9 Le Schisme
Avec les réformes sans âme de Nikone et de Pierre… commencent les persécutions et l’écrasement de l’esprit national russe…
Alexandre SOLJÉNITSYNE (1974).
On appelle schisme de l’Église russe la séparation d’une partie considérable de la société orthodoxe russe de l’Église orthodoxe russe dominante.
Vassili KLIOUTCHEVSKI.
La définition froide et objective du Raskol (Schisme) donnée par l’historien russe dans la seconde moitié du XIXe siècle, contraste violemment avec la dénonciation passionnée et furieuse faite, au milieu du XXe siècle, du patriarche Nikone, dont l’action allait être le prétexte du Schisme. On pourrait en conclure que l’actualité du Schisme s’est renforcée.
À partir du XVIe siècle, l’Église catholique a connu la Réforme et la Contre-Réforme, deux notions qu’on ne saurait appliquer à l’Église orthodoxe. Les schismatiques (raskolniki), qui se baptisent eux-mêmes « vieux-croyants » (staroviery ou staroobriadtsy), ne réfutent en rien les dogmes de l’Église officielle, des « nikoniens », ni les fondements de la foi. « C’est pourquoi, écrit Vassili Klioutchevski, nous ne les considérons pas comme des hérétiques, mais seulement comme des schismatiques. »
Le Schisme, qui sera l’un des événements les plus importants du XVIIe siècle et dont les effets se font encore sentir à la fin du XXe siècle, est provoqué par une multitude de problèmes religieux, politiques et psychologiques. Il reflète toutes les grandes questions de la vie russe : la place et la nature de la foi, les relations entre l’Église et l’État, le rôle de l’orthodoxie russe, la lutte entre l’Ancien et le Nouveau, le rapport à l’art et à la science.
Depuis l’époque de Maxime le Grec, des différences sont constatées dans les livres sacrés. Au long des siècles, les copistes ont accumulé les erreurs de rédaction et d’interprétation. En son temps déjà, le patriarche Philarète avait ordonné de réunir, dans toutes les villes, les anciennes copies et de commencer à comparer et corriger les textes. Son successeur, le patriarche Joseph poursuit la tâche, rassemblant à Moscou les correcteurs chargés de vérifier les traductions. Cependant, les vérificateurs eux-mêmes n’inspirent pas spécialement confiance. Convié à Moscou, le Grec Arsène écrit à leur propos : « Certains connaissent à peine l’alphabet, d’autres ignorent vraisemblablement ce que sont les consonnes, les voyelles, les diphtongues ; quant à comprendre les huit parties du discours et autres choses similaires : le genre, le nombre, les temps, les personnes, les modes, les voix – tout cela, manifestement, ne leur a jamais effleuré l’esprit. »
En 1652, sur la prière instante du tsar, Nikone est nommé patriarche, après la mort de Joseph. Il se fait longuement prier et n’accepte cette dignité qu’après avoir vu le tsar le supplier à genoux. « Me respectera-t-on comme le grand pasteur et le père suprême, et me laissera-t-on organiser l’Église ? » demande Nikone. Le tsar, les autorités religieuses et les boïars jurent de se soumettre en tout au futur patriarche.
Vassili Klioutchevski est catégorique : « De tous les Russes du XVIIe siècle, je ne connais pas homme plus étonnant ni figure plus imposante que Nikone1. Un jugement stupéfiant, quand on sait que Pierre le Grand est généralement tenu pour le « grand homme du XVIIe siècle ». Nikolaï Kostomarov confirme cette appréciation : « Le patriarche Nikone est l’une des figures les plus imposantes et les plus puissantes de l’histoire russe2. »
Par la rapidité et la soudaineté de son ascension, le sixième patriarche russe ne peut être comparé qu’au premier Faux-Dmitri. Nikone naît en 1605, dans une famille de paysans. Par la suite, ses ennemis ne manqueront pas une occasion de rappeler que son père était tchérémis, et sa mère tatare. Très tôt, il apprend à lire et à écrire, se passionne pour les livres sacrés et, à vingt ans, devient prêtre. Son instruction attire l’attention des marchands de Moscou qui invitent le jeune pope dans la capitale. Ce dernier, ébranlé par la mort de ses trois enfants, persuade sa femme de prendre le voile et entre lui-même au monastère, sous le nom de Nikone. Élu supérieur du monastère de Kojosersk, il arrive à Moscou en 1646, pour se présenter au tsar, comme le veut la tradition. Ce moine de quarante ans produit un effet indélébile sur Alexis. À la demande du tsar, Nikone est nommé archimandrite du monastère Novospasski, où se trouve le tombeau de la famille Romanov et où Alexis fait de fréquentes visites. En 1648, il devient métropolite de Novgorod, prenant ainsi la deuxième place dans la hiérarchie de l’Église.
