4 Les premiers pas



L’histoire de la Russie est l’histoire d’un pays qui se colonise.

Vassili KLIOUTCHEVSKI.


Les premiers pas sont effectués sur l’eau. En 882, trois ans après la mort de Rurik, prince de Novgorod, maître de nombreuses villes et terres, son successeur, Oleg, part en campagne. Sa droujina comprend des Varègues, des « découvreurs » comme les nomme le chroniqueur, ainsi que des « premiers colons », en d’autres termes des habitants du cru, slaves et finnois. Après s’être emparé de Smolensk où il place ses gens, Oleg reprend, en barque, sa descente du Dniepr, jusqu’à « une petite ville sur une colline ». Cette « petite ville » est Kiev.

Attirant, par la ruse, les maîtres de la ville, Askold et Dir, sur la berge, Oleg leur annonce qu’il confisque leur pouvoir, sous prétexte qu’ils ne sont pas d’extraction princière, et leur présente le jeune Igor, fils de Rurik, prince et héritier. Askold et Dir sont ensuite tués, et Oleg entreprend de régner à Kiev dont il fait la « mère des villes russes ».

Ainsi la Chronique du temps jadis, seule source russe écrite sur le « commencement des commencements », rapporte-t-elle les débuts de l’État russe. Les historiens notent avec raison que Nestor, moine des Grottes, à Kiev, écrit sa Chronique en 1122, soit un siècle et demi après les événements évoqués ; ajoutons qu’il y eut ensuite deux nouvelles rédactions, remaniées, complétées, corrigées. Il n’en demeure pas moins que l’absence d’autres sources nous interdit de rejeter la chronique de Nestor. Reste, il est vrai, la possibilité d’analyser, d’interpréter, de discuter et réfuter la Chronique, selon les points de vue des historiens et les besoins du temps.

Le fondateur de la dynastie, Rurik, est une figure mythique ; rien, de son action et de sa vie, n’est absolument démontré. Oleg est, en revanche, le premier personnage attesté de l’histoire russe. Son existence et ses actes sont en effet confirmés par des sources byzantines. Les historiens de l’Empire consignent l’apparition, en 860, des bateaux varègues sous les murs de Constantinople. Mais il s’agit encore d’un ennemi anonyme. En 907, confiant Kiev à Igor, Oleg « marche contre les Grecs ». Il réunit une gigantesque troupe : le chroniqueur n’énumère pas moins de douze tribus participant à la campagne, sans compter les Varègues. « À cheval et en bateau », Oleg part à la conquête de Constantinople. Les chiffres donnent une idée de l’envergure de son armée : deux mille bateaux, transportant chacun « quarante hommes ». Mais, on le sait, les sources anciennes ont tendance à gonfler exagérément l’importance des troupes en campagne. La puissance de l’armée d’Oleg est cependant confirmée par les victoires remportées aux environs de la capitale byzantine, dévastés par les Russes. La Chronique décrit la bataille menée par Oleg : « … il tua nombre de Grecs aux approches de la ville, détruisit quantité de palais, incendia des églises. Quant aux captifs, les uns étaient passés par le fil de l’épée, d’autres torturés, certains tués par le feu ou jetés à la mer. Les Russes firent subir bien d’autres maux aux Grecs, ainsi qu’il est de coutume avec les ennemis. »

La force d’Oleg est encore attestée par le comportement des Byzantins : affolés par l’invasion russe, ils promettent de payer le tribut qu’exigera le prince. Les Russes signent alors leur premier accord international : la paix est conclue (entérinée en 911), accordant aux Russes le droit de commercer librement dans la capitale de l’empire. Un emplacement leur est réservé dans les faubourgs de la ville, et les deux parties s’entendent sur un mode de règlement des conflits, d’échange et de rachat des prisonniers, de récupération des esclaves et des criminels en fuite, etc.

Les sources byzantines ne mentionnent pas les campagnes d’Oleg, une lacune qui conduit certains historiens à mettre en doute l’authenticité des faits décrits dans la Chronique. En 1938, le professeur Goudzi, auteur d’une Histoire de la littérature russe ancienne, émet l’hypothèse que le « récit de la guerre triomphale menée par le prince russe » est une invention poétique1. La monumentale Histoire de Byzance parue à Moscou en 1967 estime, elle, qu’après la découverte, chez des auteurs arabes, d’allusions à la campagne d’Oleg, « on ne peut guère douter de sa réalité2 ».

