2 La révolution d’en haut
Il vaut bien mieux que cela vienne d’en haut plutôt que d’en bas.
ALEXANDRE II.
30 mars 1856.
En disant ces mots, l’empereur évoque la libération des paysans. Il faudra attendre encore cinq ans l’abolition du servage en Russie. À la suite de l’émancipation paysanne, d’autres réformes seront accomplies, changeant la face de la Russie. Bien que reconnaissant unanimement l’importance des réformes, contemporains et historiens les apprécient diversement. Vassili Klioutchevski résume les reproches faits à Alexandre II : « Toutes ses grandes réformes, effectuées avec un impardonnable retard, furent conçues dans un esprit de générosité, élaborées à la hâte et réalisées sans grande conscience, à l’exception, peut-être, des réformes judiciaire et militaire1. » Klioutchevski consigne cette observation dans son journal, le 24 avril 1906, donc après la première révolution russe du XXe siècle.
Le plus grand historien de la seconde moitié du XIXe siècle voit parfaitement les défauts des réformes d’Alexandre II. À la fin des années 1980, un autre historien russe se concentre, lui, essentiellement sur les aspects politiques de ces transformations majeures. Nathan Eidelman écrit en effet : « Du point de vue révolutionnaire et démocratique, ainsi que du point de vue paysan, la réforme, indubitablement, pouvait, devait, être meilleure ; il convient toutefois de se représenter clairement qu’elle eût pu être également bien pire2. » Pour Nathan Eidelman, l’époque d’Alexandre II est le miroir dont il se sert pour entrevoir les perspectives de la perestroïka, entamée dans l’Union soviétique de 1985.
La mort de Staline conduit à évoquer celle de Nicolas Ier. De plus, le mot de « Dégel », qui définit le climat de l’ère poststalinienne, est emprunté aux propos de Herzen sur l’atmosphère régnant en Russie après le décès de Nicolas Ier. Le terme perestroïka est, quant à lui, tiré du lexique politique du temps des grandes réformes, de même que celui de glasnost. Les deux éléments fondamentaux de la perestroïka d’Alexandre II – révolution initiée « d’en haut » par un pouvoir autoritaire et participation, à la fois, des jeunes et des « loups-garous », autrement dit des anciens bureaucrates changeant brusquement de fonction sociale – semblent également présents dans la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev. Cette analogie paraît une preuve convaincante que des changements en profondeur sont possibles en URSS, comme ils le furent dans la Russie d’Alexandre II.
Alexandre II monte sur le trône à l’âge de trente-sept ans, fermement persuadé que des transformations sont nécessaires. Reste, toutefois, à savoir lesquelles. Prenant la parole devant les maréchaux de la noblesse, à Moscou, le 30 mars 1856, l’empereur explique sa position : « Le bruit court que j’ai l’intention d’annoncer la libération de la paysannerie. Cette rumeur est sans fondement… Je ne vous dirai pas que j’y sois absolument opposé ; à l’époque qui est la nôtre, cela viendra avec le temps. Je pense que vous serez de mon avis : il apparaît qu’il vaut bien mieux que cela vienne d’en haut plutôt que d’en bas3. »
Alexandre II comprend que l’époque exige la libération des paysans. Il a reçu une formation assez large et diverse, sous la houlette du capitaine Moerder, considéré par ses contemporains comme un homme d’une haute moralité, doté d’un esprit clair et curieux et d’une ferme volonté4. La culture générale du futur empereur est confiée au poète Vassili Joukovski qui, en prenant ses fonctions, explique son programme : « Sa Majesté doit être, non point savante, mais éclairée… Au vrai sens du terme, cela signifie de vastes connaissances, alliées à un profond sens moral5. » Nicolas Ier, par ailleurs, avait accoutumé de confier à son fils des responsabilités d’État, le préparant ainsi à ceindre la couronne. L’héritier bénéficie donc d’une expérience de gouvernement.
Le 18 mars 1856, un traité de paix est signé à Paris, mettant un terme à la guerre d’Orient. Il enregistre la défaite de la Russie, porte un coup à son influence dans les Balkans et au Proche-Orient. Les articles concernant la neutralisation de la mer Noire, autrement dit l’interdiction d’y maintenir une flotte de guerre et des bases militaires, sont particulièrement durs pour les Russes.
