6 La Guerre patriotique et étrangère



Qui nous vint en aide ? L’hiver, Barclay de Tolly ou le Dieu russe ?

Alexandre POUCHKINE.

Lorsqu’on félicitait Staline pour la prise de Berlin, il répondait : Alexandre Ier, lui, est allé à Paris.

Extrait des histoires sur Staline.


En 1815, paraît à Moscou un livre de Fiodor Glinka, portant le long titre de : Lettres d’un officier russe sur la Pologne, les possessions autrichiennes, la Prusse et la France, avec une description détaillée de la campagne des Russes contre les Français en 1805 et 1806, ainsi que de la guerre patriotique et étrangère de 1812 à 1815. L’ouvrage de ce jeune officier, appelé par la suite à devenir un poète populaire, a pour particularité – cela apparaît dans le titre – d’établir une distinction entre la guerre « patriotique » et la guerre « étrangère », autrement dit entre la lutte contre les armées napoléoniennes qui font irruption en Russie et la campagne effectuée à l’étranger par l’armée russe, qui arrive jusqu’à Paris.

La paix de Tilsitt annonçait, semblait-il, une ère de tranquillité, elle offrait la possibilité de se consacrer aux affaires intérieures. Le bref conflit avec la Suède, les actions militaires contre la Turquie et la Perse n’étaient que de « petites guerres » qui n’impliquaient pas de gros investissements. Napoléon appâtait la Russie avec l’idée d’une campagne conjointe en Inde, pour frapper les Anglais sur leurs arrières, et Pétersbourg prêtait l’oreille. L’idée, au demeurant, n’était pas absolument neuve. À deux mois de sa mort, Paul Ier, rappelons-le, adressait à l’ataman cosaque du Don, Orlov, l’ordre de marcher sur l’Inde, avec des instructions précises : « De chez nous jusqu’à l’Inde, il y a : trois mois de marche environ depuis Orenbourg, et un mois de chez nous jusque-là, donc en tout quatre mois. » En conséquence, il convenait de partir d’Orenbourg « avec l’artillerie », pour « marcher directement, à travers Boukhara et Khiva, sur le fleuve Indus et les installations anglaises s’y trouvant ». L’empereur Paul promettait aux Cosaques du Don et à leur ataman : « Toutes les richesses de l’Inde seront la récompense de votre expédition. »

Pétersbourg, toutefois, ne songe pas sérieusement à une campagne contre l’Inde. L’alliance avec Napoléon présente des difficultés dont Alexandre n’a pas prévu l’ampleur. Le prix de l’union avec la France est, nous l’avons dit, la participation au Blocus continental qui commence à se faire sentir sur l’économie russe. Napoléon, de son côté, a promis à la Russie de l’aider à se rendre maître des principautés du Danube : en réalité, il aide (secrètement) la Turquie.

Alexandre s’inquiète de la création du grand-duché de Varsovie et du flou des projets français sur la « question polonaise ». Il décide de rencontrer Napoléon, afin d’éclaircir tous les malentendus. Mais l’empereur des Français ne parvient pas à trouver le temps pour un rendez-vous. En juillet 1808, une division française, encerclée dans les montagnes espagnoles à Bailén, se rend aux partisans. Elle ne représente qu’une petite partie de l’armée napoléonienne entrée brutalement en Espagne, mais « par son impact moral, ce fut un coup tel que la France napoléonienne n’en avait pas encore subi1 ».

L’une des conséquences de la capitulation de Bailén est la rencontre des deux empereurs à Erfurt, en septembre 1808. Napoléon a enfin trouvé le temps.

À la veille de partir pour Erfurt, Alexandre reçoit un mémorandum d’Adam Czartoryski, dans lequel l’ancien ministre des Affaires étrangères critique vivement l’alliance avec la France. Il écrit en particulier que Napoléon « tentera inévitablement d’humilier la Russie. Tant qu’elle sera docile à ses désirs et favorisera la réalisation de ses plans, il se peut qu’il la laisse en paix, mais à peine décèlera-t-il une résistance, qu’il essaiera de la mater par la force… ». Adam Czartoryski brosse à son ami de longue date un sombre tableau de l’avenir : Napoléon entre en Russie, marchant jusqu’à la Dvina et au Dniepr, il aide les Turcs, restaure le royaume de Pologne, libère les paysans russes, morcelle l’empire, créant plusieurs États indépendants sur son territoire2. À Erfurt, Alexandre trouve une confirmation inattendue des craintes émises par le prince Czartoryski : Talleyrand offre ses services à l’empereur de Russie, en qualité de conseiller et d’allié secret. Il conseille de résister à Napoléon, de soutenir ses adversaires, afin de sauver l’Europe.