La Chronique enregistre la mort d’Oleg, surnommé le Très-Sage, après trente trois ans de règne, dont trente à Kiev. La principauté passe aux mains du fils de Rurik, Igor. Ce dernier poursuit la politique d’Oleg, se taillant, au glaive, de nouvelles possessions. Gueorgui Vernadski parle à son sujet de « campagnes guerrières et de brigandage3 ». On peut y voir le comportement logique d’un prince travaillant à agrandir les limites de son État. Oleg en a choisi pour axe la voie commerciale de Novgorod à Kiev, du lac Ladoga aux abords de la mer Noire. Ses incursions sur la rive gauche du Dniepr (contre les Severianes et les Radimitchs) et sur la rive droite (contre les Drevlianes) visent à protéger les flancs de la Russie kiévienne. Si l’objectif de ces expéditions guerrières est de gagner des terres, le territoire lui-même a une importance bien moindre que les populations, sur lesquelles on peut prélever un tribut et qui fournissent leur contingent d’esclaves.

Igor augmente le rayon de ses incursions. En 912-913, il dirige une campagne sur la côte occidentale et méridionale de la Caspienne. Transportée par cinq cents bateaux, la droujina russe saccage Gilian, Tabaristan, Chirvan, et s’empare d’un important butin. Mais au retour, la troupe du prince est défaite par celle du kagan khazar. Il en faut plus pour arrêter Igor. Sans doute se voit-il momentanément freiné dans ses projets, le temps nécessaire à la reconstitution de sa force militaire. La Chronique relève, en 916, l’apparition des Pétchénègues : « Les Pétchénègues s’en vinrent pour la première fois sur la terre russe. » Plus d’un siècle durant, ce peuple des steppes, d’origine türke, régnera en maître sur la steppe méridionale. Le prince de Kiev fait la paix avec lui, puis lui propose une alliance lorsqu’il entreprend ses raids sur Byzance. En 941, les barques légères d’Igor sont attendues à l’entrée du Bosphore par les bateaux grecs, équipés d’une arme aussi mystérieuse que puissante : le feu grégeois. Arnold Toynbee n’hésite pas appeler napalm ce composé chimique qui s’enflamme au contact de l’eau et que l’on ne peut éteindre. Là encore, la défaite ne décourage pas Igor. En 943-944, comme trente ans plus tôt, il part à l’assaut du littoral de la Caspienne et de la Transcaucasie, puis, en 945, marche une nouvelle fois sur Byzance. L’empereur envoie une ambassade qui rencontre l’armée russe sur le Danube et la persuade de conclure un traité de paix. Moins favorable que l’accord de 911, il ne laisse pas moins aux Kiéviens certains privilèges commerciaux, en échange de l’obligation d’aider Byzance à défendre ses colonies en Crimée. Succès ou revers, les campagnes d’Igor ont pour résultat incontestable d’inclure la Russie kiévienne dans la sphère politique de Byzance. Témoin, ce fait consigné par des auteurs de l’Empire : parmi les droujinniks (membres de la droujina) scellant l’accord de 944, un groupe vient prêter serment, à Constantinople, dans l’église de Saint-Élie. La Chronique du temps jadis rapporte cependant qu’Oleg et ses guerriers « prêtaient serment selon la loi russe », autrement dit selon le rite païen : « Ils juraient par leur arme et Peroun, leur dieu, ainsi que par Volos, le dieu du bétail. » Au cours des trente-cinq ans écoulés entre les deux traités, le christianisme est parvenu jusqu’à la Russie kiévienne, même si la population, dans son immense majorité, y demeure païenne.

