3 Un mécontentement général



L’instant de la libération est grand parce qu’il sème la première graine du mécontentement général envers le gouvernement.

Extrait de la proclamation


À la jeune génération. (1862)


Le soulagement unanimement éprouvé à la mort de Nicolas Ier naît de la certitude que la suite ne saurait être pire. On ne peut donc attendre qu’une amélioration. Vient ainsi le temps de l’espoir, le temps de la certitude que le « Dégel » apportera le printemps, puis l’été, regorgeant de fruits. Le XVIIIe siècle mesurait le temps en époques : époque de Pierre le Grand, de Catherine. Le règne d’Alexandre Ier fait encore, lui aussi, figure d’époque. Puis l’horloge s’accélère, et l’on commence à ne plus calculer le temps d’après les seuls changements sur le trône, mais aussi selon l’évolution des esprits dans la société éclairée. En d’autres termes, on commence à compter par générations. Les hommes des années 1820, qui aspiraient aux réformes, avaient subi une défaite en décembre 1825. Les générations des années 1830 et 1840 s’étaient plongées dans la philosophie, avaient élaboré des conceptions idéologiques, créé des mouvements intellectuels qui allaient devenir la base de débats politiques et moraux durant tout le XIXe et le XXe siècle. La génération des années 1850, qui voit culminer le système de Nicolas Ier et la censure la plus effroyable, a donné à la littérature russe ses plus grands représentants. C’est à ce moment-là que les Gogol, Dostoïevski, Tourgueniev, Saltykov-Chtchedrine sont entrés en littérature. Le choc paradoxal d’une censure impitoyable (souvent absurde) et du remarquable essor de la littérature (prose, mais aussi poésie et revues) nous permet aujourd’hui d’appréhender ce temps autrement que ne le faisaient les contemporains.

Les hommes des années 1860, eux, attendent le changement, ils savent que les réformes sont indispensables et participent à leur élaboration et à leur mise en place. La « génération 60 » sonne orgueilleusement, elle désigne des individus aux idées progressistes, désireux de faire bouger la Russie, de lui permettre de rejoindre le rang des puissances les plus évoluées. Cent ans après les réformes d’Alexandre II, la « génération 60 » soviétique se persuadera qu’elle poursuit l’œuvre de ses lointains ancêtres.

Les années enivrantes d’attente et de préparation des réformes font joyeusement tourner les têtes. Mais les premières réformes, y compris l’abolition du servage, engendrent la déception, puis un mécontentement qui, prenant de l’ampleur, finit par gagner tout un chacun. Les uns sont mécontents parce qu’ils y ont perdu – les propriétaires terriens –, les autres parce qu’ils ont reçu trop peu – les paysans – et pour trop cher. Une partie considérable de l’appareil bureaucratique estime que les changements viennent trop vite, tandis que beaucoup considèrent qu’ils vont trop lentement.

Les réformes donnent une puissante impulsion au développement économique du pays. C’est le début de la « fièvre des chemins de fer » : les neuf cent soixante-dix-neuf verstes de voies ferrées qui existaient en 1857, se transforment, en 1863, en trois mille soixante et onze verstes. En 1881, la Russie comptera vingt et un mille neuf cents verstes. On construit annuellement cinq cents verstes durant les années 1860, et mille quatre cents au cours des années 1870 ; des chantiers réalisés presque exclusivement par des entrepreneurs privés.

Le réseau télégraphique de l’État russe couvrait deux mille verstes au temps de la guerre de Crimée ; en 1880, il atteint soixante-quatorze mille huit cent soixante-trois verstes. En 1865, la Western Union Telegraph (États-Unis) passe un accord avec la Russie en vue d’installer une ligne télégraphique à destination de l’Europe, traversant l’empire par le détroit de Behring, le Kamtchatka, la Sibérie, jusqu’aux frontières occidentales. George Kennan, qui a suivi le tracé de la future ligne, rapporte que tout était prêt et que le projet ne fut pas réalisé pour la simple raison qu’une compagnie concurrente américaine réussit, auparavant, à installer le câble qui, par le fond de l’Atlantique, relia l’Amérique à l’Europe. Le voyageur américain atteste, en particulier, de la solidité des finances russes : pour onze dollars-or, on donne quinze roubles-argent1.

À compter de 1856, des compagnies de navigation apparaissent, d’abord sur la mer Noire et la mer d’Azov, puis sur d’autres mers intérieures de Russie. La production de fer et de fonte, l’extraction houillère sont en augmentation. Un quartier de fabriques et d’usines se crée à Saint-Pétersbourg.

Comparés aux pays occidentaux, ces réussites sont relatives. Il n’en demeure pas moins que, pour la Russie, l’impulsion économique est considérable. C’est le début de ce qu’on appellera au XXe siècle la modernisation de l’économie, conséquence directe de celle du système étatique. Vers la même époque, le Japon féodal entreprend lui aussi sa modernisation. La cause en est, là encore, comme en Russie, la défaite, la conscience de sa faiblesse. Dans la seconde moitié des années 1850, Américains, Anglais et Russes contraignent les Japonais à ouvrir leurs ports, à signer des traités inégaux. Conséquence de la guerre civile, les partisans de la modernisation renversent le régime absolutiste du shogun et remettent le pouvoir à l’empereur. La révolution de Meiji, en 1868, ouvre la voie à une monarchie bourgeoise. Des réformes s’effectuent ensuite, parallèlement à celles réalisées en Russie, mais visant plus nettement l’édification d’un système capitaliste. L’instauration de la propriété privée de la terre, par exemple, n’est aucunement limitée par des clauses semblables à celles de la loi russe.

