2 La « Troisième Rome »



Deux Rome sont tombées, la troisième est solide et il n’en sera pas de quatrième.

Philothée de Pskov.


La célèbre prophétie du moine Philothée est formulée dans son Épître au grand-prince Vassili Ivanovitch, le fils d’Ivan III. Mais les quarante-trois ans de règne d’Ivan III ont réuni les conditions permettant de faire de Moscou la « Troisième Rome. La première de ces conditions est extérieure à la Moscovie : c’est la chute de Byzance et la prise de Constantinople, en 1453, par le sultan Mehmet II. La fin de l’empire orthodoxe a un terrible impact en Russie. D’un côté, on y voit l’annonce de la fin du monde, de l’autre un châtiment pour l’acceptation, en 1438-1439, au concile de Ferrare-Florence, de l’Union visant à fondre les Églises chrétiennes d’Orient et d’Occident. Cet accord, au demeurant, n’avait été que temporaire, Byzance n’ayant pas tardé à rejeter l’Union ; mais Moscou ne pouvait pardonner la plus petite hésitation.

L’opinion se répand peu à peu que « le souverain russe a vocation à remplacer l’empereur byzantin, que les Russes sont appelés à succéder aux Grecs et à prendre la première place parmi les peuples orthodoxes, parce qu’ils sont meilleurs chrétiens qu’eux1 ». L’auteur de la biographie de Philothée note que « ni à l’ouest de l’Europe ni même en Grèce, nul ne tira, de l’Union de Florence et de la chute de Constantinople, la même conclusion que les Russes érudits2 ». En Russie, cette conclusion est exprimée et diffusée par le biais des textes littéraires. Après la chute de Constantinople, le Récit de la prise de Tsargrad devient populaire dans la Rus. Son auteur, Nestor-Iskander, Russe converti à l’islam, a pris part au siège et à l’assaut de la capitale impériale. Son récit attire d’autant plus l’attention qu’il évoque la prophétie de Léon le Sage, annonçant que Tsargrad sera libérée des infidèles par le peuple des Rus. Pour Nestor-Iskander, il ne fait aucun doute qu’il s’agit des Russes. Son interprétation est reprise avec enthousiasme en Russie, comme la preuve que les Russes seront les libérateurs de Constantinople. D’autres textes paraissent, qui font de Moscou l’héritière politique de Byzance. L’Histoire de Babylone, les Récits sur les princes de Vladimir proposent une généalogie des empereurs byzantins parfaitement fantaisiste. Mise au point par des moines russes, elle fait des princes moscovites les descendants directs des maîtres de Babylone, dont l’héritage fut transmis à Byzance. Ivan le Terrible s’appuiera à son tour sur les Récits, pour affirmer que sa lignée remonte à l’empereur romain Auguste. Des calculs très précis sont effectués : avant sa mort, Auguste avait partagé le monde entre les membres de sa famille ; son frère Prus avait reçu les territoires compris entre la Vistule et le Niemen (la terre des Prusses), « or, de Prus descendait, à la quatorzième génération, le grand souverain Rurik ».

La conception politique de l’autocratie moscovite et de « Moscou, Troisième Rome » naît dans les monastères. Cela s’explique par le fait qu’ils sont alors l’unique lieu de savoir, mais aussi parce qu’ils représentent une force réelle, impliquée depuis longtemps dans la vie politique, par leur action spirituelle et leurs missions. Les monastères apparaissent dans la Rus peu après l’adoption du christianisme ; à compter du XIe siècle, leur nombre augmente rapidement. Le « joug » tatar est une période de puissant développement de la vie monastique : en un siècle et demi (du XIVe au milieu du XVe), cent quatre-vingts nouveaux monastères sont ainsi édifiés3. Certains abritent jusqu’à trois cents moines, d’autres seulement cinq ou six, voire deux. Les fondateurs en fixent parfois la règle, mais les fondements de la vie quotidienne des moines de l’ancienne Russie sont les mêmes partout. À la tête de la communauté se trouve le supérieur, ainsi qu’un concile formé des « meilleurs frères ». Le plus souvent, le supérieur est élu par le concile, mais il peut également être nommé par l’évêque diocésain, si le monastère en dépend. Les supérieurs des principaux monastères sont confirmés dans leurs fonctions, voire directement nommés par le grand-prince. Si l’accès au monastère est libre, seuls ceux qui apportent une contribution matérielle sont considérés comme des membres à part entière de la communauté ; ceux qui viennent les mains vides et demandent à être accueillis « pour l’amour de Dieu », ne participent pas à la vie du monastère et sont des moines errants – un phénomène très caractéristique de la Vieille Russie.