À Novgorod, le métropolite révèle des traits de caractère qui, par la suite – lorsqu’il deviendra patriarche –, se manifesteront dans toute leur ampleur : ambition, humeur abrupte, sans réplique. Le tsar lui offre un soutien constant. En 1651, Nikone fait la démonstration de sa conception des rapports entre l’Église et le tsar, en persuadant Alexis de transférer les cendres du saint métropolite Philippe, tué sur l’ordre d’Ivan le Terrible, du monastère de Solovki à la cathédrale de l’Assomption, à Moscou. Dans une missive adressée au monastère, le souverain, sur les conseils de Nikone, supplie le saint de pardonner au tsar Ivan le péché commis « par déraison, envie et fureur sans frein ». La cérémonie vise à démontrer la suprématie de l’Église et la justesse de ses positions, et à prouver que le pouvoir temporel a tort, lorsqu’il porte atteinte au pouvoir ecclésiastique.
Nous l’avons dit, les causes du Schisme sont multiples. La forme prise par le conflit qui va déchirer l’Église orthodoxe, est directement liée au caractère du patriarche et à la nature de ses relations avec le tsar. Les lettres adressées par Alexis à Nikone produisent une étrange impression. Le tsar y nomme le patriarche : « Grand soleil rayonnant » ; « mentor des âmes et des corps » ; « mon très-aimé et frère d’armes » ; « ami à moi »… Certes, sous le règne du père d’Alexis, Michel, le patriarche Philarète partageait le trône avec le tsar. Mais Philarète était le père de Michel. Alexis, lui, place le patriarche à ses côtés, parce qu’il a une foi illimitée en lui, qu’il lui fait confiance et l’aime. Nikone, pour sa part, s’intitule : « Grand souverain et très sage Nikone, archevêque de Moscou et de toutes les Russies, Grande, Petite et Blanche, ainsi que de nombreux diocèses, patriarche de la terre et de la mer. »
Le patriarche Nikone accepte de diriger l’Église russe orthodoxe, afin d’y mettre de l’ordre et, avant tout, d’en renforcer la discipline. Il veut également mener à bien la révision des livres sacrés entreprise depuis longtemps.
Le Schisme est souvent présenté comme la lutte de l’Ancien et du Nouveau ; ce n’est pas pour rien que les adversaires de Nikone se nomment « vieux-croyants ». La chose, pourtant, n’est pas si claire. Le véritable défenseur du passé est Nikone qui décide d’en revenir aux sources premières, aux anciens textes byzantins, afin de purifier le rituel russe de tout nouvel élément, de toutes les modifications nées des erreurs d’interprétation et de copie. Au premier abord, il n’y a là aucun prétexte sérieux à d’effroyables persécutions et répressions. Parmi les changements, on trouve la graphie du nom du Christ : au lieu de Issous, la réforme impose la forme Iissous. Au lieu du signe de croix avec deux doigts, on introduit le signe de croix avec trois. Pour Nikone, ces rectifications sont un retour à l’Ancien ; pour de nombreux orthodoxes, il s’agit d’innovations rejetant la tradition familière – russe.