À Erfurt, Napoléon promet fermement de soutenir les prétentions russes concernant les principautés danubiennes, il accepte de mettre un terme à l’occupation de la Prusse (qu’Alexandre n’oublie pas un seul instant), mais obtient en échange l’engagement que la Russie prêtera main-forte à la France, en cas d’agression de l’Autriche. De retour à Pétersbourg, Alexandre Ier entreprend aussitôt de mener des pourparlers secrets avec la Cour de Vienne. Le prince Schwarzenberg, ambassadeur d’Autriche en Russie, informe Vienne, au terme d’un entretien avec l’empereur, que la Russie, en cas de guerre, n’apportera pas d’aide réelle à la France. La teneur de ces pourparlers secrets ne sera connue qu’au début du XXe siècle3.

En encourageant l’Autriche à intervenir contre Napoléon, Alexandre ne vise pas seulement à affaiblir la France, il veut aussi se trouver un allié contre les projets de restauration de la Pologne. Ayant reçu le signal de Pétersbourg, l’Autriche déclenche la guerre : ses troupes font irruption en Bavière et dans le grand-duché de Varsovie. La défaite de Wagram (juillet 1809) la contraint à signer la paix de Vienne (octobre 1809), aux termes de laquelle elle perd, notamment, une part considérable de ses possessions de Pologne. Napoléon inclut les provinces conquises dans le grand-duché de Varsovie et propose Tarnopol à Alexandre, en guise de « pot-de-vin ». La population du grand-duché augmente de presque deux millions de personnes, les trois quarts de la Pologne ethnographique sont réunis.

La guerre austro-française s’achève inopinément pour la Russie par un agrandissement considérable du grand-duché de Varsovie et la renaissance (encore embryonnaire) d’une armée nationale polonaise, placée sous le commandement de Poniatowski. Dénonçant la paix de Tilsitt, Nikolaï Karamzine voit comme un de ses grands vices, l’accord donné pour la création d’un embryon de Pologne. Pour l’historien et écrivain politique russe, la Pologne ne doit exister « sous aucune forme ni aucun nom ». Il eût mieux valu, ajoute-t-il, « accepter que Napoléon prît le Schleswig, et même Berlin, que de reconnaître le grand-duché de Varsovie4 ».

L’existence du grand-duché, signe d’une possible renaissance de la Pologne, suscite des frictions politiques, qui mettent en danger l’alliance franco-russe. Parallèlement, les difficultés économiques, sapant les fondements de l’accord de Tilsitt, ne cessent de croître. Le Blocus continental est manifestement défavorable à la Russie. L’Angleterre, en effet, lui achetait des matières premières bon marché – bois, lin, chanvre, blé – qu’elle payait en or ou en produits manufacturés de prix. La France, elle, préfère se fournir plus près (les importations de Russie, à travers tout le continent, lui reviennent trop cher) et vendre à la Russie de la soie de Lyon et d’autres produits de luxe qu’il est indispensable de payer en or.

Le tarif douanier de Trianon, entériné par Napoléon en août 1810, autorise l’importation des denrées coloniales qui gagnaient jusqu’alors le continent en contrebande, mais il fixe pour elles des droits de douane très élevés. La chose est supportable pour des pays déjà dotés d’un embryon d’industrie (Saxe, Allemagne de l’Ouest, Belgique, Italie du Nord), qui se trouvent ainsi plus étroitement liés à la France. Mais elle est inacceptable pour des pays exportateurs de matières premières, tels que la Suède, l’Allemagne du Nord-Est, ou la Russie.