Les contributions reçues et l’action colonisatrice des moines (ils s’installent en des lieux isolés où ils sont rejoints par des laïcs, une colonie apparaît ainsi) augmentent les domaines des monastères. Leurs votchinas s’agrandissent aussi par des cadeaux des princes, des dons privés, des héritages, des achats de terres. Nous ne disposons d’informations sur les biens des monastères – outre des terres, ils possédaient des maisons, des auberges, des étuves, des ateliers de saunaison… – que depuis le milieu du XVIIe siècle ; ils gèrent alors, selon certaines sources, quelque quatre-vingt-trois mille familles paysannes qui leur appartiennent en propre. Le statut juridique de ces possessions est défini par des chartes, qui énumèrent leurs privilèges. Lorsqu’il s’agit d’avantages financiers, ces chartes portent le nom tatar de tarkhans ; lorsqu’elles attestent de privilèges juridiques, ce sont des chartes d’immunité. Les chartes sont accordées par les khans tatars, les princes de Moscou (et les princes patrimoniaux), les autorités de Novgorod et les métropolites. Les monastères ont le pouvoir de faire venir des gens sur leurs terres ; si leurs paysans sont exemptés des redevances et de la taille, ils prélèvent eux-mêmes certains impôts à la place du gouvernement. Ils bénéficient d’un autre atout important : le droit d’exercer la justice sur leurs domaines ; ils ne dépendent pas de la justice civile ou religieuse : les monastères sont l’affaire du grand-prince.

Selon certaines sources, à la fin du XVe siècle, le tiers du territoire de l’État appartient aux monastères. L’ampleur de ces biens suscite une double réaction. D’une part, on voit se constituer, parmi les moines, un mouvement dit des « non-thésauriseurs », en signe de protestation contre les richesses terrestres accumulées par les monastères. Leur principal porte-parole est Nil de la Sora (né vers 1433-mort en 1508), qui prône la « pensée, le cœur et non la chair » comme lieu privilégié de « l’exploit monastique ». D’autre part, les vastes possessions des monastères intéressent de plus en plus le prince de Moscou. La lutte menée par Ivan III contre les princes patrimoniaux et contre Novgorod et Pskov, l’entraîne inéluctablement vers un conflit avec les monastères.

En décembre 1477, le grand-prince moscovite, qui fait le siège de Novgorod, exige des assiégés une partie des terres appartenant à l’archevêque et aux monastères ; il les distribue ensuite, au titre de pomiestié (domaine inaliénable), aux enfants des boïars. Et quand les terres viennent à manquer, le prince de Moscou entreprend de disposer de celles des monastères. Il se heurte alors à un clergé plus que résolu. Dans la prière orthodoxe de la première semaine du grand carême, apparaît cette litanie : « Que soient maudits tous les gouvernants qui offensent les saints monastères et temples de Dieu, les privant de leurs villages et de leurs vignes, et qui ne se soumettent aux injonctions de l’Église. » Trois cents ans plus tard, la litanie n’effraiera pas Catherine II ni ne l’empêchera de procéder à la sécularisation des terres de l’Église. Ivan III, lui, cède et laisse leurs biens aux monastères.

Cette question des biens est au centre d’une ardente dispute sur la nature des monastères, leur vocation, leurs rapports avec le peuple et le souverain. La position exceptionnelle des monastères – unique lieu de savoir – transforme le débat en véritable atelier, où sera forgée l’idéologie dominante. La seconde moitié du XVe siècle et le début du XVIe constituent une époque d’intense bouillonnement spirituel, théologique, politique et culturel, l’une des périodes les plus importantes de l’histoire moscovite. Au travers de débats passionnés et sans concession, naît l’idée du caractère particulier de l’État moscovite et de l’État russe en général, de la mission de Moscou – capitale de la Rus – dans l’histoire de l’humanité.

Le mariage d’Ivan III devient un élément capital de l’ère nouvelle en gestation. La première femme d’Ivan, Maria de Tver, meurt en 1467. En 1472, âgé de trente-deux ans, le grand-prince de Moscou, souverain de toute la Russie, prend pour épouse une princesse byzantine, Sophie Paléologue, nièce de Constantin XI, dernier empereur de Byzance, mort les armes à la main lors du siège de Constantinople par les Turcs. Sophie est la fille de Thomas Paléologue, régent de la Morée (le Péloponnèse), réfugié à Rome après la prise de la presqu’île par les Turcs. À la mort de Thomas, Sophie et deux de ses frères se retrouvent sous la tutelle du pape. L’idée d’une alliance entre le souverain moscovite et la princesse byzantine naît au Vatican, où l’on espère ainsi amener Moscou à rallier l’Union de Florence. Mais à Moscou, on a d’autres idées en tête. Vassili Klioutchevski écrit : « Surmontant sa répugnance religieuse, Ivan III fit venir la princesse d’Italie et l’épousa en 1472. » La fiancée est accompagnée, pour le voyage, par un légat du pape, Antoine. La procession de traîneaux est précédée de la croix catholique. Le métropolite déclare alors au grand-prince : « S’il entre avec sa croix par une porte de ta bonne ville de Moscou, moi, ton père, j’en sortirai par une autre. »

Exit la croix catholique. Après le mariage, Ivan III rejette toutes les propositions en faveur de l’Union. Sophie amène avec elle une cour innombrable, composée de Grecs, d’Italiens et d’autres étrangers. Des artisans de toutes sortes se pressent à Moscou. Parmi eux, Aristote Fioraventi, qui bâtit la cathédrale de l’Assomption au Kremlin. D’autres architectes arrivent à leur tour, ainsi que des forgerons et des orfèvres, spécialistes de l’argenterie et de la monnaie.

Devenue l’épouse du souverain moscovite, la princesse impose un cérémonial complexe et très strict. De nouveaux titres sont créés, sur le modèle byzantin. Le grand-prince de Moscou adopte pour armoiries l’aigle bicéphale de Byzance. Par sa présence même, Sophie légitime les prétentions de Moscou à être l’héritière de la « deuxième » Rome défunte. Reste la question – formelle – du « joug » tatar et du tribut versé au khan. Le problème sera réglé en 1480.