La grande différence réside dans le fait que la société japonaise n’oppose pas de résistance aux réformateurs. En Russie, en revanche, le mécontentement s’exprime concrètement et idéologiquement. L’insatisfaction de la grande masse de la population – les paysans – est loin d’être infondée. Les paysans attendaient l’« âge d’or », le manifeste impérial qui leur donnerait – gratuitement qui plus est – toute la terre qu’ils travaillaient. Le manifeste de 1861 est donc considéré comme un faux, un texte préparé par les propriétaires nobles et déformant la volonté du souverain. Le nombre des troubles paysans nécessitant l’intervention des troupes, est une preuve convaincante de la déception. En 1859, on en compte cent soixante et un, alors qu’on commence seulement à parler de la « liberté », en 1861, après la publication du Manifeste du 19 février, on dénombre mille huit cent cinquante-neuf soulèvements paysans, d’ampleur diverse. Ils sont moins nombreux ensuite, tombant à cinq cent neuf en 1863. Au total, les cinq années de l’émancipation sont marquées par trois mille cinq cent soixante-dix-neuf révoltes. Vingt ans plus tard – 1878-1882 –, on en dénombre seulement cent trente-six. L’historien soviétique qui a fait ces calculs, donne, à titre de comparaison, les chiffres des révoltes paysannes en Irlande, durant la même période (1878-1882). Un rapport spécial du Parlement britannique fait état de onze mille six cent vingt-quatre soulèvements2.

La paysannerie se résigne finalement à accepter les implications pratiques de la réforme ; mais le mécontentement laisse dans la conscience une empreinte qui jouera un rôle capital au début du XXe siècle.

Le mécontentement des propriétaires terriens n’est pas moins fondé. Ils ont touché de l’argent en échange de leurs terres (pour nombre d’entre eux, mauvais exploitants agricoles et appauvris, c’est une manne inattendue), mais ils ont perdu leur pouvoir et leur statut de seule catégorie sociale libre en Russie.

La bureaucratie n’est pas plus satisfaite, alors même qu’elle a (avec enthousiasme pour une minorité d’entre elle, à contrecœur pour l’écrasante majorité) préparé et réalisé les réformes. Les changements qui surviennent en Russie dans la seconde moitié du XIXe siècle, sont plus importants que les réformes de Pierre le Grand. Le premier empereur russe développait et renforçait le pouvoir absolu ; Alexandre II, lui, accepte l’affaiblissement fondamental de l’autocratie. Après la suppression du servage, l’autocratie est condamnée : elle peut se transformer en monarchie parlementaire, ou (comme cela se produira) périr. Vassili Klioutchevski écrit : « Paul, Alexandre Ier et Nicolas Ier étaient les maîtres de la Russie, mais ils ne la gouvernaient pas3… »

Il est autrement plus difficile de gouverner que de posséder en maître, tant pour l’empereur lui-même que pour l’appareil bureaucratique qui le sert. Alexandre II ne se sent pas très à l’aise dans son rôle de réformateur. Découvrant un jour, dans une note rédigée à son intention, l’expression « le progrès du développement de la société », l’empereur fait cette remarque en marge : « Parlez d’un progrès ! ! ! Je demande instamment que ce terme ne soit pas employé dans les documents officiels. » Aussitôt, le mot « progrès » est interdit dans la presse4. Douloureusement, surmontant sa résistance intérieure, Alexandre II s’engage sur la voie des réformes, parce qu’il y voit le seul moyen de restaurer la puissance de l’empire, après la lourde défaite qu’il a subie, de rétablir le prestige et la position de la Russie sur la scène internationale. Le sommet de l’appareil bureaucratique se plie à la volonté souveraine, comprenant que, ce faisant, il brise de ses mains le système autocratique modèle.

Plus encore qu’aux réalités concrètes, le mécontentement général s’alimente à l’idéologie. Mammon effraie tout un chacun. Terme d’origine grecque, Mammon désigne, dans le langage de l’Église, le profit, la cupidité, l’avidité et, dans le lexique politique de l’époque, le capitalisme, le renoncement à une voie russe particulière de développement. Le service de Mammon est condamné par les slavophiles qui soulignent depuis toujours la pleine homogénéité du peuple russe et s’aperçoivent soudain que « l’intérêt matériel, les banques, les concessions, les actions, les dividendes » engendrent un schisme dans le peuple, de même que les koulaks (paysans enrichis) corrompent l’obchtchina paysanne, fondement et essence de l’esprit russe.