L’année du traité avec Byzance, Igor, à peine rentré de campagne, repart prélever le tribut sur les Drevlianes. Dans son ouvrage Des peuples (milieu du Xe siècle), Constantin VII Porphyrogénète relate la collecte du tribut imposé aux Slaves par le prince de Kiev. En novembre, le prince et sa droujina s’ébranlent. L’expédition se poursuit jusqu’en avril. Quand le Dniepr se libère des glaces, il devient possible de regagner Kiev, chargé de trésors. Mais l’histoire contée par la chronique de Nestor doit sortir de l’ordinaire, car les contemporains en ont gardé la mémoire. En 945, rapporte le chroniqueur, la droujina d’Igor déclare à son prince que la troupe de son représentant en terre drevliane, le voïevode Sveneld, vit mieux que la truste princière. Les hommes d’Igor lui proposent de repartir chez les Drevlianes qui se sont déjà acquittés du tribut, et d’en prélever un second. Igor accepte. On dépouille donc à nouveau les Drevlianes, et Nestor précise : « On leur fit violence. » Igor ne s’arrête pas là. Il renvoie sa droujina à Kiev et, avec un petit groupe de guerriers, s’en revient une troisième fois chez les Drevlianes. Mais c’est une fois de trop. Les Drevlianes se disent que « si le loup prend l’habitude de venir dans la bergerie, il emportera peu à peu tout le troupeau, à moins qu’il ne se fasse tuer ». Ils sortent donc de leur ville, Iskorosten, pour marcher « sur Igor. Et ils le tuèrent, ainsi que sa troupe ».

Les historiens divergent sur les raisons de la conduite d’Igor : les uns y voient la marque d’une cruauté impitoyable, d’autres la preuve de l’indocilité des Drevlianes, les troisièmes la démonstration de l’assurance du prince, le poussant à aller prélever une troisième fois le tribut, dans la simple compagnie de quelques guerriers. Ne disposant d’aucun document particulier et se fondant sur sa seule « intuition », Lev Goumilev perçoit dans la fin tragique d’Igor, « l’influence de Joseph, roi des Khazars ». Vassal du kagan, le prince de Kiev, toujours selon l’historien russe de notre temps, avait appris à « poser les problèmes à la juive, sans prendre aucunement en considération les sentiments d’autrui4 ».

Après la mort d’Igor, le pouvoir passe, à Kiev, aux mains de sa veuve, Olga. La Chronique du temps jadis propose un récit très haut en couleur de la terrible vengeance de la princesse contre les meurtriers de son époux. D’une inlassable ingéniosité, elle châtia par quatre fois les Drevlianes et, pour couronnement de sa revanche, détruisit la ville d’Iskorosten : « Elle prit la ville et la brûla, en fit prisonniers les anciens, en tua d’autres, céda les troisièmes en esclavage à ses hommes, et laissa le reste en vie pour payer le tribut. »

Le règne d’Olga, qui durera quelque dix-sept ans, est une période de relative accalmie. La Chronique ne fait pas état de campagnes semblables à celles, incessantes, d’Igor. Elle évoque en revanche l’action administrative de la princesse, particulièrement la réforme de la collecte des impôts. Aux expéditions hivernales du prince, elle substitue un système de pogosts, sorte de bureaux chargés d’alimenter le Trésor.

En 954-955, Olga se convertit à la foi chrétienne. La Chronique situe l’événement à Constantinople, mais de nombreux historiens estiment que le baptême eut lieu à Kiev. Il ne fait aucun doute en revanche – les sources grecques sont là pour l’attester – qu’elle se rendit à Constantinople en 957 et y fut reçue par l’empereur. Dans son Livre des Cérémonies, Constantin VII Porphyrogénète décrit en détail la fête donnée en son honneur au grand palais. La réception, bien que solennelle, ne fut sans doute pas de premier ordre, car Olga en fut insatisfaite.

Byzance considère, alors, que la conversion d’un souverain fait automatiquement de son pays un vassal de l’Empire. Soucieuse de marquer son indépendance, Olga envoie une ambassade au roi de Germanie Othon Ier, en 959 (des sources allemandes soulignent le fait qu’il s’agit d’une initiative personnelle de la princesse), pour le prier de lui procurer les hiérarques dont les nouveaux chrétiens ont besoin. Le roi ne se hâte guère d’accéder à sa demande. L’affaire traîne en longueur. Pour finir, Adalbert, du monastère Saint-Maximin de Trèves, est envoyé en Russie. Son manque de zèle et la froideur de l’accueil qui lui est réservé par le prince Sviatoslav, alors sur le trône de Kiev, font de sa mission un retentissant échec. Si Adalbert de Trèves parvient à se tirer vivant de l’aventure et à rentrer chez lui, nombre de ses compagnons périssent en route. L’Église de Rome n’a pas su mettre à profit la chance que lui offrait la princesse Olga, faute, sans doute, d’avoir pris conscience que la religion chrétienne était alors, déjà, coupée en deux.