Sûr de lui, impitoyable, Ivan III ne néglige aucun moyen de renforcer son pouvoir, dévorant les oudiels les uns après les autres. Ivan III a quatre frères, princes patrimoniaux. À la fin des années soixante-dix du XVe siècle, il interdit à ses sujets de passer sous la juridiction de ses frères, refuse de partager avec eux le butin de Novgorod, bien qu’ils aient participé à la campagne. Ses frères décident alors de « rallier » le roi polono-lituanien Casimir. Ivan III se résigne à quelques concessions, mais il n’oublie pas l’affront. Et ses frères se mettent à mourir. Les deux premiers à rendre l’âme sont Iouri de Dmitrov et Andreï de Vologda. Il en reste encore deux. En 1491, Ivan attire Andreï d’Ouglitch dans un « piège », pour reprendre la formule du chroniqueur, et le fait mourir en prison. Peu après, le dernier frère, Boris de Volok expire à son tour. Le grand-prince de Moscou s’adjuge leurs biens.

Sur la voie du pouvoir absolu, se dresse un obstacle : l’Église. La Rus n’a pas connu, jusqu’à présent, de conflits entre pouvoirs laïc et religieux, semblables à ceux qui ont ébranlé l’Europe occidentale. L’Église russe a besoin de Moscou, rempart de l’orthodoxie. Elle soutient donc la politique des princes moscovites. Ces derniers, à leur tour, ont besoin de l’Église qui légitime leur pouvoir. Dans la seconde moitié du XVe siècle, toutefois, surviennent des événements qui modifient la situation et suscitent une querelle entre l’Église et le prince. Après la chute de Constantinople, l’Église moscovite devient complètement indépendante ; en même temps, elle perd un appui extérieur, se retrouve face à face avec le prince de Moscou. Le grand-prince, de son côté, acquiert une puissance inconnue jusqu’alors, qu’il continue d’agrandir.

Une hérésie apparue en cette seconde moitié du XVe siècle, et l’attitude de l’Église et du prince à son égard, reflètent bien la querelle opposant pouvoirs spirituel et temporel. Que la plus grave des hérésies de l’histoire de la Rus naisse à Novgorod, n’a rien de surprenant. Ouverte au commerce occidental et aux idées nouvelles, Novgorod est la porte par laquelle pénètrent en Russie les échos de l’effervescence religieuse que connaît alors l’Europe de l’Ouest. Rappelons qu’en 1517, Luther placarde ses « 95 thèses » sur les portes du château de Wittenberg.

L’hérésie des « judaïsants », selon le nom donné par les contemporains, ou hérésie « moscovito-novgorodienne », pour reprendre la pudique formulation des historiens soviétiques, est mal connue et les quelques informations dont nous disposons proviennent essentiellement de ses adversaires. À en croire les chroniqueurs, l’hérésie est apportée à Novgorod par le juif Zakhar, qui fait son apparition dans la cité en 1471. D’où le nom de « secte des judaïsants », donné aux hérétiques. Cette version sera retenue par les historiens russes et, à leur suite, par les écrivains du XIXe siècle : le juif Zakhar deviendra ainsi un héros du roman Le Basourman d’Ivan Lajetchnikov, et celui d’un drame de Nestor Koukolnik, intitulé Le Prince Daniel Vassilievitch Kholmski. Un chercheur soviétique émettra l’hypothèse que Zakharie Scara Guizolfi était un prince italien établi à Taman et qu’il fut, par erreur, considéré comme “juif” en Russie4 ».

Ne disposant que de rares informations sur l’hérésie, les historiens estiment que « le facteur juif ne joua pas, en l’occurrence, de rôle particulier, se limitant à quelques rites5 » ; ou encore, qu’on « ne relève pas, dans leur foi [la foi des judaïsants], la marque des croyances juives6 ». Les fondements de l’hérésie judaïsante peuvent être résumés ainsi : rejet de la vie monastique et de la hiérarchie ecclésiastique ; refus de se prosterner devant les icônes ; négation du mystère de la communion, de la Trinité et du caractère divin de Jésus-Christ.

L’hérésie se répand d’abord en secret, les hérétiques continuant d’observer tous les rites orthodoxes. En 1480, Ivan III ramène de Novgorod, en qualité d’« érudits », deux prêtres qu’il juge fort sympathiques et qui appartiennent aux « judaïsants ». Occupant les fonctions importantes de protopopes des cathédrales de l’Assomption et de Saint-Michel-Archange au Kremlin, ils se livrent à une propagande active de leurs idées et font, à Moscou, d’innombrables émules. Parmi ces derniers, le favori du grand-prince, Fiodor Kouritsyne, que l’on tient pour le premier ministre russe des Affaires étrangères. Diplomate de talent, Fiodor Kouritsyne voyage beaucoup et est ouvert aux idées nouvelles. On lui attribue l’Histoire de Dracula, écrite alors qu’il était ambassadeur en Hongrie et en Moldavie. Des membres du clergé rallient également les hérétiques. Ivan III n’ignore pas les thèses des « judaïsants », qu’il considère avec bienveillance. On imagine que les critiques exprimées contre la hiérarchie ecclésiastique et les biens des monastères ne peuvent que susciter son approbation.

