6 Les années de réformes



Un Titus naîtra, à la vaste intelligence.

Prédiction d’un fol-en-Christ à Elena Glinskaïa,


lors de sa grossesse.


Ivan IV le Terrible, qui occupe dans l’histoire russe une place tout à fait particulière, est le plus connu des tsars de Russie. Au Panthéon des souverains, il n’est égalé que par Pierre le Grand. Les deux tsars suscitent, au long des siècles, des disputes incessantes entre les historiens, qui cherchent à les situer dans le processus historique, à définir leur rôle dans l’édification de l’État et la formation des habitants de cet État. L’attitude des historiens, gens cultivés, à l’égard d’Ivan et de Pierre va servir de critère politique, elle sera l’expression des rapports que les époques suivantes entretiendront avec la réalité. Nikolaï Karamzine, éminent historien et idéologue sans faille de l’autocratie, présente le règne d’Ivan IV le Terrible avant tout comme une série de crimes sanglants. Cependant, à compter des années trente, les historiens soviétiques, s’adaptant aux goûts du « Petit Père des Peuples » qui rejette le modèle pétrovien pour celui d’Ivan IV, font du Terrible un « tsar progressiste ».

Nikolaï Karamzine relève un étonnant phénomène : le plus cruel des tsars russes demeure un héros positif dans la mémoire populaire, le folklore russe. Karamzine conclut son récit des années ivaniennes par ces mots saisissants : « L’histoire est plus rancunière que le peuple. » La justesse de cette observation, faite au début du XIXe siècle, l’exactitude de la déduction se voient confirmées à la fin du XXe : le grand rival du Terrible en matière de crimes, Joseph Staline, apparaît de plus en plus dans la mémoire du peuple comme le maître, sévère mais juste, d’un pays fort, maintenu dans un ordre strict.

La renommée d’Ivan IV vient aussi de ce que, pour la première fois, on dispose d’informations – en quantité jamais vue jusqu’alors – sur la vie et la personnalité d’un souverain russe. Aux relations des étrangers qui, au XVIe siècle, font le voyage de Moscou pour diverses raisons ou servent directement le tsar, s’ajoute – et c’est, là encore, une première – l’Histoire du grand-prince de Moscou, description de la vie et de l’action d’Ivan, due à la plume de son ancien ami devenu par la suite son ennemi intime, le prince Andreï Kourbski. Écrite dans les années 1560-1570 en Lituanie où le prince avait fui « le courroux du tsar », la première histoire profane de Russie pèche sans doute par manque d’objectivité, mais elle brosse un portrait vivant et passionné du premier tsar russe. À toutes ces sources d’inégale valeur s’ajoute une autre encore, unique : dans sa première missive à Kourbski, réponse à une lettre du « traître », Ivan IV le Terrible ne se contente pas d’exprimer ses idées politiques et philosophiques, il propose également la première – et dernière – autobiographie d’un tsar de l’histoire russe. Si Ivan Vassilievitch avait connu la psychanalyse, il n’eût sans doute pas mieux traduit sa condition d’orphelin : « Quand… notre père, le grand souverain Vassili, quitta l’éphémère royaume terrestre… j’étais âgé de trois ans et mon frère Gueorgui, aujourd’hui défunt, d’un an ; nous fûmes donc orphelins de père, tandis que notre mère, la pieuse tsarine Elena, n’était qu’une pauvre veuve… Quand par la volonté divine, notre mère, la pieuse tsarine Elena, quitta le royaume terrestre pour celui des cieux, nous fûmes, mon défunt frère Gueorgui et moi, définitivement orphelins et nul ne nous vint en aide… Que de fois nous eûmes à souffrir du manque de vêtements et de nourriture ! Nous n’avions de liberté en rien ; en rien on ne se conduisait avec nous, ainsi qu’il sied de le faire avec des enfants. » Ivan garde imprimé dans sa mémoire un épisode qu’il perçoit comme une humiliation terrible, inoubliable : « Il me souvient que, parfois, tandis que nous jouions à nos jeux d’enfants, le prince Ivan Chouïski se tenait sur un banc, le coude appuyé contre le lit de notre père, le pied sur une chaise, sans daigner nous accorder un regard… Qui eût supporté pareille morgue ? Et je ne puis tenir le compte de toutes les pénibles souffrances qui me furent infligées au temps de ma jeunesse1 ? »