En réponse au tarif de Trianon, Alexandre Ier instaure, en décembre 1810, des tarifs douaniers russes, fixant des droits élevés, voire prohibitifs pour les produits de luxe (soies, dentelles, etc.) et des peines sévères pour leur vente en contrebande. Formellement, c’est une violation des accords de Tilsitt. Les historiens français parlent même de « trahison caractérisée5 ». Alexandre Ier perçoit comme une offense personnelle le rattachement par Napoléon à l’Empire français, en violation de la paix de Tilsitt, de toutes les villes de la Hanse et des territoires avoisinants, y compris le duché d’Oldenbourg, possession du père de l’impératrice Élisabeth. On cite fréquemment « l’affaire d’Oldenbourg » parmi les causes directes de la guerre de 1812. Napoléon signe le décret rattachant le duché à la France, le 22 janvier 1812. Mais auparavant, le 25 décembre 1810, Alexandre évoquait, dans une lettre au prince Czartoryski, un plan d’intervention-surprise des troupes russes dans le grand-duché de Varsovie et en Prusse. Il s’agissait d’un plan de guerre préventive, pour devancer l’intervention de Napoléon que l’on jugeait imminente.

Le plan d’Alexandre se fonde sur l’audacieuse idée – elle va à l’encontre des points de vue traditionnels – de la restauration polonaise. L’empereur explique à Adam Czartoryski que la proclamation de la résurrection du royaume de Pologne précédera le début de la guerre. Alexandre charge son ami, ancien membre du Comité intime, d’une mission : décider l’ensemble du peuple polonais et l’armée à faire alliance avec la Russie. Cette décision doit être garantie par une déclaration signée des responsables militaires et politiques polonais. Adam Czartoryski répond, le 6 janvier 1811, par une lettre où il pose ses conditions : on ne pourra triompher de l’attachement des Polonais à Napoléon qu’en restaurant la Constitution du 3 mai 1791, en rassemblant toutes les terres polonaises sous un même sceptre, en ouvrant à la Pologne l’accès à la mer.

Le 12 février, Alexandre Ier accepte tout en bloc : de réunir les terres polonaises (à l’exception de la Biélorussie, des territoires situés à l’est du Dniepr et de la Dvina) et de garantir l’existence d’un gouvernement et d’une armée à caractère national. La Pologne ressuscitée doit former – c’est la condition posée par l’empereur – une union avec la Russie. « Tant que je ne serai pas persuadé de la coopération des Polonais, je ne pourrai commencer la guerre contre la France », déclare Alexandre. La mission d’Adam Czartoryski se solde pourtant par un échec : les responsables polonais choisissent l’alliance avec Napoléon. Le 1er avril 1812, après un long silence, Alexandre Ier écrit à Czartoryski qu’il repousse son projet, connu par trop de monde, et il met en garde contre trop de crédit accordé à Napoléon. L’empereur conclut : « Vous devez garder à l’esprit les malheurs qui deviendront le lot des Polonais si, marchant sous la bannière française, ils fournissent à la Russie le prétexte d’une vengeance6… »

Le projet d’Alexandre montre sa conviction que la guerre contre la France est nécessaire et inéluctable ; sa certitude, également, que pour la déclencher, il faudra payer un prix aussi élevé que la renaissance de la Pologne. Les causes directes du conflit sont innombrables : ressentiment personnel d’Alexandre contre Napoléon, tendances antinapoléoniennes dans les milieux de la Cour qui craignent en particulier la restauration d’une Pologne hostile à la Russie, difficultés de l’économie russe dues au Blocus continental, action antifrançaise menée par la City de Londres, et bien d’autres. Le caractère inéluctable de la guerre s’explique aussi par les rivalités pour l’hégémonie en Europe. Pour triompher de l’Angleterre, Napoléon doit neutraliser ou vaincre la Russie. Quant à Alexandre, il veut sauver l’Europe d’un tyran.

Le 24 juin (ancien style) 1812, la Grande Armée franchit le Niemen, entre Kovno et Grodno. La campagne de Russie commence. Pour la première fois depuis 1612, une armée étrangère pénètre sur le territoire de l’Empire de Russie. Cent vingt-neuf ans plus tard, le 22 juin 1941, les troupes nazies envahiront l’Union soviétique : le souvenir de la victoire sur Napoléon consolera les Soviétiques dans la première phase de la guerre, durant laquelle leur armée subira défaite sur défaite. En mémoire du conflit contre Napoléon, la guerre contre l’Allemagne nazie prendra aussi le nom de « guerre patriotique ».