L’hérésie est officiellement révélée à Novgorod, en 1487. La chronique rapporte que quelques prêtres pris de boisson « se mirent à blasphémer contre la foi orthodoxe ». Le fait parvient aux oreilles de l’archevêque Gennade, qui mène une enquête et déclare la guerre aux hérétiques. En 1488, Gennade parvient, non sans difficulté et contre l’avis du grand-prince et du métropolite, à persuader les évêques de réunir un concile pour condamner l’hérésie et bannir ceux qui refuseront d’abjurer.

La diffusion de l’hérésie n’est stoppée que pour peu de temps. Les efforts inlassablement déployés par Gennade débouchent, en 1491, sur un nouveau concile : cette fois, les « judaïsants » les plus connus des milieux ecclésiastiques sont anathémisés et condamnés à la prison. Gennade, il est vrai, n’obtient pas la peine capitale, mais, ayant entendu parler de l’Inquisition récemment instaurée en Espagne, il organise à Novgorod une sorte d’autodafé. Ces mesures n’arrêtent pas les hérétiques. Le mouvement prend d’autant plus d’ampleur que, selon le calendrier orthodoxe, l’an 1492 sera celui de la fin du monde : il clôt, en effet, les sept mille années dévolues à l’existence du monde (depuis sa création, en 5508). Le courant apocalyptique, l’attente de la fin de l’histoire suscitent un intérêt pour l’astrologie (« le charme de la loi des étoiles », comme on désigne alors la tentation de se passionner pour les astres), et les prophéties. À côté d’intérêts très concrets, l’effervescence des esprits est un terrain d’élection pour le mouvement des judaïsants.

Ennemi numéro un de l’hérésie, Gennade appelle à la rescousse le supérieur du monastère de Volokolamsk – qui dépend de l’évêché de Novgorod –, Joseph de Volok (1439-1515). Appelant les autorités laïques à persécuter sans pitié les hérétiques, les prêches de Joseph de Volok se heurtent à l’opposition d’un moine de Saint-Cyrille de Bieloozero, Nil de la Sora (né vers 1433 et mort en 1508), et de ses disciples, connus sous le nom de « starets (sages) d’Outre-Volga ». La lutte contre les hérétiques se transforme en l’une des querelles politiques majeures de l’histoire de la Rus, au cours de laquelle s’élaborent la conception du pouvoir du souverain moscovite et l’attitude envers la pensée dissidente, et la pensée en général. Seul à garder, dans la littérature russe ancienne, le titre de « grand starets », Nil de la Sora s’élève énergiquement contre les possessions des monastères, considérant que les biens matériels corrompent les moines. Nil de la Sora et ses disciples prônent le dénuement comme grand principe spirituel de la vie monastique. Le conflit opposant « thésauriseurs » – comme on appelle les « joséphiens », partisans de Joseph de Volok – et « non-thésauriseurs », est aussi d’ordre politique : la cour du grand-prince y est en effet impliquée. L’issue de la lutte est finalement déterminée, non par le jeu des idées, mais par une décision d’Ivan III. Longtemps, nous l’avons dit, le grand-prince considère les « judaïsants » avec bienveillance : l’affaiblissement des monastères, la réduction de leurs possessions entrent dans ses projets étatiques. La belle-fille d’Ivan elle-même, Elena, éprouve quelque sympathie à leur endroit ; or, Elena est la veuve du fils qu’Ivan, un temps, avait pris pour co-souverain. Après la mort de ce dernier, son autre fils, Dmitri, devient l’héritier en titre. La situation se complique après le remariage d’Ivan et la naissance d’un fils de Sophie, Vassili. Les boïars, adversaires des monastères où leurs paysans cherchent fréquemment refuge, soutiennent le premier héritier. De plus, Sophie, avec sa cour étrangère, n’est guère populaire.

En 1498, Ivan III fait un choix et décide de couronner son aîné, Dmitri, « de son vivant même et après, grand-prince de Vladimir, Moscou et Novgorod ». Pour les hérétiques, cela signifie la fin des persécutions. Mais Sophie réussit à dissuader son époux ; bientôt, les partisans d’Elena tombent en disgrâce, certains sont exécutés, d’autres contraints de recevoir la tonsure. En 1502, Elena et Dmitri sont jetés en prison, et Vassili déclaré héritier du trône. « Ne suis-je pas libre de disposer du sort de mon petit-fils et de mes enfants ? J’accorderai la couronne à celui de mon choix », déclare Ivan III. Ce revirement a aussitôt des conséquences politiques : au concile de 1503, le grand-prince renonce au projet de séculariser les domaines des monastères ; à celui de 1504, les hérétiques sont anathémisés, certains montent même au bûcher, les uns à Moscou – parmi eux, le propre frère de Fiodor Kouritsyne, défunt à l’époque –, d’autres à Novgorod. Beaucoup sont emprisonnés ou cloîtrés.