Vassili Klioutchevski se fonde sur les notes autobiographiques d’Ivan pour brosser un éblouissant portrait psychologique du tsar enfant : très tôt, s’imprime profondément dans l’âme de l’orphelin un sentiment de solitude et d’abandon ; les manifestations révoltantes de l’arbitraire des boïars et l’atmosphère de violence dans laquelle il grandit, transforment sa nervosité naturelle en crainte constante, confinant au détraquement nerveux… ; au fil des ans, la suspicion et la méfiance envers le genre humain se développent en lui. L’historien russe de notre temps R. Skrynnikov rend, certes, hommage au talent d’écrivain de Klioutchevski, mais il n’en met pas moins en doute ses sources elles-mêmes, les Mémoires d’Ivan. Pour R. Skrynnikov, il convient de se rappeler qu’Ivan vécut jusqu’à sept ans entouré de l’affection de sa mère (or ce sont les années durant lesquelles le caractère d’un individu se forge pour l’essentiel), que les tuteurs de l’enfant ne le mêlaient pas à leurs querelles, qu’il était choyé et non brimé (si l’on exclut les restrictions imposées par le cérémonial de la cour). Pour l’historien contemporain, Ivan n’était donc pas « véritablement fondé à accuser les boïars de lui avoir manqué de respect » et les récriminations ultérieures du tsar « semblent le fruit de récits qui lui furent faits par d’autres2 ».

Quels que soient les véritables souvenirs d’enfance d’Ivan, il n’en demeure pas moins – et c’est l’essentiel – que le tsar nourrit au fond de lui un lourd ressentiment envers ses tuteurs et l’ensemble des boïars. « Vous autres, boïars, ne cesse-t-il d’écrire à Kourbski, êtes toujours des ennemis. » Il n’est pas d’historien qui, faisant référence à Andreï Kourbski, n’évoque la cruauté manifestée par Ivan dès l’enfance ; on rapporte qu’il torturait les animaux et, à l’âge de douze ans, jetait du toit les « créatures sans mots », chats et chiens, puis, à quatorze, « se mit à abattre des hommes ». Les groupes de boïars rivaux tentent de s’assurer le soutien du jeune grand-prince et le montent contre leurs adversaires. En décembre 1453, le « grand courroux » éclate : furieux contre Andreï Chouïski qui, de fait, dirige l’État, Ivan ordonne à ses piqueurs de s’emparer de lui. Zélés, les serviteurs étranglent le régent. « Dès lors, note le chroniqueur, les boïars se mirent à craindre le souverain et à lui montrer obéissance. »

Le chroniqueur dit vrai en ce qui concerne la peur ; pour l’obéissance, il exagère quelque peu. Bien du temps passera encore, avant qu’Ivan n’obtienne la soumission complète des boïars.

Ivan décide de fêter sa majorité en se mariant. Le chroniqueur rapporte qu’il s’adresse au métropolite, lui fait part de son intention et ajoute : « Ma première pensée fut de me chercher une fiancée en d’autres royaumes ; toutefois, ayant réfléchi mûrement, je renonce à cette idée. Privé de parents dès ma petite enfance et élevé en orphelin, je puis ne pas m’accorder de tempérament avec une étrangère ; dans ce cas, la vie conjugale m’apportera-t-elle le bonheur ? Je souhaite trouver une fiancée en Russie… » Les sages craintes d’Ivan quant à une éventuelle incompatibilité de « tempéraments » avec une étrangère ne sont pas, en réalité, le fruit d’une profonde réflexion sur les rapports conjugaux. Le tsar fait simplement, en quelque sorte, contre mauvaise fortune bon cœur. Dès 1543 en effet, Moscou envoie une ambassade en Pologne, avec mission de chercher une fiancée pour le souverain. D’autres tentatives du même genre sont effectuées par la suite, mais aucune n’est couronnée de succès : Moscou, alors, n’attire pas ses voisins. L’orgueilleux Ivan décide donc de trouver une fiancée chez lui, rompant ainsi avec la tradition familiale : son grand-père n’avait-il pas épousé la Grecque Sophie, et son père la Lituanienne Elena ? La décision d’Ivan ne peut que réjouir les partisans d’un retour au passé lointain. Leur point de vue est exprimé par Kourbski dans son Histoire ; il rapporte que « dans l’excellente lignée des princes russes, le diable sema de mauvaises mœurs, en particulier à travers leurs épouses expertes en sorcellerie, surtout celles qui venaient de l’étranger ». Andreï Kourbski fait ici principalement allusion à la grand-mère et à la mère d’Ivan.