La querelle ne paraît futile qu’au premier regard. Les adversaires de Nikone se situent en terrain solide, celui de la tradition. Anatole Leroy-Beaulieu décèle, dans cette dispute confuse et moyenâgeuse, la grande cause du Schisme : « Le culte minutieux de la lettre, le formalisme. » Pour le peuple russe, écrit l’auteur de L’Empire des tsars et les Russes, « demeuré à demi païen sous l’enveloppe chrétienne, les invocations religieuses étaient comme des formules magiques dont la moindre altération eût détruit la vertu »3. L’historien français reprend presque mot pour mot la pensée de son homologue russe Nikolaï Kostomarov : « La piété des Russes consistait en une observance aussi précise que possible des marques extérieures de la religion, auxquelles était attribuée une force symbolique, conférant la Grâce divine4. »
L’hostilité envers les modifications imposées par Nikone a deux fondements. Le premier est une attitude soupçonneuse et hautaine à l’égard de la raison et du savoir scientifique. Pour trouver les vrais textes originaux, ordre est donné par Nikone, nous l’avons dit, de rassembler les anciens livres et manuscrits, et de les vérifier. On en fait grief au patriarche. « Un sentiment de crainte et de dégoût, écrit Vassili Klioutchevski, s’emparait du Russe encore imprégné du mode de pensée ancien, à l’idée de la sagesse hellène, rhétorique et philosophique. » L’historien cite un ancien texte russe : « Car je ne suis pas instruit par le verbe et la raison, je ne suis pas instruit par la dialectique, la rhétorique et la philosophie, mais j’ai en ai moi la raison du Christ5. »
Le second fondement est l’attitude à l’égard des Grecs et du passé byzantin. Le tsar Alexis nourrit une vive sympathie pour tout ce qui est grec, considérant qu’il s’agit là de la part la plus ancienne du monde orthodoxe. Cette grécophilie lui vient de son grand-père, le patriarche Philarète, qui voyait dans le tsar moscovite l’héritier des tsars grecs orthodoxes (des empereurs byzantins). Alexis ne se tient pas seulement pour le tsar de toute la Russie, il est aussi le tsar universel, le tsar de l’Orient orthodoxe tout entier. Grécophile lui aussi, Nikone le soutient sur ce point avec enthousiasme. Les modifications apportées aux livres sacrés sont, pour Nikone, un moyen essentiel de supprimer les désaccords avec l’Église grecque, nés, précisément, en raison des erreurs contenues dans les textes russes.
Les adversaires de Nikone ne contestent aucunement le caractère universel du tsar russe. Ils réfutent en revanche la nécessité d’aller chercher auprès des Grecs les sources de la véritable orthodoxie. À la grécophilie de Nikone, ses ennemis opposent leur grécophobie. Ils voient dans la chute de Byzance un châtiment mérité pour l’acceptation (fût-elle temporaire) de la réunion des Églises, lors du concile de Florence. Ils se refusent en outre à reconnaître l’autorité de l’Église grecque, qui subit le joug turc. Du point de vue des adversaires de Nikone, l’Église grecque doit, au contraire, adopter les textes et les rites russes.
Vassili Klioutchevski qualifie de « vice organique de la société religieuse russe ancienne » le fait qu’elle « se considère comme seule détentrice de la vraie foi dans le monde, qu’elle tient pour seule juste sa conception du divin, qu’elle présente le Créateur de l’univers comme son Dieu russe »6. On peut toutefois estimer que ces convictions sont également sources de force, qu’elles maintiennent la cohésion de la société russe aux époques les plus noires et les plus troublées de son histoire. Pour Anatole Leroy-Beaulieu, « l’attachement du peuple moscovite à ses rites et à ses textes traditionnels était d’autant moins justifié que textes et rites avaient subi plus d’altérations »7. Mais c’est le point de vue d’un rationaliste français. La justification la plus convaincante des querelles engendrées par l’action de Nikone – qui allaient prendre une tournure fanatique, impitoyable et sanglante – est le désir des deux parties de voir en Moscou la « Troisième Rome ».
Le patriarche est un ennemi aussi acharné de la « latinité » que son principal adversaire, Avvakoum, qui deviendra la figure emblématique du Schisme. Ils ne divergent que sur un point : Avvakoum se contente de ce qui a été obtenu, il ne vise qu’à protéger la « Troisième Rome » des ennemis menaçant la véritable orthodoxie, qu’à s’isoler du monde extérieur et à vivre dans son univers moscovite. Le patriarche, lui, cherche un moyen de transformer l’Église russe en Église universelle, en sortant des limites de Moscou et en attirant dans la capitale tout ce qui peut favoriser le renforcement, l’élargissement de l’influence et du pouvoir de l’orthodoxie, de la foi russe.