La défaite des « judaïsants », conséquence de la décision du grand-prince de renoncer à son projet, trop audacieux et radical, de séculariser les biens des monastères, tout en préservant et en renforçant son pouvoir sur l’Église (les nominations aux fonctions ecclésiastiques dépendent désormais de lui, et le Prikaze – ministère – du palais contrôle l’administration des monastères et des évêchés) marque aussi la défaite des « non-thésauriseurs » ; elle est, à l’inverse, une immense victoire pour l’idéologie prônée par les « joséphiens ». Historien du XIXe siècle, V. Jmakine, auteur d’un livre sur le métropolite Daniel, disciple de Joseph de Volok, définit la place occupée par le chef des « thésauriseurs » : « Il fut rallié par la plupart des érudits russes, ses contemporains. Il fut l’expression de l’esprit du temps, le porte-parole d’une immense partie du monde intellectuel russe. Doué d’un rare talent et d’exceptionnelles facultés qui, dans le contexte de l’époque, se développèrent dans un sens bien particulier, il eut pour caractéristique essentielle de refléter, plus nettement et radicalement que quiconque, les insuffisances du moment. Il rassembla et unifia les idées qui animaient la plupart des érudits russes7. »

V. Jmakine, qui rédige son étude à la fin du XIXe siècle, voit en Joseph de Volok l’incarnation des « insuffisances du moment ». Le rôle du supérieur du monastère de Volokalamsk dans la formation de l’idéologie russe, va cependant bien au-delà. Au milieu du XXe siècle, un historien soviétique placera très haut le « rationalisme politique et théologique » de Joseph de Volok : « Visant à renforcer le pouvoir autocratique de Moscou, la ligne politique de Joseph de Volok avait incontestablement une fonction de progrès et correspondait beaucoup plus à la nouvelle situation de l’État unifié que l’humanisme conservateur, en quelque sorte, des starets d’Outre-Volga, avec leur mystique, leurs invites à quitter le siècle, leur volonté de créer une Église indépendante du pouvoir temporel8. » À la fin des années quatre-vingt, un philosophe soviétique reprendra ce point de vue, estimant que « la doctrine politique et sociologique » de l’école « joséphienne », qui visait essentiellement à « fonder idéologiquement l’absolutisme, à défendre le centralisme et l’autocratie », fut pour son temps un « programme positif, répondant aux grandes aspirations de la Russie9 ».

Fils de boïar, originaire de Lituanie, Joseph de Volok (dans le siècle, Ivan Sanine) est une personnalité hors du commun et l’auteur d’une conception politique qui sera à la base de l’idéologie russe ; il sera sans nul doute une source d’inspiration pour les futurs maîtres des esprits et des âmes. Son biographe écrit : « Il ne pardonnait aucune offense, ne supportait pas la critique. Rares étaient, parmi ses contemporains, ceux qui pouvaient défendre leurs positions aussi énergiquement et systématiquement que lui, qu’ils eussent ou non raison. Dans la dispute avec ses ennemis, il se montrait sans complaisance ni pitié. Entêté, obstiné, doué d’une grande présence d’esprit, pesant toutes ses chances et tenant un compte précis des coups, il poursuivait inexorablement son but : mettre l’adversaire hors jeu, l’obliger à rendre les armes, à cesser le combat. Il passait d’ordinaire de la défense à l’attaque et ne s’apaisait que lorsque l’ennemi, défait, était écrasé pour de bon10. » On a peine à croire qu’en se penchant, en 1959, sur la personnalité de ce Joseph du XVe siècle, l’auteur n’ait pas eu en tête un autre Joseph, du XXe siècle lui, mort quelques années plus tôt. N’oublions pas que Joseph Djougachvili (Staline dans le siècle) s’était familiarisé avec les idées « joséphiennes », durant ses années d’études au séminaire. La référence à V. Oulianov (Lénine) serait tout aussi valable, dans la mesure où il fut le maître à penser direct de Staline, ainsi que l’héritier des procédés idéologiques de Joseph de Volok.

Joseph de Volok formule sa conception de la théocratie orthodoxe, dans un ouvrage intitulé L’Illuminateur et dirigé contre l’hérésie judaïsante. Il lui revient d’avoir nommé l’hérésie11 et expliqué son apparition par la venue à Novgorod, dans la suite du prince Michel de Lituanie, du « juif Zakhar ». Joseph de Volok fait montre, à cette occasion, d’un beau talent de polémiste. La Russie, alors, abrite peu de juifs. Et cependant, comme l’indique I. Lajetchnikov, écrivain du XIXe siècle : « […] dans la Rus, les juifs, en dépit de la haine que leur vouait la population, se glissaient et s’immisçaient partout, drapiers, charretiers, interprètes, sectateurs et ambassadeurs12. » Un quart de siècle avant L’Illuminateur, était diffusée en Russie l’Épître du moine Savva contre les juifs et les hérétiques, adressée au boïar Dmitri Cheïne, émissaire d’Ivan III auprès du prince italien Zacharie Scara Guizolfi, qui passait en Russie pour juif. L’Epître de Savva est entièrement empruntée au Sermon sur la loi et la grâce d’Hilarion qui, au XIe siècle, opposait à la fausse foi – le judaïsme – la vrai foi orthodoxe. En baptisant « judaïsants » les hérétiques, Joseph de Volok les rejette aussitôt dans le camp des ennemis de la vraie foi. Lorsqu’au début du XIXe siècle, apparaîtra en Russie (dans les provinces de Toula, Voronej, Tambov) l’hérésie des soubbotniks (de soubbota, samedi, car les hérétiques veulent faire du samedi le « jour du Seigneur »), des mesures très dures seront prises (enrôlements forcés dans l’armée, exils en Sibérie) et l’on ordonnera, « aux fins de tourner en dérision ces égarements » et pour susciter dans le peuple « la répulsion » à leur endroit, de « qualifier les soubbotniks de secte juive et de les faire passer pour véritablement juifs13 ».