Le manifeste d’Alexandre II annonçant la fin du conflit et les conditions de l’accord de paix, contient des allusions prudentes à la nécessité de résoudre des problèmes intérieurs qui ne souffrent pas de délais. Le programme des transformations a été formulé dans le poème La Russie de Khomiakov, qui énumère les grandes tares du système : joug de l’esclavage, absence de justice dans les tribunaux, mensonge délétère. La grande question est cependant le servage. Après la libération de la noblesse par Pierre III en 1761, on avait tenté, nous l’avons vu, de trouver une solution. Mais Alexandre II est confronté aux mêmes problèmes que les innombrables comités secrets créés sous le règne d’Alexandre Ier et de Nicolas Ier : faut-il libérer les paysans et, si oui, avec ou sans la terre ? quelle compensation accorder aux propriétaires terriens, classe constituant le fondement du pouvoir autocratique, pour la perte de leurs moyens d’existence ?
L’un des acteurs les plus éminents de la réforme paysanne, Iouri Samarine, étudie minutieusement les réformes effectuées en Prusse par Stein et Hardenberg, après la défaite de 1806. Vaincue par Napoléon, transformée en satellite de la France, la Prusse, écrit Samarine, entreprit « le difficile exploit de s’auto-amender6 ». Impossible, bien sûr, de comparer la défaite de Sébastopol avec celle d’Iéna. La Russie n’est pas la Prusse mais, pour Iouri Samarine, il y a une analogie dans le projet visant à surmonter les conséquences d’une guerre catastrophique.
Les analogies sont autrement plus grandes et plus nombreuses entre les réformes d’Alexandre II, et celles initiées dans l’Union soviétique des années 1950, poursuivies au milieu des années 1980 et demeurées inachevées dans la Russie postsoviétique. Des analogies d’autant plus convaincantes que l’orientation des réformes reste la même. On continue à tenter de résoudre la question paysanne (que faire, aujourd’hui, des kolkhozes et des sovkhozes ?), la manière de combiner pouvoir central et autogestion locale est encore à l’ordre du jour, de même que la réforme judiciaire, les limites de la liberté de parole, et bien d’autres choses. La comparaison de ces époques, séparées par un peu plus d’un siècle, donne aux historiens de notre temps une idée des difficultés que dut surmonter Alexandre II et de la stupéfiante rapidité des changements.
Le 19 février 1861, soit moins de six ans après son accession au trône, Alexandre II signe le Manifeste de libération des paysans, accomplissant ainsi, selon Boris Tchitcherine, « l’œuvre la plus grandiose de l’histoire russe7 ». Seule l’obstination – des contemporains parlent d’entêtement – de l’empereur permet d’achever le travail d’élaboration des réformes en un laps de temps aussi bref. Il convient cependant de ne pas minimiser non plus l’attention accordée au problème et les préparatifs effectués durant le règne précédent.
Une des grandes innovations consiste à associer la noblesse, groupe social qui résiste activement aux réformes proposées, pour résoudre la question paysanne. « Autoriser le ministère de l’Intérieur », lit-on dans la résolution du Comité secret du 18 août 1857, « à réclamer, non seulement des informations, mais aussi l’avis, des idées et des propositions aux responsables de gouvernements – gouverneurs et maréchaux de la noblesse –, aux propriétaires terriens expérimentés et, en général, à tous ceux dont les connaissances pratiques peuvent être utiles, d’une part, pour définir les grandes orientations, d’autre part pour mettre au point les détails des mesures transitoires8… ». Des comités provinciaux élus sont créés, afin de débattre des voies et des formes de l’émancipation paysanne. Toutes les suggestions sont adressées à une « commission de rédaction » spécialement instituée, composée de représentants du gouvernement – onze personnes –, assistés d’experts choisis parmi les nobles favorables au projet de libération (vingt personnes).