En surface, la querelle ne concerne que les rites russes, contestés par le patriarche avec la fougue qui le caractérise : signe de croix avec deux doigts, croix à huit branches (au lieu des quatre grecques), processions orientées ou non vers le soleil, ainsi qu’une série d’autres, originels ou apparus à la suite des déformations subies par les textes sacrés. En profondeur, cependant, la querelle vise la nature de l’État russe. Religieuse, elle est également politique, mais aussi psychologique.
Un historien soviétique écrit : dans les années 1660-1680, apparaît le Schisme, « nouvelle forme de mouvement de masse antiféodal dans l’histoire russe »8. Cette affirmation se fonde sur la participation des vieux-croyants aux émeutes et révoltes, en particulier au soulèvement de Stepan Razine. En réalité, le Schisme n’a aucune orientation antiféodale. De nombreux « féodaux » rompent au contraire avec l’Église « nikonienne » et subissent le martyre pour défendre leur foi. En témoigne l’un des joyaux de la Galerie Tretiakov, à Moscou : le tableau de V. Sourikov (1848-1916), intitulé La Boïaryne Morozova. Le peintre y représente le départ en relégation de Fedossia Morozova. Sur un simple traîneau, on emporte loin de Moscou cette ennemie irréductible de Nikone, qui, loin de renoncer, lève bien haut deux doigts au-dessus de sa tête, en signe de fidélité à la « vieille foi ». Fedossia Morozova est l’épouse d’un des boïars les mieux en cour, frère du précepteur et favori du tsar, Boris Morozov. Par son père, elle est en outre apparentée à la tsarine. Fedossia et sa sœur, la princesse Eudoxie Ouroussova, au terme d’effroyables tortures visant à leur faire abjurer la « vieille foi », mourront en prison.
Le Schisme est un soulèvement (bount) idéologique contre tout ce qui est nouveau, étranger et, partant, hostile. La peur du Nouveau et de l’étranger l’emporte finalement, chez une partie des croyants, sur les sentiments à l’égard du tsar – non du tsar en général, mais d’Alexis qui soutient le patriarche. En remplacement d’Alexis, on attend le « vrai tsar », le « libérateur ». Cette attente prend une forme d’extase religieuse.
Le conflit entre les deux conceptions de l’État russe est inévitable. Le martyre enduré par Fedossia Morozova et Eudoxie Ouroussova, représentantes de la plus haute aristocratie moscovite et exhortées à céder par le tsar et le patriarche, prouve que les partisans de la politique d’« ouverture » sont déterminés à aller jusqu’au bout. Cette politique n’est pas celle du seul Nikone, qui s’attache surtout à mettre de l’ordre dans l’Église (tout en ayant, il faut l’avouer, de plus vastes ambitions) ; elle est aussi celle du tsar et de ses plus proches conseillers. Ces derniers changent : à Boris Morozov succèdent Athanase Ordyne-Nachtchokine, chancelier et chef du Possolski Prikaze, puis Artamon Matveïev. Mais chacun d’eux, tout en ayant son point de vue sur la politique étrangère, œuvre pour un élargissement des relations extérieures. Chacun d’eux se prononce en faveur d’une politique étrangère russe active.
L’élargissement des relations avec la Petite-Russie, entrepris sous le règne de Michel, se poursuit et se renforce sous Alexis. Pour Nikolaï Kostomarov, « le transfert de savants kiéviens à Moscou fut un événement capital dans l’histoire de la culture russe du XVIIe siècle9 ». Il s’agit avant tout de « savants théologiens ». Dans les années 1630-1640, le métropolite de Kiev, Pierre Mohila (1633-1647) a remis de l’ordre dans le rituel orthodoxe, devançant Nikone de plusieurs dizaines d’années, sans rien déclencher en Ukraine de semblable aux protestations des « vieux-croyants ». La grande œuvre de Pierre Mohila est la création, à Kiev, d’une Académie théologique préparant des « savants théologiens » tels que n’en connaît pas, alors, l’Église moscovite. Ossip Rtichtchev, ministre de la Cour qui jouit de la confiance d’Alexis, fait venir à Moscou le moine de Kiev Épiphane Slavinetski, étudiant puis enseignant à l’Académie de Pierre Mohila. Avec le groupe de moines qui l’accompagne, ainsi que le moine grec Arsène, Épiphane assume la tâche de réviser les textes sacrés et d’en préparer une nouvelle édition. Nikone, qui accueille avec suspicion les nouveaux venus, ne tarde cependant pas à considérer d’un autre œil Épiphane Slavinetski. Dès lors, il le soutient dans son travail. Le fait que la révision soit effectuée par des moines de Kiev qui, à l’Académie, ont étudié le latin et ont été en contact direct avec les catholiques polonais, ainsi que par le Grec Arsène, catholique converti à l’orthodoxie, suscite la méfiance, voire l’hostilité envers les « nikoniens ».