Sous le titre À la jeune génération, la première proclamation révolutionnaire, écrite en Russie par Nikolaï Chelgounov et Mikhaïl Mikhaïlov, publiée à Londres et diffusée dans son pays d’origine en 1861, s’ouvre sur cet appel : « À bas les Romanov, s’ils ne justifient pas les espoirs du peuple ! » Exigeant ensuite un pouvoir élu et restreint, l’abolition de la censure, le développement des principes d’autogestion, des tribunaux ouverts et la suppression de la police, secrète ou non, les auteurs s’attachent à souligner que « l’on ne peut vendre la terre, comme on le fait d’une pomme de terre ou d’un chou ». Les orientations économiques apparues en Russie après l’émancipation, lit-on dans la proclamation, « durcissent l’homme ; elles engendrent la désunion dans la société et la formation de classes privilégiées ». Horrifiés, les auteurs font cette mise en garde : « On veut transformer la Russie en une sorte d’Angleterre et nous gaver de la fameuse maturité anglaise. Non, nous ne voulons pas de la maturité économique anglaise, l’estomac russe est incapable de la digérer. »

En 1856, le slavophile Sergueï Aksakov évoquait, dans une lettre à son fils Ivan, les tares de la civilisation occidentale et il parvenait à cette conclusion : « Nous, nous avons au moins un avenir, l’Europe, elle, n’en a plus. » En 1861, les révolutionnaires N. Chelgounov et M. Mikhaïlov écrivent : « Nous sommes un peuple retardataire et c’est là notre salut. Nous devons bénir le destin de n’avoir pas vécu la vie de l’Europe. Ses malheurs, la situation sans issue dans laquelle elle se trouve, nous sont une leçon. Nous ne voulons pas de son prolétariat, de son aristocratisme, de son principe étatique ni de son pouvoir impérial5. » De l’avis des auteurs d’À la jeune génération, la responsabilité du pouvoir impérial qui, après 1861, introduit le capitalisme en Russie, repose également sur l’Europe.

Le grand écrivain satirique Saltykov-Chtchedrine tire le bilan des réformes d’Alexandre, dans des essais intitulés À l’étranger et parus dans la revue Les Annales de la Patrie, en 1880-1881. Séjournant à l’étranger, l’écrivain russe donne son point de vue sur la confrontation idéologique entre la Russie et l’Occident, le capitalisme et la voie russe de développement. Il fait un rêve, au cours duquel il entend deux gamins se disputer. L’un porte une culotte, l’autre n’en a pas du tout. Le premier est allemand, le second russe. Tout les sépare : le gamin en culotte vit bien, il est propre, mange à sa faim, l’ordre règne dans son pays et dans son village ; le gamin sans culotte vit dans la crasse, son ventre crie famine, on le rosse sans pitié. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer que, premièrement, la vie « chez nous, est plus palpitante » et, deuxièmement, que les Allemands « ont vendu leur âme au diable pour un sou ». Tel est le capitalisme : pour un sou, pour le profit, pour Mammon, on renonce à son âme, on la vend au Malin. Le gamin en culotte réplique : « On dit pire à votre sujet : que vous auriez cédé votre âme, absolument pour rien. » À quoi le petit Russe répond, formulant l’essence de l’idéologie révolutionnaire : « Puisque je l’ai donnée pour rien, je peux donc la reprendre… »

En janvier 1861, la revue populaire Bibliothèque de lecture publie en supplément L’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville. Des comptes rendus de l’ouvrage ont déjà paru dans la presse russe, aussitôt après sa publication à Paris, en 1856. L’analyse faite par l’historien français des tentatives pour réformer l’Ancien Régime, qui devaient se solder par la révolution, ses considérations sur l’impossibilité de sauver une monarchie désireuse d’alléger le sort de ses sujets, sauf à être dirigée par un homme de génie, sont d’une actualité brûlante dans la Russie d’Alexandre II. Il est à noter que L’Ancien Régime et la Révolution connaîtra une vogue nouvelle en Russie, à la fin du XXe siècle.

L’intérêt pour les travaux de l’historien français des années 1860 s’explique en particulier par le fait que l’empereur semble trop faible pour réaliser des réformes. Cela paraît d’autant plus vrai que chacun garde le souvenir de son père. Secrétaire à l’ambassade de Prusse à Pétersbourg, Kurd von Schlözer note dans son journal, le 24 juin 1857 : « On dénigre l’empereur d’une façon inouïe… Nicolas Ier pouvait faire ce qu’il voulait ; il était, à tout le moins jusqu’en 1854, auréolé de son pouvoir, on admirait sa force, son énergie, on jugeait naturelles ses mesures les plus dures et les plus cruelles… Aujourd’hui, tout a changé. On parle à présent de douceur, d’affabilité, car l’empereur est en effet doux et affable. Mais il lui suffit de se montrer cassant une seule fois, de donner un ordre un peu rude, et tous se regardent, s’interrogent : quelle mouche le pique ? Le vieil empereur pouvait se conduire ainsi. Mais lui ? » Le 2 janvier 1858, Kurd von Schlözer consigne : « Le mécontentement est général. Privés d’un tsar énergique, cruel, les officiers surnomment l’actuel souverain : “La vieille femme”6. »

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