On reproche, à juste titre, à la loi de 1861, son caractère inachevé, son manque de cohérence et un certain nombre de faiblesses. Il ne pouvait, hélas, sans doute guère en être autrement, la loi étant le fruit d’un compromis, obtenu au prix d’efforts importants pour surmonter une très forte résistance. La réforme paysanne comprend quatre points fondamentaux. Le premier est la libération individuelle, sans droit de rachat, de vingt-deux millions de paysans. Selon la « révision » de 1858, la population de Russie est alors de soixante-quatorze millions de personnes. Le second point est le droit accordé aux paysans de racheter une oussadba (la terre sur laquelle se trouvent leur maison et leur enclos). Le troisième point concerne les lopins de terre (labours, fourrages, pâtures) : ces derniers peuvent être rachetés en accord avec le propriétaire terrien. Le dernier point, enfin, a trait à la propriété des terres rachetées aux propriétaires terriens : celles-ci appartiennent, non pas, individuellement, aux paysans, mais collectivement à la communauté, au mir. Un système d’autogestion paysanne s’instaure dans les campagnes, une fois les propriétaires terriens privés de leur pouvoir. Une banque paysanne est créée, qui consent des prêts pour quarante-neuf ans. Des médiateurs du mir tentent de favoriser des accords entre paysans et propriétaires.
La préservation de l’obchtchina – elle vivra encore quarante-cinq ans avant la réforme de Stolypine – s’explique par la conviction de l’écrasante majorité de la société russe que celle-ci garantit une voie particulière de développement pour la Russie. Les slavophiles voient dans cette commune paysanne un idéal d’organisation sociale et la solution de tous les graves problèmes économiques qui inquiètent tant l’Europe occidentale. Lorsque Boris Tchitcherine (1828-1904), l’un des meilleurs connaisseurs du droit russe, écrit : « Notre commune rurale actuelle n’est d’aucune façon un attribut du peuple russe depuis le fond des âges, mais une production du servage et de la capitation », il déclenche, pour reprendre son expression, un véritable « tintamarre » : « Les slavophiles partirent en campagne contre moi, qui avais calomnié la Rus antique9. » Mais l’obchtchina ne séduit pas les seuls slavophiles. Alexandre Herzen lui-même en est un inconditionnel. Aux villages européens il cite en exemple les villages russes, « rangée noircie de modestes isbas de rondins, étroitement serrées les unes contre les autres, prêtes à brûler en chœur, plutôt que de s’effondrer10 ». Cet amour de l’obchtchina gagne à leur tour les socialistes. Piotr Tkatchev (1844-1885), l’un des grands maîtres de Lénine, écrit dans une lettre ouverte à Engels : « Notre peuple… est, dans son immense majorité, pénétré des principes de la possession commune des biens ; il est, si l’on peut dire, communiste par instinct, par tradition. L’idée de la propriété collective est si bien ancrée dans la vision du monde du peuple russe qu’aujourd’hui où le gouvernement commence à comprendre que cette idée est incompatible avec les principes d’une “société bien organisée” et qu’il veut, au nom de ces principes, injecter dans la conscience et la vie populaire l’idée de la propriété privée, il n’y peut parvenir qu’à l’aide des baïonnettes et du knout11. »
Karl Marx, qui ne met pas en doute les affirmations de ses correspondants russes, condamne les réformes d’Alexandre II : « Si la Russie continue sur la voie qu’elle suit depuis 1861, elle laissera échapper la plus belle chance jamais offerte à un peuple par l’histoire et subira toutes les mésaventures les plus funestes du régime capitaliste12. »
Si l’obchtchina, comme le pensent slavophiles et occidentalistes, est la gardienne des qualités particulières du peuple russe, le paysan devient l’incarnation du peuple élu de Dieu. Ironique, Alexis Tolstoï écrit à propos du moujik : « S’il ne boit pas la récolte, alors j’ai du respect pour ce moujik-là. » Il va pourtant à contre-courant : on considère généralement qu’il est indispensable de respecter le moujik, indépendamment de son attitude à l’égard de l’alcool, qu’il faut le révérer. Précisons qu’il ne s’agit pas là de tel ou tel représentant de la classe des cultivateurs, mais du Moujik en général, du Moujik avec un grand M. Cette conception idéologique trouve son expression dans la loi.