Deux siècles après les « réformes sans âme de Nikone », Alexandre Soljénitsyne est convaincu que celles-ci sont à l’origine « des persécutions et de l’écrasement de l’esprit national russe10 ». Nikone formule son credo au concile de 1656, déclarant : je suis russe, fils de Russe, mais ma foi est grecque. Le patriarche n’est pas moins russe que ses adversaires, et surtout le premier d’entre eux, le protopope Avvakoum. Le patriarche ne hait pas moins la foi latine – de même la langue latine – que les adversaires des modifications apportées aux textes sacrés. « Pourquoi t’adresses-tu à moi dans cette maudite langue latine ? » lance Nikone à la face du métropolite de Gaza, le Grec Païs Ligaridès, venu tenter de ramener à la raison le patriarche brouillé avec le tsar. Le reproche fait par Alexandre Soljénitsyne à Nikone n’est donc fondé que si l’auteur de La Roue rouge adopte le point de vue des « vieux-croyants » qui transforment l’orthodoxie en monopole national ou, pour reprendre l’expression de Vassili Klioutchevski, « nationalisent l’Église universelle ». Pierre le Grand qui, selon Alexandre Soljénitsyne, poursuivra la lutte contre « l’esprit national russe », procédera à la « nationalisation » de l’orthodoxie, dans l’acception moderne du terme, en étatisant l’Église.
Le Schisme est une querelle religieuse, un conflit divisant l’Église et les fidèles. Toutefois, à la fin de son patriarcat, dans un entretien avec un ancien adversaire repenti, Ivan Neronov, sur les textes sacrés anciens et révisés, Nikone reconnaîtra : « Les uns et les autres sont bons ; qu’on officie avec ceux qu’on voudra, peu importe. » Dans une bien plus grande mesure, le Schisme est politique. Sans en avoir conscience peut-être, les « vieux-croyants » se posent en adversaires de l’idée impériale. À compter du XVe siècle, en effet, Moscou est en marche, avec des coups d’arrêt mais sans dévier de sa route, vers l’empire. Les « vieux-croyants », eux, font précisément dévier l’État, rejetant, sous prétexte de défendre l’Ancien, la dynamique d’élargissement des frontières et de développement. Nikone construit à proximité de Moscou un monastère, véritable palais, baptisé la Nouvelle Jérusalem. Dans une salle, une plaque proclame : ici est le centre de la terre. Des siècles plus tard, Maïakovski écrira : « La terre, on le sait, commence au Kremlin. » Pour Nikone il est évident que le centre de l’univers se situe dans la capitale de la « Troisième Rome ». Mais il est clair aussi que la transformation de Moscou en capitale de l’Église orthodoxe universelle – son but – n’est possible qu’avec l’aide des Grecs. Au péril de leur vie, les « vieux-croyants » défendent ce qui a été réalisé. Pour eux, le but est atteint, ils n’ont pas de doute sur ce point : la vraie foi orthodoxe est la foi russe, tout ce qui n’en relève pas ne relève pas de l’orthodoxie.
En 1937, Nikolaï Berdiaev écrit : « Le royaume orthodoxe moscovite était un État totalitaire11. » Sans conférer alors à cette expression, encore peu usitée avant-guerre, son sens ultérieur, le philosophe veut souligner le caractère indissociable, au sein de l’État moscovite, de l’orthodoxie (de la foi) et du tsar (du pouvoir). À titre d’exemple, Nikolaï Berdiaev cite « le remarquable théoricien de la monarchie absolue », qui prônait la nécessité pour le tsar, non seulement de diriger l’État, mais également d’œuvrer au salut des âmes.