Olga laisse à son fils Sviatoslav – premier prince russe à porter un nom slave – un pays revigoré. Avec un plaisir manifeste, et bien que Sviatoslav eût refusé de se convertir et fût demeuré païen, le chroniqueur nous donne du nouveau prince un portrait fort pittoresque. Il évoque sa démarche de panthère, sa mise simple, ses manières rudes de guerrier (« il ne faisait pas bouillir la viande mais, coupant finement un morceau de cheval, de bœuf, ou de quelque autre bête, il le mettait à rôtir sur les braises et le mangeait sans plus de façons »). Incroyablement actif, énergique, audacieux, respectant les règles de la chevalerie (il a coutume d’avertir ainsi ses ennemis : « Je marche sus à vous ! »), le fils d’Igor et d’Olga est le type même du chef viking, conjuguant les talents de stratège et de bâtisseur d’empire. Vassili Klioutchevski le qualifie de « Varègue fou ». Pour Guennadi Vernadski, qui voit l’histoire russe comme celle du développement du peuple en Eurasie, Sviatoslav Igorievitch a le génie du lien unissant le peuple sur lequel il règne, au lieu – à l’espace géographique – où il lui est échu d’évoluer.

La Chronique présente Sviatoslav comme un homme « ayant beaucoup guerroyé ». En effet, les huit années de son règne regorgent de campagnes militaires. Ses premiers coups, le prince de Kiev les porte contre les Khazars. Oleg et Igor les avaient déjà combattus, se contentant toutefois d’incursions sur le territoire du puissant État, qui, en cas de victoire, leur rapportaient un riche butin. Sviatoslav, lui, entreprend une guerre. En 964, il gagne l’Oka et soumet les Viatitchs qui paient le tribut aux Khazars. L’année suivante, descendant en barque l’Oka et la Volga, la droujina de Sviatoslav s’empare des principales villes khazares, Itil et Sarkel (Belaïa Vieja – Le Château Blanc), et les saccage. Un coup fatal est ainsi porté au kaganat khazar : la Volga inférieure devient la part de butin du prince de Kiev.

Sans prendre le temps d’assurer ses conquêtes, Sviatoslav repart pour une nouvelle campagne, en 967, sur le Danube cette fois. Une invite lui parvient alors de Byzance, accompagnée de mille cinq cents livres d’or. Le basileus (empereur) Nicéphore Phokas a décidé de ne plus payer le tribut aux Bulgares, ainsi que le prescrivait le traité de 927. La razzia aussitôt effectuée par la droujina russe vise à démontrer aux Bulgares du Danube leur vulnérabilité. Selon Lev Goumilev, le païen Sviatoslav Igorievitch supporte difficilement Kiev, gouvernée, à l’époque, par sa mère, la chrétienne Olga, qui remplace son fils toujours parti en guerre. L’entourage chrétien de la princesse n’est pas mécontent non plus de pouvoir éloigner de la capitale le turbulent guerrier. La campagne de Sviatoslav s’achève par une éclatante victoire : il défait les Bulgares, s’empare de leurs villes, en particulier de Pereïaslavets, sur le Danube.

Tandis que la droujina russe triomphe des Bulgares, les Pétchénègues, peut-être poussés par Byzance inquiète des victoires de Sviatoslav, assiègent Kiev. Le prince se porte en hâte au secours de sa capitale mais, les Pétchénègues vaincus, il lui faut subir les reproches de ses sujets : « Tu es en quête de terres étrangères, d’elles tu te soucies, et tu abandonnes la tienne. Or les Pétchénègues ont failli s’emparer de nous, et de ta mère, de tes enfants. » En 969, poursuit la Chronique, Sviatoslav annonce sa surprenante décision : « Je ne me plais guère à résider à Kiev, je veux vivre à Pereïaslavets sur le Danube. Là, est le cœur de mes possessions, tous les biens y abondent : or, soie, vins et fruits de la terre grecque, argent et chevaux de Hongrie, fourrures, cire, miel et esclaves de la Rus. » Malade, Olga prie son fils d’attendre jusqu’à sa mort.