Les analogies ne manquent pas, au demeurant, entre les deux « guerres patriotiques ». Napoléon et Hitler choisissent le mois de juin pour leur invasion. Les armées russe et soviétique sont prises de court, même si, dans les deux cas, on parle depuis longtemps de la guerre. Les plans d’Alexandre et de Staline ont été conçus pour l’offensive : toutes les réserves de vivres et de munitions ont été concentrées aux frontières et tombent aussitôt aux mains de l’ennemi. Napoléon et Hitler marchent vers l’est, avec des armées multinationales. On a coutume de dire que Napoléon apporte avec lui « deux fois dix langues », soit une vingtaine : aux Français se mêlent des Allemands des principautés conquises, mais aussi d’anciens alliés des coalitions antinapoléoniennes, Autrichiens et Prussiens, Suisses, Italiens, Hollandais et autres.

On parle traditionnellement de six cent mille hommes pour la Grande Armée. À Sainte-Hélène, Napoléon évoquera ses quatre cent mille soldats, alliés compris. Mikhaïl Pokrovski estime que tel est à peu près le nombre des troupes qui envahissent la Russie7. Quoi qu’il en soit, elles représentent la plus forte armée jamais envoyée par la France sur un théâtre d’opérations. En outre, elle est deux fois plus importante que l’armée russe.

On ne doute guère, en Europe, de la victoire de Napoléon. Il détient, semble-t-il, un atout décisif : sa puissance hypnotique de génial chef d’armée, de vainqueur d’innombrables combats. Les premiers mois du conflit confirment cette certitude générale : les armées russes reculent vers l’est, cédant du terrain aux Français. Napoléon ne réussit pourtant pas à obliger l’ennemi à engager une bataille décisive que l’empereur des Français gagnerait, à son habitude. Les historiens parlent souvent de la « tactique scythe » qui consiste à attirer l’armée française dans les profondeurs de la Russie, comme d’un plan soigneusement élaboré, après le renoncement à une intervention préventive en Pologne. Tout couvert des lauriers de la victoire sur l’Allemagne, Staline aimera à évoquer les « anciens Parthes » qui attirèrent « le Romain Crassus et son armée dans les profondeurs du pays, puis engagèrent la contre-offensive et les mirent en pièces ». Au dire du généralissime Staline, « notre génial chef d’armée Koutouzov, qui causa la perte de Napoléon et de ses hommes grâce à une contre-attaque bien préparée8 », connaissait l’histoire.

Les armées russes reculent, en réalité, parce que les généraux se querellent entre eux, qu’ils n’ont pas de plans et que, lorsqu’ils en élaborent, ils ne les appliquent pas. À la tête de la principale armée de l’Ouest, Mikhaïl Barclay de Tolly (1761-1818 ; ministre de la Guerre à partir de 1810) est impopulaire en raison de ses origines allemandes. On explique la retraite de l’armée vers les profondeurs du pays par son insuffisant patriotisme. Napoléon, lui, n’a qu’une certitude : il faut écraser la Russie dans les plus brefs délais. La plaie espagnole est toujours béante sur le corps de son empire qui ne sera pas en mesure d’en supporter une autre, russe.

Son plan militaire est logique : il marche, non sur la capitale, Pétersbourg, mais sur le centre économique du pays, Moscou, nœud fluvial très important ; or, les fleuves sont pratiquement les seuls axes de transport. Pétersbourg coupé des provinces qui l’approvisionnent en blé, Alexandre, bloqué dans sa capitale, n’aura d’autre ressource que d’accepter les conditions de Napoléon.