Le vrai tsar est le gardien de la foi. En portant atteinte aux anciens rites russes, le tsar Alexis montre qu’il ne peut être le vrai tsar. Le pouvoir est donc détenu par l’antéchrist. On assiste à une rupture de la « totalité », du lien organique entre le pouvoir et la foi. L’État moscovite, qui se vit comme la « Troisième Rome », est à la fois le royaume du Christ, le royaume de la justice-vérité (pravda) et le lieu du pouvoir d’État, régi par la non-justice et la non-vérité. Le Schisme, écrit Nikolaï Berdiaev, « porta un premier coup à l’idée de Moscou, Troisième Rome12 », idée d’une fusion des deux royaumes – terrestre et céleste – en un seul. Et il précise que le second coup fut l’œuvre des réformes de Pierre le Grand. En évoquant les « réformes sans âme » de Nikone et de Pierre, Alexandre Soljénitsyne est en accord avec Berdiaev, mais apprécie à sa façon les deux « coups », considérant qu’ils furent dirigés contre la conscience nationale russe.
Les « vieux-croyants » mettent en doute l’authenticité du tsar, ils le soupçonnent de trahison. Un coup non moins lourd est porté à l’idée de la « Troisième Rome » par le champion de la révision des textes et du rétablissement des rites dans leur pureté originelle, ennemi numéro un des « vieux-croyants », le patriarche Nikone. Ce dernier, en effet, remet en question le second terme de la formule de la « Troisième Rome » : « la foi et le pouvoir ». Le patriarche est convaincu que « la part ecclésiastique doit l’emporter », autrement dit que le pouvoir de l’Église est supérieur à celui du tsar. Slavophile connu, Iouri Samarine (1819-1876) écrira que Nikone voulait « instaurer en Russie un papisme national privé13 ».
Outre les facteurs religieux et politiques, des facteurs psychologiques et personnels entrent en ligne de compte. Dans la préface à l’édition révisée du Missel de 1655, le tsar Alexis et le patriarche Nikone apparaissent comme une « dualité élue de Dieu et dotée de la sagesse divine », derrière laquelle « tous les vivants en leur pouvoir… et sous leur unique conduite souveraine, doivent glorifier, par des chants de joie, notre vrai Dieu qui les a élevés ».
Dans l’État moscovite, qui dit double pouvoir, dit troubles. La position occupée par Nikone suscite le mécontentement croissant de la Cour. Le patriarche, il est vrai, fait ce qu’il faut pour dresser tout le monde contre lui. Son despotisme sans bornes, son tempérament volcanique, son orgueil démesuré effraient et indignent ceux qui tombent sous son autorité. Il se montre sévère, intraitable, souvent mesquin dans les choses administratives. Pour surveiller le clergé, il dispose de sa propre police et des streltsy. Par sa morgue et son ambition, par ses interventions constantes dans les affaires temporelles, il dresse contre lui les boïars. Finalement, les sentiments de son protecteur tout-puissant, le tsar, commencent à se refroidir à son endroit. Brossant le portrait d’Alexis Mikhaïlovitch, Nikolaï Kostomarov note que le tsar ne peut vivre sans ami, et ne cesse de tomber sous leur influence mais que, se reprenant et constatant sa dépendance, il sent soudain ces amitiés lui peser14.
Ayant perçu le changement d’attitude du tsar à son égard, Nikone renonce au patriarcat, en juillet 1658. L’indécision d’Alexis, qui ne veut pas juger trop sévèrement son ancien ami, les querelles des dignitaires de l’Église sur la procédure permettant de lui retirer sa dignité de patriarche, laissent l’Église privée de chef jusqu’en novembre 1666. En présence des patriarches d’Alexandrie et d’Antioche, le concile condamne Nikone pour avoir qualifié le tsar de partisan de la latinité et accusé l’Église russe d’adopter les dogmes latins ; il décide de le démettre de sa dignité et de l’exiler au monastère de Saint-Théraponte, à Bieloozero. Il connaîtra par la suite une réclusion plus dure au monastère Saint-Cyrille de Bieloozero, où il mourra en 1681.