En 970, le prince partage ses possessions entre ses fils. L’aîné, Iaropolk, reçoit Kiev, le cadet, Oleg, les terres drevlianes, le plus jeune, Vladimir, est convié à régner sur Novgorod. Sviatoslav, quant à lui, s’en retourne à Pereïaslavets. Détenant déjà toute la partie nord-ouest de la Bulgarie, il franchit les Balkans et fait irruption en Thrace. L’avant-garde de sa droujina est défaite sur la voie de la capitale byzantine, près d’Arcadiopole. Sviatoslav se replie sur les Balkans.

En décembre 969, un nouveau coup de force a eu lieu à Constantinople. L’assassinat de Nicéphore Phokas a assis sur le trône Jean Tzimiscès, l’un des généraux les plus talentueux du Xe siècle. Au printemps 971, Tzimiscès entreprend une campagne contre Sviatoslav. Poussés par les Byzantins, les Bulgares se soulèvent contre les envahisseurs russes. La droujina de Kiev se barricade à Dorostol, repoussant désespérément les attaques des troupes de Tzimiscès. Assiégé par les terres et le Danube, Sviatoslav accepte finalement de quitter la Bulgarie, en échange de la liberté de ses guerriers. Au printemps 972, le prince tombe dans une embuscade tendue par les Pétchénègues aux rapides du Dniepr et est tué. La légende veut que le prince pétchénègue Kouria se fit un hanap de son crâne, monté en argent.

Léon le Diacre, historien byzantin (il rapporte les événements des années 959-978), a laissé l’unique portrait détaillé du prince-guerrier, tel qu’il apparut aux Byzantins sur les rives du Danube, lors de la rencontre entre Sviatoslav, commandant la garnison assiégée, et l’empereur Jean Tzimiscès.

L’empereur est à cheval, revêtu d’une armure d’or, à la tête de ses cavaliers resplendissant de l’éclat de l’or et de leurs armes. Il s’avance jusqu’au bord du Danube. Sviatoslav s’approche dans une barque, où il rame avec ses guerriers. « Il était de taille moyenne, ni trop grand ni trop petit ; il avait le sourcil épais, les yeux gris-bleu, le nez épaté, le menton glabre, mais sa lèvre supérieure s’ornait de duveteuse moustache. Sa tête était rasée, à l’exception d’un long toupet, signe de haute naissance. Un cou massif, une large poitrine, il était bien bâti, mais avait l’air rude et furieux. Une de ses oreilles portait un anneau, orné d’un rubis et de deux perles. Seule la propreté distinguait son blanc vêtement de celui des autres rameurs. Assis à la poupe du bateau, il eut un bref échange avec l’empereur à propos du traité de paix, et s’en repartit. »

Les huit années de règne de Sviatoslav (peu de temps, en regard de ses prédécesseurs) ont laissé leur empreinte dans l’histoire russe, même si les descendants du plus scandinave (par l’esprit et le physique) des princes de Kiev évaluent diversement l’importance de son action guerrière. On distinguera trois points de vue dominants parmi les historiens. Le premier est partagé par la plupart des chercheurs, qui considèrent que l’anéantissement du kaganat khazar était gros de conséquences funestes pour la Russie kiévienne. Selon Vassili Klioutchevski, qui voit dans le pouvoir khazar une garantie de sécurité pour les marchands russes à l’Est, l’affaiblissement des Khazars a permis aux « Barbares » de se ruer vers l’ouest, au-delà du Don, et d’« obstruer les routes de la steppe des Slaves du Dniepr, jusqu’alors ouvertes5 ». René Grousset partage cet avis : « Les Byzantins avaient […] fait un mauvais calcul en aidant les Russes à abattre ces Turcs civilisés, les plus anciens et les plus fidèles alliés de l’Empire. À la place des Khazars, de nouvelles hordes sauvages allaient s’emparer de la domination des steppes pontiques6. » M. Artamonov et V. Mavrodine7 estiment aussi que les actes irréfléchis de Sviatoslav ont détruit la barrière de défense qui protégeait la trouée ouralo-caspienne, le passage de l’Asie vers l’Europe. Les frontières de la principauté de Kiev furent ainsi ouvertes aux incursions incessantes des Pétchénègues et des Polovtsiens que la Rus s’épuisa à combattre.