Ce dernier, en revanche, n’a aucun plan politique concernant la Russie. L’empereur des Français comprend qu’il ne peut occuper le pays et il n’a pas l’intention de le démembrer, ce qui serait très favorable à l’Autriche et à la Prusse dont le renforcement, à l’inverse, serait néfaste pour la France. Napoléon se propose de restaurer la Pologne, barrière contre la Russie. Il rêve, après sa victoire sur les Russes, de transformer l’Europe en un espace uni, sans visas ni frontières : les habitants de Paris, Moscou, Varsovie, Berlin, Rome seront partout chez eux. Dans les convois de la Grande Armée, se trouvent des proclamations abolissant le servage, mais Napoléon ne se décidera pas à faire en Russie ce qu’il fit en Allemagne.

La guerre en Russie se révèle très différente des campagnes dont les Français ont l’habitude. Partout, ce ne sont que surprises. Des averses tropicales transforment les routes en fleuves de boue où les chevaux de la cavalerie ont bien de la peine à progresser ; mal nourris, ne supportant pas de pénibles trajets, ils meurent par milliers. En préparant sa campagne, le commandement français a fait exécuter et distribuer à tous les régiments la carte officielle, regravée, de la Russie. Mais elle est si mauvaise que son utilisation a les conséquences les plus funestes.

Inattendue, aussi, est la résistance acharnée des soldats russes qui battent en retraite. La vieille forteresse de Smolensk, qui a gardé le souvenir des combats contre Bathory, repousse victorieusement les attaques des Français. Ces derniers ne prennent la ville qu’au moment où les Russes décident de la céder. La reddition de Smolensk est atténuée par la nomination au poste de commandant suprême de toutes les forces armées de Russie de Mikhaïl Koutouzov (1745-1813), élevé, la veille, à la dignité princière. Depuis Austerlitz, le vieux chef d’armée n’avait pas l’heur de plaire à Alexandre. La pression de l’opinion de la capitale, qui réclame des actions décisives et un Russe à la tête de l’armée, contraint l’empereur à le rappeler.

Le grand nombre d’Allemands (baltes ou natifs des États allemands) est un trait caractéristique de l’armée russe impériale. Sur seize commandants de corps d’armée, sept sont d’origine allemande. L’armée de Koutouzov comte soixante-neuf généraux allemands, quatre-vingt seize colonels et capitaines et près de sept cent soixante officiers de rang inférieur9. En règle générale, il s’agit d’exécutants, de commandants disciplinés dont l’armée a besoin. Mais nul n’ignore que l’empereur se montre bienveillant à leur endroit et que des origines allemandes facilitent considérablement une carrière militaire. Le récit d’une conversation entre Alexandre Ier et le glorieux général Iermolov, se propage à travers la Russie. En réponse à l’empereur qui demande comment il peut récompenser le conquérant du Caucase, le général aurait répondu : faites-moi allemand.

Nouveau commandant suprême, le prince Koutouzov poursuit la tactique de Barclay de Tolly, entraînant l’armée russe dans les profondeurs du pays, évitant le combat décisif que recherche Napoléon.

Aux portes de Moscou, à Borodino, a lieu la rencontre magnifiquement décrite dans des centaines d’ouvrages, à commencer par le Guerre et Paix de Léon Tolstoï. Malgré les témoignages sans nombre de ceux qui ont assisté au combat ou y ont participé, malgré les études les plus sérieuses des historiens militaires, on ignore toujours de combien d’hommes, exactement, disposaient Napoléon et Koutouzov, et quelles furent les pertes. Pour le cinquantième anniversaire de la bataille de Borodino, l’un de ses acteurs, le général Liprandi, produit un résumé des travaux étrangers sur la « Guerre patriotique ». Vingt-huit auteurs estiment que la supériorité numérique était du côté des Français, treize sont d’un avis contraire, onze affirment que les forces étaient égales.

On trouve les mêmes divergences quant au nombre des pertes. Historiographe officiel de la guerre patriotique de 1812, A. Mikhaïlovski-Danilevski les évalue, du côté russe, à cinquante-sept ou cinquante-huit mille hommes (tués et blessés) ; un siècle plus tard, un démographe soviétique parle de trente-huit mille cinq cent six tués, blessés ou portés disparus10. Se fondant sur des sources françaises, il estime que les Français ont perdu à Borodino cinquante-huit mille quatre cent soixante-dix-huit hommes11, cependant que Mikhaïl Pokrovski avance le chiffre de vingt-huit mille12.