Les historiens relèvent (à travers les témoignages de contemporains) nombre de traits positifs dans le caractère de Nikone. Mais ce sont les traits négatifs qui jouent le rôle principal dans sa chute et, ce qui est plus grave, dans le Schisme de l’Église russe. Tout laisse supposer que la révision des livres sacrés pouvait se faire sans explosion. L’exemple du métropolite de Kiev, Pierre Mohila, en fournit une preuve convaincante. On est également fondé à penser que si Nikone n’avait pas quitté le trône patriarcal, abandonnant l’Église à elle-même au cœur même du conflit, le Schisme n’eût pas pris cette tournure de répression ouverte, impitoyable, de la part de l’Église officielle, ni de résistance désespérée, sous la forme de fuite au plus profond des forêts, de fuite au désert et de suicides collectifs par le feu, de la part des « vieux-croyants ».
Les partisans des anciens rites, éprouvés et confirmés à leurs yeux par le fait que les saints de Russie s’étaient adressés à Dieu par leur intermédiaire et en avaient été entendus, produisent des prédicateurs talentueux, propagateurs passionnés de la « vraie foi ». L’un des premiers et plus éminents combattants des innovations de Nikone est, nous l’avons dit, le protopope Avvakoum (1620-1681). Les points communs entre les deux grands acteurs du Schisme, sont stupéfiants. Comme Nikone, Avvakoum est issu d’une famille paysanne. Il se fait connaître par sa ferveur religieuse et ses exorcismes. En 1647, il entre, en même temps que le futur patriarche, dans le cercle des Amis de Dieu dont le tsar est un familier, et compte bientôt au nombre de ses dirigeants. Voyant dans les « innovations » une atteinte à l’orthodoxie, il déclare la guerre à Nikone et aux « nikoniens », montrant une assurance (dans ses sermons diffusés à travers la Russie, il se qualifie d’« envoyé » de Jésus-Christ), une volonté de pouvoir (spirituel), une intolérance sans bornes.
Le symbole de sa foi est simple, il n’admet aucune interprétation : « Je hurlerai jusqu’à la mort… et qu’il en soit ainsi dans les siècles des siècles ! » Au nom de ce principe, Avvakoum endurera d’effroyables souffrances. Il passera les quatorze dernières années de sa vie dans une prison souterraine, à Poustozersk, dans l’Extrême-Nord, au pain sec et à l’eau. Une insolente missive adressée au tsar Fiodor, fils d’Alexis Mikhaïlovitch, dans laquelle il dénoncera son père défunt et le patriarche Joachim, décidera de son destin. Le 1er avril 1682, il montera au bûcher avec deux de ses compagnons.
Ennemi convaincu de la science – « car le rhéteur et le philosophe ne sauraient être des chrétiens » –, arborant fièrement son « ignorance » – il se dit « homme simple et fort plein d’ignorance » –, Avvakoum laisse néanmoins derrière lui cinquante textes divers : entretiens religieux, dispute sur des questions de dogmes, essais théologiques. Une place particulière revient à sa Vie du protopope Avvakoum écrite par lui-même (1672-1675), première tentative – et remarquable réussite – d’emploi de la langue russe parlée en littérature. Dans une lettre au tsar, Avvakoum entreprend de le persuader de renoncer à la langue grecque : « Car tu es russe, Mikhaïlovitch, et non grec. Exprime-toi dans ta langue naturelle ; ne l’abaisse point ni à l’église, ni chez toi, ni dans ton parler quotidien… Dieu ne nous aime pas moins que les Grecs : il nous a transmis l’écriture et la lecture dans notre langue, à travers Cyrille et Méthode. Que voulons-nous de mieux ? Peut-être la langue des anges ? Mais on ne nous l’accordera pas maintenant, non, pas avant la résurrection universelle. »
La Vie du protopope n’est pas écrite dans la « langue des anges » (Avvakoum a largement recours aux mots « inconvenants », à ce qu’on appelle pudiquement le lexique « non normatif ») ; mais, comme l’écrit un historien de la littérature russe, « ce qu’il fait de la langue russe le place au premier rang des écrivains de Russie ». Et de conclure : « Aucun écrivain russe ne l’a encore surpassé par la force et la saveur, par l’art d’en appeler à toutes les ressources expressives de la langue de tous les jours, pour produire un effet au plus haut point littéraire15. »
La Vie d’Avvakoum, première autobiographie écrite en russe par un Russe, livre d’un combattant sans pitié pour ses ennemis, qui, jusqu’à la mort, devait défendre ses idées et lancer d’insolents défis au pouvoir – temporel et spirituel –, marque le début d’une nouvelle littérature russe. Paradoxe éminemment russe, il a fallu que le premier ouvrage de la nouvelle littérature russe soit consacré à la défense fanatique de l’Ancien, de la « vieille foi », des idées traditionnelles, et à la lutte contre l’étranger, l’extérieur.
