4 À la recherche d’un héritier



Après la mort des rois, commencent le plus souvent des guerres et des discordes pour la succession au trône. Aussi n’est-il rien de plus utile, pour le renforcement et la longévité de la royauté, pour le maintien de la paix et la prévention des luttes fratricides, que de fixer un ordre strict de succession au trône.

Iouri KRIJANITCH.


Le règne d’Anna – ses guerres, avec leurs victoires et leurs défaites, le développement intérieur, l’élargissement du territoire – reste, dans l’histoire, lié à Biron, à la Bironovchtchina, à la prédominance des étrangers. Vassili Klioutchevski note qu’à partir de 1730, « un revirement s’effectua dans l’état d’esprit de la société noble russe » : revenue à elle après les réformes de Pierre, la partie un tant soit peu pensante de la société « fit une importante découverte. Elle ressentit, sous la surabondance de législation, une absence complète de loi1 ». La recherche de la loi, d’un « État de droit », comme on dit à la fin du XXe siècle, est douloureuse : « Après avoir fait l’expérience, sous Menchikov et les Dolgorouki, de l’arbitraire russe, elle expérimenta l’arbitraire allemand sous Biron et les Loewenwold. » Il va de soi que l’arbitraire allemand pèse plus fort que « notre » arbitraire russe.

À la veille de sa mort, Anna conserve son attachement à Biron, qui a reçu le titre de duc de Courlande. Elle fait part de ses dernières volontés et les signe : l’héritier du trône est le petit Ivan Antonovitch, âgé de deux mois ; Biron lui servira de tuteur. Ce choix semble plus étonnant encore que celui de 1730, date à laquelle Dmitri Golitsyne imaginait de proposer la candidature d’Anna. Ivan est le fils d’Anna Leopoldovna, fille de la sœur aînée d’Anna, Catherine, et du duc de Mecklembourg-Schwerin.

Dès 1732, Anna décidait de laisser le trône à la descendance mâle de sa nièce. En ce temps-là, Anna Leopoldovna n’était pas encore mariée. On entreprit de lui trouver un époux dans l’inépuisable vivier des princes allemands. L’heureux élu (les recherches furent menées par Loewenwold) fut un cousin de l’empereur Charles VI, Antoine-Ulrich, prince de Brunswick-Lunebourg. En voyant pour la première fois son fiancé, venu tout exprès à Saint-Pétersbourg, la grande-duchesse se montra d’une indifférence absolue. Toutefois, lorsqu’il apparut que Biron avait résolu de la marier à son propre fils, Anna Leopoldovna donna son accord pour le prince de Brunswick. Le fruit de leur union fut Ivan Antonovitch, choisi pour monter sur le trône.

La décision de confier la régence à Biron est prise au dernier moment, juste avant la mort de l’impératrice. Le favori d’Anna n’est pas seulement synonyme de l’arbitraire imposé par les étrangers à la Cour de Russie, il jouit aussi de la réputation d’un homme cruel, d’une fatuité sans limites, méprisant tous ses inférieurs. L’idée de le nommer régent vient d’un diplomate russe qui a commencé sa carrière sous le règne de Pierre le Grand et a représenté la Russie au Danemark, en Hollande, à Hambourg et à Londres : Alexis Bestoujev-Rioumine. En 1740, rappelé à Saint-Pétersbourg, il occupe la place de « Cabinet-ministre », libérée par l’exécution d’Artemi Volynski. Bestoujev-Rioumine rédige une « déclaration positive », dans laquelle il dit en substance : toute la nation souhaite que le duc de Courlande, en cas de décès de l’impératrice, assume la régence jusqu’à la majorité du futur empereur. Déposée au « Cabinet des Ministres », la déclaration recueille cent quatre-vingt-dix-sept signatures de personnalités des quatre classes, dont celles du chancelier-prince Tcherkasski, du feld-maréchal Munich et de l’amiral-comte Golovkine.

Le manifeste du 17 octobre 1740 annonce la mort de l’impératrice Anna et la nomination du régent Biron, qui obtient « la puissance et le pouvoir de s’occuper des affaires de l’État, tant intérieures qu’extérieures ». La régence de Biron dure exactement trois semaines. Dans la nuit du 8 au 9 novembre, le feld-maréchal Munich et son aide-de-camp Manstein prennent avec eux quelques dizaines de soldats de la garde du palais et, avec l’accord d’Anna Leopoldovna, décident de sauver la Russie de Biron. Le Palais d’Été où se trouve alors le duc est gardé par trois cents hommes du régiment Preobrajenski. Mais dès qu’apparaît Munich, ancien lieutenant de ce même régiment, tous passent de son côté. Biron, ses frères et ses partisans sont arrêtés. Délivrée de la « tyrannie du duc de Courlande », Anna est proclamée régente jusqu’à la majorité de son fils. Un jugement sommaire condamne Biron à la peine capitale et Bestoujev à l’écartèlement. Leurs peines, au bout du compte, seront moins sévères : Biron est relégué à Pelym, à trois mille verstes de Pétersbourg, et Bestoujev assigné à résidence, jusqu’à la fin de ses jours, dans le domaine de son père.

Le renversement de Biron n’a rien d’un coup d’État. Certes, le régent est écarté du pouvoir, mais les conjurés ne songent pas un instant à bafouer la volonté d’Anna Ioannovna, ils entendent respecter son choix du petit Ivan Antonovitch pour lui succéder sur le trône. D’un autre côté, l’action menée par Munich et ses gardes est un coup de force autrement plus important que la promesse d’un soutien armé obtenue des officiers de la garde par Catherine Ire et Anna Ioannovna. Cette fois, les épées sont tirées des fourreaux et cela se révèle suffisant. La garde devient, dès lors, un facteur essentiel dans le réglement des questions de succession.