Les avis divergent également quant à savoir qui, en fin de compte, l’a emporté dans ce combat sanglant. Seul résultat indiscutable : les Français prennent Moscou, après que le commandement russe décide ne plus défendre l’ancienne capitale. Napoléon entre dans Moscou le 2 septembre et y passe cinq semaines. Les Français s’aperçoivent alors qu’ils ignorent tout de la Russie. Pour la première fois de leur vie, ils s’emparent d’une ville qui ne compte pour ainsi dire pas de « producteurs ». Tant qu’y vivaient des consommateurs – les propriétaires terriens et leur maisonnée –, la ville ne manquait de rien, les paysans y apportaient des vivres en abondance. Mais lorsque les propriétaires quittent Moscou, les occupants n’ont plus rien à manger.

À l’initiative du gouverneur-général Rostoptchine, la ville est incendiée. Plus grave, Alexandre ne manifeste pas le moindre désir d’engager les pourparlers de paix espérés par Napoléon. L’armée française quitte Moscou et commence à faire retraite vers la frontière polonaise, reculant de plus en plus vite et se désagrégeant de plus en plus nettement. Dépourvus de vivres, les soldats pillent les populations des régions qu’ils traversent, et celles-ci leur résistent de mieux en mieux. Fort méfiant à l’égard des discours sur le patriotisme, l’historien marxiste Mikhaïl Pokrovski, qui cherche un fondement matériel à tous les sentiments, écrit : « Le maraudage créa automatiquement, d’abord aux environs de Moscou, puis de plus en plus loin, ce que n’avait pu obtenir toute l’éloquence des manifestes et appels gouvernementaux : une guerre populaire. » Pour reprendre l’expression de Léon Tolstoï : « La massue fut brandie de la guerre populaire. »

L’arrivée des grands froids est une complète surprise. À Moscou, Napoléon avait demandé des informations sur la température de la Russie centrale, pour les vingt années précédentes. Il savait ainsi que les frimas ne commençaient véritablement qu’en décembre, et que le thermomètre descendait en novembre, dans le pire des cas, jusqu’à moins dix. Mais l’année 1812 constitue une exception : un froid rigoureux s’installe dès le mois d’octobre.

Juste avant le passage de la Bérézina, le commandement russe ne doute pas que Napoléon sera fait prisonnier. Le meilleur témoignage – et la preuve la plus éloquente de la débâcle de l’armée française – en est l’ordre diffusé parmi les soldats russes et dans la population par l’amiral Tchitchagov, qui commande une des armées. On y donne les signes distinctifs de l’empereur des Français : « Il est de petite taille, trapu, le teint pâle, il a le cou bref et fort, une grosse tête, des cheveux bruns. Pour plus de sûreté, capturer et me livrer tous les hommes de petite taille13. »

La campagne de Russie dure six mois pour Napoléon. Durant ce laps de temps, l’empereur des Français a atteint le Niemen et Moscou, et il est revenu sur ses pas, perdant son armée et subissant la défaite la plus désastreuse de toute sa carrière militaire. Sans but précis, escomptant contraindre Alexandre à signer la paix, Napoléon perd la lutte pour l’hégémonie en Europe. La Russie est victorieuse.

Le premier gagnant est Alexandre. Après l’entrée des Français dans Moscou, la Cour pétersbourgeoise ne rêve que d’une chose : la paix. L’impératrice douairière, le frère de l’empereur, Constantin, sont de cet avis. Mais Alexandre ne veut pas en entendre parler. Il veut poursuivre la guerre jusqu’à la victoire, jusqu’à ce que l’ennemi soit bouté hors de Russie. Les contemporains, les historiens ont beaucoup réfléchi, avec des opinions diverses, sur les raisons de la victoire. Pouchkine en nomme laconiquement les trois principales, celles évoquées par les témoins de la guerre pour expliquer la débâcle napoléonienne : le plan de Barclay de Tolly, le froid qui allait priver l’envahisseur non préparé de ses forces vitales, le Dieu russe, protecteur de la Russie. Les contemporains retiennent comme un facteur important la flambée de patriotisme qui devait souder le peuple face à l’armée étrangère. À la suite de Léon Tolstoï, les historiens placent au premier plan ce dernier facteur, la volonté du peuple russe combattant, sur sa terre et pour elle, l’envahisseur étranger. Parallèlement, on attribue un rôle croissant au génie militaire de Mikhaïl Koutouzov, que les contemporains ne constatent guère.