L’une des conséquences les plus graves du Schisme est, pour l’Église, la perte du rôle politique qu’elle jouait depuis de nombreux siècles. Certes, elle conserve quelques privilèges : des domaines, un droit de justice, mais elle le doit uniquement à l’indécision et aux hésitations du tsar Alexis. Nettement plus résolu, Pierre le Grand soumettra définitivement l’Église à l’État.
L’affaiblissement de l’Église vient du renforcement du pouvoir étatique. Évoquant la révolte du monastère de Solovki qui rejeta les livres révisés et, quelques années durant, repoussa les armées du tsar bien décidé à l’obliger, par la force des armes, à prier « correctement », Nikolaï Kostomarov conclut : « On peut affirmer sans crainte que la moitié de la Grande Russie se détacha alors de l’Église… Tout ce que le peuple russe recelait de mécontents du pouvoir temporel et spirituel, rallia le Schisme16. » Paul Milioukov ne dit pas autre chose, même s’il le formule un peu différemment : « Peu nombreux furent ceux qui suivirent l’Église [l’Église officielle], parmi ceux qui avaient dépassé la “vieille foi” et la masse de ceux qui étaient indifférents à la religion17. » Le départ des croyants les plus convaincus signifiait un affaiblissement du zèle de ceux qui restaient « dans l’enceinte de l’Église ».
L’analyse sociologique des partisans de l’Ancien permet d’élucider le sens de l’expression « la moitié de la Grande Russie », employée par Nikolaï Kostomarov. Les prêtres du rang sont les premiers à s’élever contre les innovations de Nikone. Ils sont ensuite rejoints par les « gens des faubourgs », les citadins écrasés sous le poids des impôts et qui trouvent en Nikone un terrible adversaire ; ces mêmes citadins subissent en outre la concurrence des négociants étrangers qui jouissent, nous l’avons vu, dans l’État moscovite, d’une série de privilèges. La population des faubourgs, beaucoup plus énergique et entreprenante que la paysannerie, plus cossue aussi, représente une force sociale impressionnante. Elle est d’autant plus importante qu’elle est ralliée pour partie par l’armée des streltsy (l’autre partie rejoint les paysans). Plus tard encore, la paysannerie, définitivement asservie et dans un dénuement extrême, s’unira aux « vieux-croyants ». Enfin, une part des boïars se dresse aussi contre l’Église officielle. Les vestiges des grandes familles nobles, qui ont gardé la mémoire des coups très durs que leur a portés l’État depuis Ivan le Terrible, s’allient aux rebelles.
Le coup assené par le Schisme à l’idée de la « Troisième Rome » la transforme, sans pourtant l’anéantir. La prédiction de Philothée, devenue le fondement idéologique de l’étroite union entre l’État et l’Église, aura profité aux deux, favorisant leur ascension. L’État retire de son alliance avec l’Église tout ce qu’elle pouvait lui offrir, et quand sa partenaire est affaiblie, il la réduit à son service. Au début du siècle suivant, l’État russe deviendra officiellement l’empire de Russie, et Moscou cèdera la place à la nouvelle capitale de la « Troisième Rome » : Saint-Pétersbourg.
La doctrine de base sera alors définitivement transformée : dans la notion de « Russie orthodoxe », le premier terme, la Russie, autrement dit l’État, l’aura emporté.
En 1993, un écrivain russe déclarera : « La Russie, voilà notre foi !… Dieu veut que la Russie renaisse, elle est le cerveau et le cœur de la planète18. »