Une mignonne blonde, débonnaire, douce, indolente et paresseuse : ainsi Nikolaï Kostomarov décrit-il Anna Leopoldovna. La régente de l’Empire de Russie – c’est le titre que lui donne le manifeste annonçant le renversement de Biron – a vingt-deux ans. Autour d’elle gravitent de nombreux conseillers qui se chargent volontiers de gouverner le pays – une occupation qui ne l’intéresse guère. Les conseillers sont trop nombreux et, aussitôt après l’arrestation de Biron, ils se livrent entre eux une lutte acharnée.

Nommé Premier ministre, le feld-maréchal Munich prétend à un pouvoir illimité. Le baron Ostermann, habitué depuis des années à gérer les affaires russes sans concurrent sérieux, se ligue contre le feld-maréchal avec l’époux de la régente, Antoine-Ulrich de Brunswick qui, après le coup de force, est devenu généralissime, ce qui fait de lui le premier personnage de l’Empire. Le comte Lynar, ambassadeur de Pologne, exerce une influence considérable sur Anna Leopoldovna. Jeune et beau, il représentait Auguste III à Pétersbourg sous le règne de l’impératrice Anna et avait conquis la toute jeune Anna Leopoldovna. L’impératrice avait alors renvoyé l’ambassadeur, qui risquait de faire échouer le mariage de la future régente avec le prince de Brunswick.

En 1741, le comte Lynar revient en Russie, au titre d’émissaire de la Pologne et de la Saxe. Six années de séparation n’ont pas éteint l’ardeur amoureuse d’Anna Leopoldovna. Mais les tâches du comte concernent essentiellement la politique étrangère. Les historiens qui ont étudié la brève régence d’Anna Leopoldovna n’ont réussi à découvrir qu’une disposition digne d’être retenue sur le plan intérieur. À l’initiative de Munich, est adopté, pour la première fois dans l’histoire russe, un « Réglement des Fabriques », fixant les relations entre les propriétaires et leurs ouvriers. La journée de travail ne doit pas excéder quinze heures, le salaire varie entre dix-huit et cinquante roubles par an, les fabriques doivent disposer d’un hôpital ; il est permis de sanctionner les ouvriers, y compris en recourant aux châtiments corporels (à l’exception du knout).

Les affaires étrangères constituent le grand souci des conseillers de la régente. Le 20 octobre 1740, l’empereur Charles VI est mort. Conformément à la Pragmatique Sanction, le trône est occupé par sa fille Marie-Thérèse. L’Europe se met en branle. Une guerre commence « pour l’héritage autrichien ». La situation est on ne peut plus confuse. La France et l’Angleterre ne cessent de se battre pour les colonies d’Amérique et d’Inde, ainsi que pour la suprématie sur les mers. En Europe, la France est aux prises avec l’Autriche, dont le roi est empereur du Saint-Empire romain germanique, composé d’une multitude de provinces allemandes, de proportions variables. Depuis le début du XVIIIe siècle, un État est en outre apparu sur la scène européenne et, imperceptiblement, s’est transformé en puissance : la Prusse. En 1701, elle est devenue un royaume, avec l’accord sans réserve du roi de Pologne, Auguste II le Fort qui cherchait, parmi les principautés germaniques, un allié contre l’Autriche, et de Pierre le Grand qui, dans le même but, devait soutenir le roi de Prusse Frédéric Ier.

En mai 1740, à quelques mois du décès de Charles VI, Frédéric II, qui devait entrer dans l’histoire sous le nom de Frédéric le Grand, hérite du trône de Prusse. Son père, surnommé le Roi-Sergent, ne prisait guère ce fils qui aimait à s’entretenir des libertés avec Voltaire, se montrait trop doux envers les manants et nourrissait un goût méprisable pour la philosophie française. Rarement père se trompa autant sur son fils. Dès l’annonce de la mort de l’empereur Charles VI, le jeune roi de Prusse entre en Silésie sans déclaration de guerre, alors qu’il n’a aucun droit sur cette province autrichienne. Frédéric II ne tardera pas à formuler son credo : l’essentiel est de conquérir le territoire, les juristes s’arrangeront ensuite pour légaliser le fait.

L’irruption de Frédéric II en Silésie place le gouvernement russe dans une position inconfortable. Sur les instances de Munich qui a gardé en mémoire la perfidie de l’Autriche au cours de la guerre russo-turque, la Russie conclut un traité d’union et de défense avec la Prusse. Le jour de la signature, la nouvelle du coup de force de Frédéric II en Silésie parvient à Saint-Pétersbourg. Le malaise éprouvé par la Russie vient de ce qu’elle a déjà (depuis 1726) un accord avec l’Autriche et qu’elle se retrouve soudain l’alliée de deux États en conflit.

Munich justifie la nécessité d’une union avec la Prusse par la menace que représente la Suède, qui rêve toujours d’une révision des résultats de la Guerre du Nord. Munich compte sur l’aide de la Prusse, mais Frédéric II intrigue en Suède, dans l’espoir qu’un conflit du côté de la Baltique détournera l’attention de la Russie. Les Français, quant à eux, poussent la Suède à déclencher les hostilités avec la Russie, ce qui affaiblirait l’alliée de l’Autriche. En juin 1741, la Suède déclare la guerre à la Russie. L’unique bataille sérieuse du conflit s’achève par la victoire des troupes russes, sous le commandement du feld-maréchal Lascy.

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