La réforme de 1861 donne un statut particulier au paysan. La loi insiste en premier lieu sur le fait que les terres dont dispose le paysan (son enclos, sa part des domaines de la communauté) ne sont pas sa propriété personnelle. Il ne peut ni les vendre, ni les léguer, ni en hériter. D’un autre côté, il lui est impossible de renoncer à son « droit à la terre ». Il ne peut que refuser d’en jouir concrètement, par exemple, en s’installant en ville. On ne délivre un passeport au paysan que pour cinq ans, et l’obchtchina est parfaitement habilitée à le lui retirer. En même temps, le paysan ne perd jamais son « droit à la terre », et s’il décide de revenir au village même après une longue absence, il est fondé à exiger sa part de terre, et sa demande doit être satisfaite.
Le droit des paysans à la terre se distingue radicalement des droits à la propriété de la terre, dont bénéficient toutes les autres classes de la société. Cette conception est à l’origine du statut juridique particulier de la paysannerie russe. Cette dernière est ainsi soumise à des normes pénales différentes : les paysans sont punis moins sévèrement pour certains crimes que d’autres couches de la société ; à l’inverse, ils sont parfois châtiés pour des actes qui, par ailleurs, ne sont pas considérés comme repréhensibles. Les paysans doivent, par exemple, répondre pénalement pour des dépenses déraisonnables ou pour ivrognerie. Ils sont en outre soumis à des peines depuis longtemps abolies pour les autres états. Les juges de volosts – élus par les paysans – peuvent les condamner aux châtiments corporels, autrement dit aux verges, jusqu’à l’âge de soixante ans ; une peine qui restera en vigueur jusqu’en 1904, même si, en 1898, dans une lettre au tsar, Witte évoquera la nécessité de la supprimer, car « les verges… offensent Dieu à travers l’homme ». Witte ajoutera que les pouvoirs spéciaux des juges de volosts contredisent toute la conscience juridique et les normes de droit valables pour l’ensemble du pays : « Il est notable que si un gouverneur fait fouetter un paysan, celui-ci devra en répondre devant le Sénat, tandis que s’il s’agit d’une chicane du tribunal de volost, on considère qu’il doit en être ainsi13. »
Ce statut particulier s’explique par un rapport différent au paysan, par la conviction qu’il représente une valeur à part pour l’État. La terre qui lui est accordée est considérée comme « un bien lui permettant d’assurer sa subsistance dans l’intérêt de l’État14 ». De la même façon, il est indispensable – telle est du moins l’opinion de la société cultivée – de tenir en tutelle les paysans, individus proches de la nature et de Dieu. « À la base de ce désir d’instaurer une tutelle, se trouvait la conviction que le paysan était un être simple, autrement dit non corrompu, pur, qu’il était… porteur de valeurs spirituelles et morales particulières15 ». En conséquence, l’usage patriarcal du fouet par le maître, sur ses propres terres, a une signification morale et éducative.
En émancipant les paysans, l’État prend des mesures pour que ceux-ci restent des cultivateurs, mais aussi des paysans gardiens de valeurs spécifiques. Le paysan, c’est le peuple. La société cultivée, elle, se désigne comme étant « le public ». « L’idée que diverses couches d’un seul et même État, écrit l’auteur de l’Histoire du libéralisme en Russie, puissent exister à des niveaux juridiques différents, que leurs rapports de droit puissent être fondés sur des systèmes juridiques séparés, subsiste encore après l’émancipation des paysans et crée par là même les prémisses d’un élargissement du fossé entre la conscience juridique de la paysannerie et celle des autres couches sociales de l’État russe16. »
Le 22 décembre 1857, Alexandre Nikitenko (1804-1877) note dans son journal : « Le public redoute les conséquences du rescrit sur l’émancipation, à savoir des désordres parmi les paysans. Beaucoup n’osent pas aller dans leur campagne, cet été. » Ses remarques s’achèvent sur un ton angoissé : « … Nous sommes engagés sur la voie de réformes dont nul ne peut actuellement, avec une parfaite exactitude, mesurer l’ampleur. La force du flot dans lequel nous nous sommes précipités, nous entraînera vers des lieux que nous ne pouvons prévoir17. » Professeur libéral de l’université de Moscou, publiciste et censeur, fils de serf, Nikitenko trouve, avec ce mot de « flot », une expression plus qu’heureuse. Après la « stagnation » du règne de Nicolas Ier, la Russie est emportée par le flot.
