont il aura, un temps, été le précepteur. Le dernier Romanov en prendra connaissance.

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