L’Illuminateur paraît durant la lutte acharnée menée contre les adversaires de la vraie foi, et porte toutes les marques d’une polémique à mort. Joseph de Volok y traite le métropolite Zossime, qu’il hait, de « loup démoniaque », de « Judas félon », de « noire déjection » et de bien d’autres tendres appellations. S’il est vrai que le style fait l’homme, le style de l’auteur de L’Illuminateur en dit long sur le tempérament de l’inspirateur du combat contre les hérétiques. L’Illuminateur ne s’embarrasse pas de subtilités théologiques ni de disputes sur la foi. L’auteur ne cherche pas à convaincre, il souligne simplement la nécessité d’anéantir les hérétiques, ce qui conduira automatiquement à la suppression de l’hérésie. Les adversaires des « joséphiens » tentent, à l’inverse, de se placer sur le terrain théologique ; ce sont, pour la plupart, des gens instruits, qui ont leur propre littérature. L’archevêque de Novgorod, Gennade, qui a fait appel à Joseph pour lutter contre l’hérésie, prête l’oreille aux conseils d’un dominicain croate installé à Novgorod et familier des méthodes employées par l’Église catholique pour combattre les mouvements hérétiques. Pour lui comme pour Joseph, l’essentiel réside dans le choix des moyens. La doctrine de Joseph de Volok met parfaitement en lumière ses grands principes, en les opposants aux points de vue de Nil de la Sora et des « starets d’Outre-Volga ». Les protagonistes divergent dans leur attitude à l’égard des hérétiques : les partisans de Nil de la Sora proposent de combattre l’hérésie par le verbe et la persuasion, les « joséphiens » prônent la répression. Mêmes différences dans l’attitude des deux camps, « thésauriseurs » et « non-thésauriseurs », envers les biens des monastères. Joseph de Volok reconnaît que les richesses corrompent la vie monastique. Mais tandis que Nil de la Sora invite les moines à renoncer aux biens de ce monde au nom du perfectionnement spirituel, Joseph juge nécessaire d’augmenter les possessions des monastères et propose de lutter contre la dissolution des mœurs par une discipline sans faille.

La question de la liberté individuelle occupe une place centrale dans le système de pensée des « thésauriseurs » et « non-thésauriseurs ». Vivement opposé à toute forme d’arbitraire, Nil de la Sora défend la liberté individuelle, considérant que le moine (comme tout individu) ne doit se soumettre qu’à une autorité : celle des « Écritures ». Joseph de Volok, lui, prône la hiérarchie la plus stricte, exigeant une obéissance absolue des inférieurs aux supérieurs. Son monastère est recherché par des hommes en quête de soumission : « La négation des droits de l’individu, les manifestations d’une volonté unique, la règle sévère imposée aux moines dans tous leurs actes, avaient une incidence particulière sur leur profil moral. Les traits personnels du moine éduqué au monastère de Volokalamsk s’effaçaient peu à peu sous l’effet méthodique de la discipline qui y régnait ; il se fondait progressivement avec le milieu, l’environnement… Compte tenu de la nature de la règle, les hommes les plus susceptibles d’entrer dans ce monastère étaient ceux qui n’accordaient pas de valeur spécifique à l’initiative individuelle et à l’indépendance14. »

Ces différentes approches de la liberté apparaissent très nettement dans le rôle accordé aux « Écritures ». Pour Nil de la Sora, la « mise à l’épreuve » des livres sacrés, autrement dit leur étude critique, est la principale obligation du moine. Consacrant une grande partie de son temps à les recopier, il en fait simultanément une évaluation ; confrontant les sources, il en produit une synthèse, la plus juste possible, celle qui, selon son expression « correspond le mieux à la raison et à la vérité ». Joseph de Volok, en revanche, rejette ces prétentions à la « sagesse » et tient pour « Écritures saintes » presque tous les textes de l’Église. L’un de ses disciples aura cette formule sans ambiguïté : « L’opinion est la mère de tous les vices, l’opinion est une seconde chute15. »

Résumant les théories politiques, ecclésiastiques et sociales de Joseph de Volok, A. Pypine, historien de la littérature vivant au XIXe siècle, déclare clairement : « Leur signification est évidente : c’est une soumission pleine et entière de la société à une certaine tradition, fondée sur une autorité religieuse en partie authentique, en partie douteuse, ne tolérant aucune forme nouvelle de vie ni aucune nouvelle pensée, les rejetant avec toute l’intolérance du fanatisme, les menaçant de l’anathème et du châtiment, réduisant l’existence morale aux rites et l’instruction à une assimilation docile de la tradition, à une stagnation obstinée. » Pour A. Pypine, l’activité littéraire de Joseph de Volok « ne fut pas seulement extraordinairement caractéristique du mode d’instruction forgé au cours des siècles précédents » ; ce « mode » lui-même devint « dominant au cours des deux siècles suivants, avant la réforme pétrovienne16 ».