Pour évaluer la réalité et l’importance des réformes engagées, il importe de les évoquer successivement, sans perdre de vue toutefois qu’elles ont toutes été préparées simultanément. À l’automne 1861, Alexandre II commande d’accélérer la réforme des tribunaux ; en janvier 1862, le ministre de la Guerre, Dmitri Milioutine, présente un projet de réforme de l’armée ; le 1er janvier 1864, la réforme des administrations locales entre en vigueur ; le 20 novembre de la même année, c’est la réforme juridique ; le 6 avril 1865, les Lois provisoires sur la presse, qui changent la situation du mot imprimé dans le pays, sont promulguées.
La résolution relative aux institutions administratives des gouvernements et districts instaure un système d’autogestion locale (self-government) dans trente-quatre provinces de Russie. Neuf gouvernements en sont toutefois exclus, dans la partie occidentale du pays, le pouvoir redoutant l’influence « suspecte » de « l’élément polonais » (le feu de la révolte qui a éclaté dans le tsarat de Pologne, en janvier 1863, couve encore). Des zemstvos sont créés dans les districts et gouvernements. Ils se composent d’assemblées – organes consultatifs et de contrôle – et de bureaux exécutifs (oupravas). Les députés – « délégués » – sont élus par la population, répartie en trois catégories : propriétaires terriens, sociétés urbaines, sociétés rurales. Le nombre des délégués varie selon les groupes : les nobles représentent 40 %, les paysans près de 39 %. Toute l’administration des affaires locales, y compris l’enseignement et les services médicaux, entre dans les attributions du Zemstvo. Le pouvoir gouvernemental – gouverneurs et ministre de l’Intérieur – supervise, soucieux avant tout du respect de la légalité.
La réforme de l’administration locale est critiquée, comme toutes les autres, en raison des limites imposées à la sphère d’influence du self-governement, et de l’attention trop tatillonne des organes gouvernementaux (qui, au demeurant, se fera nettement plus pesante sous le règne suivant). On reproche à la réforme de s’arrêter à mi-chemin : l’instauration d’un Zemstvo à l’échelle de toute la Russie, proposée par Speranski, a notamment été refusée, cet organe ressemblant par trop à un Parlement qu’Alexandre II ne « veut pas donner aux seuls nobles », et qu’il « craint d’accorder à l’ensemble de la société18 ».
Malgré les insuffisances et faiblesses de la réforme locale, le self-government jouera un rôle considérable dans le développement de la Russie. Prenant la parole à Moscou, le 17 février 1995, au Congrès national de l’autogestion locale, Alexandre Soljénitsyne évoquera le Zemstvo qu’il appellera à recréer, le qualifiant de « question centrale dans le destin de la Russie19 ».
En 1870, le self-government pour tous les groupes de population est étendu aux villes. Un cens sur les biens est instauré pour les délégués et leurs électeurs : seuls les propriétaires d’une maison ont le droit d’élire et d’être élus. La douma municipale, élue pour quatre ans, devient le principal organe de l’autonomie citadine.
La réforme des tribunaux représente un pas capital sur la voie du renouveau du mécanisme d’État. Les historiens sont unanimes : la réforme judiciaire est la plus réussie et la plus cohérente. Il est vrai qu’elle n’est pas entravée, à la différence des autres réformes, par des conflits entre les différentes couches sociales ; elle est en outre la mieux, la plus systématiquement préparée. Le 20 novembre 1864, un rescrit du tsar annonce l’instauration d’une justice « rapide, équitable, bienveillante et égale pour tous ». Le pouvoir judiciaire est désormais distinct du pouvoir administratif, les juges sont déclarés inamovibles (leur traitement est considérablement augmenté, passant, annuellement, de deux mille deux cents à neuf mille roubles), la procédure écrite fait place à des débats publics et contradictoires, les accusés sont pourvus d’un avocat et un jury est institué pour les affaires criminelles. Dans les districts et les villes, des juges de paix, élus par les assemblées de zemstvos ou les doumas municipales, prennent en charge les affaires pénales et civiles de moindre importance.