Le deuxième point de vue est représenté par G. Vernadski8 qui découvre, dans l’action de Sviatoslav, un projet politique de grande envergure. En subjuguant les Bulgares du Danube, écrit l’historien, le prince de Kiev se faisait l’héritier des empereurs nomades. Son empire était alors plus vaste que celui des Avars (car Sviatoslav détenait non seulement le Bas-Danube, mais aussi la Basse-Volga – l’empire des Khazars – ou, en renversant la proposition, non seulement la Volga mais aussi le Danube). Un empire comparable au seul empire des Huns (IVe-Ve siècles) qui, à la différence de Sviatoslav, ne possédaient ni Kiev ni Novgorod. Pour Guennadi Vernadski, en abattant les Khazars, Sviatoslav s’adjugeait le titre de kagan – celui de leur souverain. Un titre que porteront ses successeurs, Vladimir le Grand et Iaroslav le Sage.

L’opinion de l’historien de l’Eurasie mérite l’attention. En effet, n’ayant aucun moyen, faute de sources, de décider vraiment si l’action de Sviatoslav se fondait sur l’impulsivité ou sur un plan mûrement réfléchi, rien ne nous empêche d’affirmer que les limites de son empire furent une ébauche du futur Empire de Russie qui comprendrait, entre autres, la Volga, le Dniepr, le Danube.

Les deux points de vue évoqués ci-dessus quant aux conséquences de la stratégie de Sviatoslav, sont, en quelque sorte, d’ordre géopolitique. Celui de Lev Goumilev, le plus moderne puisqu’il date de la fin du XXe siècle, est, en revanche, de nature idéologique. Le spécialiste des steppes et de la Russie ancienne part d’une thèse, qu’il résume lapidairement par cette formule : « L’empire khazar est le mauvais génie de la Vieille Russie des IXe-Xe siècles9. » Hypothèse de départ dont Lev Goumilev tire cette conclusion : « La grandiose victoire de Sviatoslav sauva Kiev et la terre russe10… » Le mal immanent de la Khazarie réside dans le judaïsme professé par ses dirigeants. En conséquence, poursuit Lev Goumilev, « l’anéantissement de la communauté juive d’Itil libéra les Khazars et tous les peuples environnants11. » Et d’ajouter : « Le judaïsme disparut sans laisser de traces sur la Volga, cédant le pas à l’islam12. »

Nuisible dans son essence même, la religion juive était grosse, pour l’historien russe contemporain, d’un autre danger : sa proximité avec l’Occident, ses liens avec le catholicisme, la « latinité ». « […] Les pays slaves, explique Lev Goumilev, où le catholicisme triomphait, étaient immédiatement englobés dans le système économique de l’Europe occidentale. » Et de donner aussitôt un exemple : « Le prince polonais Mieszko Ier (960-992) eut à peine le temps d’implanter la foi latine dans son royaume, que, déjà, les juifs y organisaient le commerce du sel, du blé, des fourrures et des vins hongrois13. » Les juifs aident le catholicisme à s’implanter, le catholicisme protège les juifs. Ensemble, ils forment ce système économique et, donc, spirituel occidental européen, dans lequel Lev Goumilev voit la principale menace – un danger mortel – pour la Russie ancienne.

« … L’esprit triste et affamé de Satan, écrit l’historien à propos des juifs, errait par les collines écrasées de soleil du Languedoc, par les champs épanouis de Lombardie, par les défilés montagneux de l’Iran et du Pamir… Mais il ne se montra ni dans la Rus, ni en Sibérie. Et le mérite en revient directement au prince Sviatoslav Igorievitch14. » En d’autres termes, Sviatoslav, païen plein de jugeote, ouvrit à la Russie la voie de l’orthodoxie.

À en croire les témoins de l’époque et la Chronique du temps jadis, l’anéantissement de l’empire khazar fut perçu, au Xe siècle, comme une guerre contre un voisin, à l’instar des innombrables campagnes menées par Sviatoslav. Lev Goumilev démontre l’incroyable actualité d’événements vieux de mille ans, en les remettant au goût du jour, afin qu’ils puissent fonder le système idéologique du moment.

La mort de Sviatoslav conclut la première période historique de la Rus. En un siècle environ, sous le règne de quatre princes, la Russie kiévienne est parvenue à se tailler une place de choix sur la carte géopolitique de l’Europe et à définir les grandes orientations de son développement territorial. L’un des facteurs importants de la stabilité du pouvoir – cela apparaît très clairement à la lumière des événements qui vont suivre – est la transmission de ce dernier par filiation directe : Oleg – Igor – Olga – Sviatoslav.

Загрузка...