Les historiens, russes et occidentaux, interprètent diversement l’origine, le déroulement et les conséquences du conflit entre « thésauriseurs » et « non-thésauriseurs », entre Nil de la Sora et Joseph de Volok. N. Kostomarov affirme que l’un de ces courants « se fondait sur l’autorité », et l’autre « sur l’autopersuasion », que « l’un prônait la soumission, l’autre le conseil », que l’un « visait la sévérité, l’autre l’humilité » ; et il rattache le « courant » de Joseph à Moscou, et celui de Nil à Novgorod17. Le théologien du XXe siècle Gueorgui Florovski voit dans la victoire des « joséphiens » une rupture avec la tradition byzantine et le triomphe du principe russe et moscovite. Les historiens soviétiques, qui s’en tiennent au marxisme le plus orthodoxe, considèrent Nil de la Sora essentiellement comme « le porte-parole des intérêts » des boïars… « dans la mesure où l’enrichissement économique de l’Église, l’extension de ses biens territoriaux se reflétaient négativement sur l’économie des boïars…18 » ; à l’inverse, ils font de Joseph de Volok le défenseur des intérêts du haut clergé régulier. Tous accordent cependant la victoire à Joseph de Volok et y voient un fait d’une importance capitale pour l’avenir de la Russie. L’attitude de l’Église envers les protagonistes est éloquente : Joseph de Volok est canonisé en 1591, soixante-seize ans après sa mort. Trois cent soixante-quinze ans après la mort du starets, son biographe note : « On ignore si Nil de la Sora fut formellement canonisé19. »

La lutte contre les hérétiques, la défense des biens des monastères et la tumultueuse action de Joseph de Volok fournissent, en fin de compte, une théorie du pouvoir aux souverains moscovites. Des chercheurs travaillant sur l’héritage littéraire du « furieux Joseph », mettent en évidence une évolution dans ses points de vue, qu’ils jugent impossible à apprécier sans prendre en considération le changement subi par sa vision du pouvoir de l’Église et du pouvoir du prince. Ils ont sans nul doute raison. Toutefois, dans l’histoire russe, le rôle de Joseph de Volok est sans nuance : il apparaît comme l’auteur d’un système achevé d’absolutisme théocratique, devenu la théorie du pouvoir des souverains moscovites. Si l’évolution du supérieur du monastère de Volokalamsk est intéressante pour ses biographes, leurs conclusions définitives sont, elles, capitales pour l’histoire de l’État russe.

Deux éléments essentiels fondent le système de l’absolutisme théocratique moscovite : la nature divine du souverain et les relations entre pouvoirs spirituel et temporel. De ces deux éléments, le premier l’emporte incontestablement sur le second. Joseph de Volok est l’auteur de plusieurs formules appelées à devenir célèbres : « Le tsar est par son être semblable à tous les hommes, mais par son pouvoir il s’apparente au Dieu souverain20 » ; « … oyez, tsars et princes, et rappelez-vous… que Dieu s’est choisi à travers vous une place sur la terre et qu’en vous plaçant sur le trône, il vous a élevés jusqu’à lui21 ». L’idée du pouvoir divin du prince ne revient pas à Joseph de Volok. Ses fameuses formules ne sont que la traduction littérale des textes d’Agapet, auteur byzantin du VIe siècle. L’affirmation selon laquelle le tsar ne ressemble qu’en apparence aux autres hommes et que son pouvoir en fait l’égal de Dieu, se trouve déjà dans la Chronique laurentienne, à propos du grand-prince de Souzdal, Andreï Bogolioubski22. Mais au XIIe siècle, ces propos sur le caractère divin du pouvoir d’un prince qui a rejeté Kiev au nom des forêts et marécages de la Russie du Nord-Est, restent très théoriques. Joseph revient à Agapet pour définir le pouvoir du souverain moscovite, quand l’envergure de ce pouvoir, et sa nature, rendent le rêve possible. L’idée a trouvé l’instrument de sa réalisation.

Joseph de Volok élabore sa vision du prince moscovite, de plus en plus fréquemment qualifié de tsar dans les dernières années du règne d’Ivan III et au début de celui de Vassili III. Il souligne dans ses épîtres que le souverain moscovite règne en monarque absolu sur la Russie, que les princes patrimoniaux doivent lui témoigner « la soumission et l’obéissance qui lui sont dues », en d’autres termes lui céder en toutes choses.

La nature divine du pouvoir princier (du pouvoir du tsar) détermine à son tour les relations entre celui-ci et l’Église. V. Jmakine donne une définition exhaustive des rapports entre pouvoirs spirituel et temporel, dans la perception de Joseph : « […] Les théories de Joseph de Volok, sur les rapports entre le pouvoir de l’Église et celui de l’État, placent l’État en position de serviteur de l’Église, et l’Église en position de servante de l’État ; le pouvoir étatique devient le champion des intérêts de l’Église, en échange de quoi l’Église cède au pouvoir étatique sa liberté et son indépendance, se transformant en instrument docile du souverain. La formule des rapports entre les deux pouvoirs élaborée par Joseph, évoque, par sa nature, un contrat ou un compromis profitable aux deux parties : le pouvoir étatique obtient le droit de s’immiscer dans tous les domaines de la vie religieuse et d’exercer sur elle une certaine influence. Par ailleurs, l’Église, en renonçant à son indépendance et à quelques-uns de ses droits en faveur du pouvoir temporel, acquiert par là même la possibilité de préserver les privilèges qui lui furent accordés dans le passé et qui ne se rattachaient en rien à sa vocation immédiate et véritable23. »