En proposant de mettre au point une réforme judiciaire, Alexandre II enjoint d’effectuer les transformations nécessaires dans ce domaine, « en se fondant sur l’expérience de la science et des États européens ». Dont acte. En 1969, évoquant, dans son journal, son travail de rédaction sur les articles et les Mémoires d’Anatoli Koni, éminente figure judiciaire de l’époque des réformes, Korneï Tchoukovski écrira : « Koni fut un juste et un martyr. Il combattit ces formes de tribunaux qui existent aujourd’hui, il combattit l’injustice pour le salut de l’État. L’ironie du destin veut que ses nobles ouvrages soient publiés aujourd’hui, pour l’enseignement de nos actuels juristes20. » Qu’on y voie une « ironie du destin » ou tout autre chose, il n’en demeure pas moins que les tribunaux soviétiques seront, à tous égards, inférieurs aux tribunaux russes instaurés en 1864.
En avril 1865, le joug de la censure, qui a pris des formes grotesques sous le règne de Nicolas Ier, se relâche. Alexis Nikitenko, qui sera par la suite censeur durant de longues années, raconte ce qui, dans son ouvrage De l’économie politique, fut soumis aux « ciseaux ». Il cite en particulier la phrase : « Adam Smith faisait de la liberté d’entreprise la pierre angulaire de l’enrichissement des peuples. » Le censeur biffe le mot « angulaire », car « la pierre angulaire est le Christ, et l’on ne peut, en conséquence, appliquer cette épithète à quoi que ce soit d’autre21 ». En 1857, Fiodor Tiouttchev adresse une note intitulée De la censure en Russie au prince Mikhaïl Gortchakov, membre du Conseil d’État et ministre des Affaires étrangères. Poète et diplomate, censeur, de nombreuses années durant, dans le domaine de la littérature étrangère, Fiodor Tiouttchev propose une nouvelle approche du problème. « La censure, écrit-il, fait office de limite, et non de guide. Or, la question pour nous, en littérature comme dans tout le reste, est moins de réprimer que d’orienter22. »
Le nouveau règlement de la censure prend en compte l’idée de Tiouttchev. On supprime la censure préalable pour les livres (mais non pour les brochures) et pour certaines éditions périodiques. On instaure en outre la fonction de « rédacteur responsable », censé répondre de toute publication.
Le nouveau règlement des universités, promulgué le 18 juin 1863, élargit considérablement les limites des libertés académiques, ainsi que les droits des étudiants à résoudre eux-mêmes les problèmes scientifiques, à former des cercles, des associations. Les examens d’entrée sont supprimés, mais ceux de fin d’études deviennent plus sévères. Le niveau universitaire s’en trouve relevé.
La réforme militaire, essentielle pour l’Empire russe, occupe une décennie entière. Nommé en 1861 au poste de ministre de la Guerre, Dmitri Milioutine entreprend la réorganisation du système de l’armée, dont la guerre d’Orient a, nous l’avons vu, montré les vices de façon plus que convaincante. Avant même le début de la réforme, on ferme les colonies militaires et les écoles de cantons qui réquisitionnaient des enfants, juifs en majorité, à partir de douze ans, pour un service de vingt-cinq années. En 1859, le service obligatoire est ramené à quinze ans dans l’armée, et à quatorze dans la Flotte.
Dmitri Milioutine transforme aussi l’administration centrale : le ministère de la Guerre n’a plus à prendre en charge les détails de la vie de l’armée. Le pays est divisé en régions militaires, chaînons intermédiaires entre le centre et les troupes. Cette structure se maintiendra en Russie jusqu’à nos jours. L’instruction se voit aussi réformée : on instaure un système d’établissements spécialisés, pour l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie et le génie. Le couronnement de la réforme est l’introduction, le 1er janvier 1874, du service militaire obligatoire pour tous. Le temps de service est fixé à quinze ans, dont six dans l’active et neuf dans la réserve. Les peines corporelles les plus dures ont été, nous l’avons dit, abolies pour les civils par la réforme judiciaire. La réforme de l’armée supprime les verges, l’usage des « chats » (fouets à trois lanières) pour les militaires. Une cour martiale est créée, sur les principes de la réforme judiciaire de 1864.