Le rituel du choix d’une fiancée parmi les jeunes filles russes répond à des règles très strictes, élaborées et éprouvées lorsque Vassili III épousa sa première femme. Ivan élit Anastassia, fille du défunt Roman Iourievitch Zakharine-Kochkine, de vieille noblesse. C’est un bon choix : Ivan aime ardemment son épouse. L’un des parents de cette dernière fondera par la suite la dynastie des Romanov.

Avant la noce, Ivan Vassilievitch décide de se faire couronner tsar, un titre que son grand-père et son père n’avaient porté que subsidiairement à celui de grand-prince. Ivan III n’en usait que parfois, quant à Vassili III, il y recourut lors d’un projet de traité avec l’empereur Maximilien, que Vienne refusa de signer.

Les diplomates russes n’ignorent pas que l’adoption d’un nouveau titre est régie par des règles strictes ; aussi, pour éviter des complications, attendront-ils avant d’informer les États étrangers du couronnement d’Ivan. Pour les habitants de la Moscovie, ces subtilités diplomatiques sont sans importance : devenu tsar en sa quatorzième année de règne, Ivan se transforme par là même en monarque absolu. L’idée de la « Troisième Rome » a désormais une base concrète : le tsarat de Moscou.

Dans un premier temps, ni le couronnement ni le mariage ne modifient en rien la situation du pays, non plus que le comportement d’Ivan. Les Glinski ont succédé aux Chouïski et dictent leur loi avec la même impudence. Quant à Ivan, il aime plus, selon Karamzine, « à montrer qu’il est tsar par ses caprices effrénés que par un sage gouvernement… ». L’historien constate : « Jamais la Russie ne fut plus mal dirigée. » Et d’ajouter : « Pour la rédemption d’Ivan, il fallait que Moscou brûlât ! »

Moscou brûle souvent – et, dirions-nous, volontiers –, depuis sa fondation. Les incendies anéantissent la capitale de la principauté, tous les cinq ou dix ans. I. Zabeline, historien de Moscou, imagine que « les gens, offensés et furieux mettaient le feu à cette ville honnie ». Rien de plus simple, d’ailleurs, que de la livrer aux flammes, puisqu’elle est bâtie en bois. Le premier édifice de pierre ne date que de 1470. Au XVIIe siècle, Moscou ne comptera guère plus de deux cents maisons de pierre. Évoquant l’ampleur de ces désastres, les chroniqueurs ne considèrent que le nombre d’églises réduites en cendres, ils n’ont aucune idée du nombre de maisons détruites et de victimes. Les étrangers ont, pour leur part, une notion très variable des dimensions de la ville. Les Anglais (Richard Chancellor y séjourne en 1553 et Giles Fletcher en 1558) la voient plus grande que Londres ; d’autres (Sigismond de Herberstein, 1517) la jugent deux fois plus vaste que Florence et Prague ; au début du XVIIe siècle, Jacques Margeret note que l’enceinte de bois de Moscou est plus longue que celle de Paris. Les premiers chiffres vraiment précis concernant le nombre de foyers moscovites n’apparaîtront qu’en 1701. Au milieu du XVIe siècle, la ville compte environ cent mille habitants.

Le 21 juin 1547, un incendie éclate qui ne laisse rien de la cité. I. Zabeline relève, en un peu plus de cinq siècles, cinq incendies qui réduisent la ville en cendres, et parmi eux celui de 1547. Il est suivi d’un soulèvement. Le 26 juin, les Moscovites font irruption au Kremlin et tuent l’oncle du tsar, Iouri Glinski. Le tsar se réfugie au bourg de Vorobievo, aux environs de Moscou, avec la cour. La populace se lance à ses trousses, exigeant qu’il lui livre les Glinski honnis, accusés d’avoir mis le feu à la ville par des pratiques de sorcellerie. Ivan se refuse à livrer ses parents. On parvient à persuader les Moscovites insurgés de rentrer chez eux.

L’incendie et l’émeute mettent un terme au gouvernement des « Sept-Boïars ». Une ère de réformes s’ouvre, conduite par le tsar qui prête une oreille attentive aux propos des conseillers qu’il s’est lui-même choisis.

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