Les deux pouvoirs se soutiennent mutuellement, un système extraordinairement stable se met en place, solidement ancré dans la réalité terrestre, tout en œuvrant pour le dessein de Dieu. Au XIXe siècle, le spécialiste de Joseph de Volok note : « […] La justice et l’administration ne sont que l’incarnation de la vérité de Dieu sur la terre, et il ne saurait donc être question d’une stricte répartition des fonctions entre pouvoirs étatique et religieux24. » Au milieu du XXe siècle, un chercheur soviétique écrit, approbateur, que « le supérieur de Volokalamsk était incontestablement et objectivement favorable à un pouvoir centralisé, contre l’émiettement féodal »25.

La place de Joseph de Volok dans l’histoire russe est définie par sa « théorie du pouvoir des souverains moscovites ». Mais cette théorie n’eût sans doute pas acquis une telle importance – et ne l’eût pas gardée au fil des siècles – sans ses farouches partisans. L’historien du XIXe siècle M. Diakonov relève un fait capital : « […] Joseph… est à la tête d’une école et d’un parti que ses propres adversaires ont baptisés de son nom, qualifiant ses partisans de très maléfiques et pernicieux moines joséphiens26. » Au supérieur du monastère de Volokalamsk revient donc la gloire d’avoir fondé le premier parti russe, celui des « joséphiens ». Et que ceux-ci fussent, selon l’expression de l’historien, « très maléfiques et pernicieux », est parfaitement secondaire. L’important est que Joseph ait disposé d’une école et créé un parti.

Joseph de Volok élabore la théorie d’un État puissant, autocratique. « Joséphien » zélé, Philothée, moine de Pskov, donne à cet État un dessein. Dans son épître à Vassili III, fils d’Ivan et de la princesse byzantine Sophie, il formule le programme messianique de Moscou. Évoquant la première Rome rongée par le paganisme et finalement tombée, puis la seconde anéantie par les coups des infidèles, il a cette prophétie : deux Rome sont tombées, la Troisième est solide et il n’en sera pas de quatrième. L’histoire s’est accomplie : tous les royaumes orthodoxes sont réunis « dans ton unique royaume ». Et « dans la cité de Moscou sauvée par Dieu », l’Église, dans la cathédrale de l’Assomption (cathédrale conciliaire de Moscou, au sens propre et idéal du terme), apparaît plus éclatante que le soleil et rayonne sur l’univers entier ». Les prophéties de Philothée connaissent la plus vaste diffusion en Russie et, jusqu’au règne de Pierre le Grand, elles entrent mot pour mot – « Moscou, Troisième Rome » – dans le rite de couronnement des tsars moscovites.

La seule foi chrétienne authentique est l’orthodoxie, l’unique gardienne de la foi est Moscou, incarnée par le souverain autocrate. La conception du pouvoir des souverains moscovites a pour fondement les succès remportés par Ivan III en politique extérieure et intérieure. En 1487, le chevalier allemand Nicolas Poppel rapporte à Nuremberg qu’au cours d’un voyage en Europe du Nord-Est, il a découvert la présence d’un État fort, indépendant : la Moscovie. L’empereur Frédéric III et les princes du Saint-Empire romain germanique l’écoutent, ébahis. Les marchands et les géographes connaissaient, bien sûr, l’existence de la grande-principauté de Moscou. Mais les informations concernant la puissance du jeune État et son indépendance arrachée au khan tatar, sont une surprise. Une bonne surprise, au demeurant, car aux frontières de l’empire, les Jagellons polonais font pression. Or, au dire de Poppel, la Moscovie est une ennemie de longue date de la Lituanie et de la Pologne. Le chevalier voyageur est aussitôt dépêché à Moscou, où il arrive en 1489, en qualité d’ambassadeur impérial. Frédéric III propose une alliance entre la fille d’Ivan et un de ses neveux, le markgrave Albert, lui offrant en échange le titre de roi. À la stupéfaction de l’émissaire impérial, la proposition est orgueilleusement refusée. Poppel rapporte, au nom du grand-prince, que les souverains moscovites, « nommés par Dieu », « n’ont jamais voulu d’investiture de personne et n’en veulent pas davantage aujourd’hui ». Un ambassadeur moscovite, dépêché à son tour auprès de l’empereur Frédéric III, déclare la même année à Francfort qu’il ne siérait pas au grand-prince d’accorder la main de sa fille à un simple markgrave, que le seul parti qui lui conviendrait serait Maximilien, l’héritier de l’empereur.

Au moment où Nicolas Poppel effectue son premier voyage, six ans se sont écoulés depuis que Moscou a formellement cessé d’être assujettie à la Horde d’Or. Huit ans plus tôt, Ivan III soumettait Novgorod, Moscou prenait en main les contacts avec l’Occident et déclarait son intention de prendre part à la lutte pour la suprématie dans la Baltique. L’Occident ne comprend pas encore l’importance de cette nouvelle force, il n’en mesure pas l’envergure.

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