Une autre raison importante de la victoire tient aux qualités militaires de l’armée russe. Né à Pétersbourg dans la famille d’un astronome allemand invité en Russie par l’Académie des sciences, Friedrich von Schubert, jeune officier ayant combattu Napoléon, écrit à propos de ses compagnons d’armes : « En ce temps-là, l’armée russe était magnifique, c’étaient encore les soldats de Catherine et de Souvorov, et les régiments tiraient orgueil de l’ancienneté de leur nom et de leur gloire. Le soldat voyait dans l’ennemi un hérétique, un adversaire de son Église et un émeutier qui se soulevait contre l’empereur de Russie… De nombreux généraux étaient incultes et stupides, les officiers étaient, le plus souvent, mal dégrossis, ils buvaient sec et jouaient aux cartes. Mais jamais il ne serait venu à l’idée de quiconque de critiquer les actions et les plans du commandement. Tous étaient unanimes : leur devoir était de rester jusqu’à la mort là où on les avait placés14. »

La Guerre patriotique s’achève sur les rives de la Bérézina. De nombreux compagnons d’armes d’Alexandre, et avant tout le prince Koutouzov, considèrent, dès lors, que Napoléon est chassé de Russie : les objectifs de la guerre sont atteints. Nous n’avons rien à faire de l’Europe, ne cesse de répéter Koutouzov, qu’ils s’arrangent eux-mêmes, comme bon leur semblera ! Mais Alexandre en juge différemment : la Russie libérée, il rêve de libérer l’Europe. On reproche au tsar de sacrifier les intérêts russes, en souhaitant aider les ennemis d’hier et de demain : les États d’Europe occidentale. On l’accuse d’être vaniteux : Napoléon était à Moscou, lui sera à Paris. Son désir de poursuivre la guerre, en la transportant hors des frontières de l’Empire russe, correspond toutefois, pour partie, à un calcul froid et lucide. Alexandre voit dans la France napoléonienne l’ennemie irréconciliable de la Russie : hormis de brefs répits, la Russie combat la France depuis près de vingt ans. La Grande Armée est vaincue, mais pas anéantie : la mort a frappé, pour l’essentiel, les jeunes recrues et les « alliés », l’encadrement, lui, est entier et deviendra le noyau d’une nouvelle armée qui permettra à Napoléon de guerroyer deux ans encore.

Ces froides considérations géopolitiques se combinent, comme toujours chez Alexandre Ier, avec de beaux rêves de bonheur universel. « Rendre à chaque peuple la pleine et entière jouissance de ses droits et de ses institutions, le placer, ainsi que nous-mêmes, sous la protection d’une union commune, nous préserver et le défendre des ambitions conquérantes – tels sont les fondements sur lesquels nous espérons, avec l’aide de Dieu, ériger ce nouveau système. » Tel est donc le programme d’Alexandre pour l’Europe. Son « système » ne se distingue guère du programme de liquidation des frontières et d’instauration du bien-être universel que prône Napoléon. Or, il n’y a pas de place en Europe pour deux bienfaiteurs.

En pénétrant sur le territoire du grand-duché de Varsovie, les troupes russes reçoivent un accueil froid et maussade des Polonais, tandis que les juifs les acclament, manifestant d’ardents sentiments pro-russes qui sont aussi l’expression de leur animosité envers les Polonais. L’arrivée aux frontières du grand-duché est marquée par la publication du manifeste de la victoire, annonçant que Napoléon est chassé de Russie. Une semaine auparavant, le général York von Artenbourg, qui commande le corps prussien de la Grande Armée, engage des pourparlers secrets avec le général Dibitch, représentant d’Alexandre. Le 30 décembre 1812, à Tauroggen, un accord est signé : le corps prussien déclare sa neutralité, il cesse de se battre aux côtés des Français. Quelques mois plus tard, un traité d’alliance est conclu entre la Russie et la Prusse. « Tauroggen » devient ainsi le symbole d’un tournant inattendu dans les relations russo-germaniques. On l’évoquera, par exemple, en 1922, lors de la signature du traité de Rapallo, entre la Russie soviétique et l’Allemagne, puis en 1939, au moment du Pacte germano-soviétique.

L’alliance de la Russie et de la Prusse forme le noyau d’une nouvelle coalition antinapoléonienne, qui lance des actions militaires contre l’armée française, partiellement reconstituée. La population prussienne – à la différence des Polonais – accueille les soldats russes en libérateurs. En Prusse, puis dans d’autres États germaniques, s’amorce un mouvement populaire contre l’envahisseur français. En juillet 1813, l’Autriche déclare la guerre à la France, ralliant ainsi la coalition contre Napoléon. La Suède, où l’héritier du trône est un Français, le maréchal Bernadotte, en devient le quatrième membre.

En janvier 1813, de retour à Paris après sa funeste campagne de Russie, Napoléon demeure le maître de l’Europe. En octobre de la même année, il ne lui reste que la France. Les armées ennemies atteignent les bords du Rhin. En mars 1814, l’empereur Alexandre Ier, à la tête de son armée victorieuse, fait son entrée dans Paris. Le 6 avril, Napoléon abdique et est exilé à l’île d’Elbe. Le temps des guerres napoléoniennes est désormais révolu. Le retour de l’île d’Elbe, les Cent-Jours ne seront que vaines tentatives : l’Empire de Napoléon s’est effondré. Après une interruption de trois mois passés en combats, le congrès de Vienne, réuni pour redécouper la carte de l’Europe et partager le butin de la victoire, reprend ses travaux. Le 9 juin 1815, le document final est signé à Vienne. La carte de l’Europe est, comme cela apparaîtra par la suite, redéfinie pour cent ans. Mais le traité contient en germe les conflits, révolutions et guerres à venir.

Le rôle principal dans l’anéantissement définitif de l’empire napoléonien est joué par Alexandre Ier. Dès que les armées coalisées atteignent le Rhin, l’Angleterre et l’Autriche inclinent à signer la paix : l’Angleterre veut éviter que la Russie ne renforce démesurément sa position sur le continent ; quant à l’Autriche, elle souhaite faire obstacle au renforcement de la Prusse et juge possible de se contenter du seul affaiblissement de Napoléon (la restauration des Bourbons sur le trône de France n’entre pas dans les calculs des Habsbourg). Le point de vue d’Alexandre l’emporte. La guerre est poursuivie jusqu’à la victoire finale.

Les désaccords entre alliés permettent au représentant de Louis XVIII, Talleyrand, de jouer les médiateurs et de défendre avec succès – compte tenu du contexte – les intérêts de la France. L’Angleterre conserve ses conquêtes maritimes : Malte, Ceylan, le cap de Bonne-Espérance. L’Autriche reçoit l’Illyrie, le Tyrol, la Lombardie et Venise, et retrouve ainsi son influence dans la péninsule italienne. Territorialement, la principale gagnante est la Prusse, grande et constante favorite d’Alexandre. La Russie conserve la Finlande (enlevée aux Suédois en 1809), la Bessarabie (obtenue en 1812) et le grand-duché de Varsovie.

Alexandre rêve d’englober dans l’Empire de Russie tout le territoire de l’ancien royaume de Pologne mais, sous la pression des alliés, il accepte de céder Poznan à la Prusse et la Galicie à l’Autriche. Il garde toutefois le titre de roi de Pologne, ou plutôt de tsar de Pologne, selon l’appellation officielle. Auteur de La Russie et l’Europe qui paraît un demi-siècle après le congrès de Vienne, Nikolaï Danilevski parvient à la conclusion que la guerre de 1812 eut « de grandes conséquences morales pour la Russie. Elle eût pu produire aussi de grands résultats concrets, si, réconciliés avec Napoléon, nous avions laissé l’Allemagne et l’Europe à leur destin15 ».

Cela, Alexandre ne le voulait en aucun cas, persuadé qu’il était de pouvoir influer sur le destin de l’Europe en général et de l’Allemagne en particulier.

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