2 Cinq semaines de monarchie constitutionnelle
Le festin était prêt. Mais les hôtes n’en étaient pas dignes.
Dmitri GOLITSYNE.
Les arguments en faveur de la candidature d’Anna sont on ne peut plus convaincants pour les hauts-conseillers. Sa sœur, la fille aînée d’Ivan, avait épousé le duc de Mecklembourg ; en conséquence, si on lui offrait la couronne, il fallait aussi convier sur le trône un prince étranger, connu, au demeurant, pour ses extravagances.
Anna, elle, n’a reçu aucune instruction, hormis quelques rudiments d’allemand. En 1710, à dix-sept ans, on la mariait au duc de Courlande, mort en janvier 1711, ayant abusé, affirment les contemporains, des « boissons échauffantes ». La jeune veuve passe dix-neuf ans en Courlande, une région sur laquelle la Russie, la Suède, la Prusse et la Pologne ont des vues. Menchikov, par exemple, rêve d’en occuper le trône. Maurice de Saxe (fils illégitime d’Auguste II) demande la main d’Anna, mais Pétersbourg s’y oppose, cette alliance risquant d’affaiblir l’influence de la Russie en Courlande. Anna n’a pas rompu ses liens avec la Russie où elle se rend parfois. Elle n’y a cependant pas de « parti ».
L’éloignement d’Anna, le fait qu’elle n’ait ni fidèles ni partisans, représentent, pour les hauts-conseillers, la qualité la plus séduisante de la future impératrice. Ayant obtenu l’accord de tous les membres du Haut-Conseil Secret, Dmitri Golitsyne déclare : « Il faut s’alléger la vie. » Il précise aussitôt sa pensée : s’alléger la vie en vue d’augmenter son pouvoir. Il propose donc de constituer une liste de « conditions » visant à limiter l’autocratie.
On se met aussitôt à l’œuvre. La liste est bientôt prête et envoyée, toutes affaires cessantes, à Mitau où réside Anna. Le messager est le prince Vassili Dolgorouki. L’impératrice doit promettre de ne pas se remarier après son couronnement ; de ne pas se désigner de successeur ni de son vivant ni par testament ; de maintenir dans son intégrité et dans ses droits le Haut-Conseil Secret au nombre des huit membres dont il se compose ; de ne pas déclarer la guerre ni conclure la paix sans son consentement ; de ne pas introduire de nouveaux impôts ; de renoncer à son droit de nomination dans le service civil et militaire aux postes supérieurs au rang de colonel ; de ne pas attenter en quoi que ce soit et sans jugement à la vie, à la propriété et à l’honneur de la noblesse ; de ne pas disposer sans contrôle des ressources de l’État.
Les conditions sont claires : leur acceptation par Anna signifie que la Russie devient une monarchie constitutionnelle. Le système étatique s’en trouve inévitablement changé. La Moscovie avait connu deux exemples de limitation du pouvoir absolu par les boïars, demeurés dans l’histoire sous le nom de Semiboïarchtchina (« Gouvernement des Sept-Boïars »). En 1730, le Haut-Conseil Secret compte huit membres. Les hauts-conseillers sont incontestablement à même de gouverner le pays, en plaçant sur le trône une impératrice dont ils exigent qu’elle accepte d’emblée l’amputation de son pouvoir. L’initiateur des « conditions », Dmitri Golitsyne, n’a pas l’intention de se contenter d’un pouvoir théorique. Ni lui ni les autres membres du Conseil ne souhaitent non plus se satisfaire d’une promesse, de ce serment sur la croix qu’ont parfois prêté dans le passé, contraints par les circonstances, les souverains russes.
Les hauts-conseillers peuvent s’inspirer de deux modèles de limitation du pouvoir : la Pologne et la Suède. L’exemple suédois est particulièrement séduisant : à la fin du XVIIe siècle, le pouvoir du roi y devient absolu, le Parlement le cédant entièrement à Charles XI ; son fils, Charles XII, est également un monarque absolu. Mais sa défaite dans la Guerre du Nord, puis son décès, en 1718, offrent au Parlement la possibilité de restreindre brutalement le pouvoir royal. Entérinées en 1723, les résolutions sur la forme du gouvernement donnent le pouvoir aux différentes catégories sociales représentées à l’assemblée.
Le lexique politique russe n’assimilera le mot « putsch » (terme étranger) qu’au début des années 1990. Si Moscou l’avait connu en 1730, sans doute l’eût-elle adopté pour définir les événements en cours. Le Haut-Conseil Secret détient l’intégralité du pouvoir ; toutefois, craignant des résistances, il adresse ses « conditions » à Anna sous le sceau du secret. Sur une distance de trente verstes, Moscou est encerclée par des troupes qui ne laissent sortir personne sans un passeport délivré par le Haut-Conseil. Ce Conseil est dit « Secret », parce qu’il se compose des plus hauts grades de l’État, ceux qui occupent les premières places dans la « Table des Rangs ». Ils portent l’appellation de « conseillers secrets actuels », le secret étant requis pour délibérer des affaires de l’État. Ce mystère, pourtant, ne suffit pas : la mise au point et l’envoi des « conditions » à Anna s’effectuent à l’insu de tous, hormis quelques grandes familles.
Malgré toutes ces précautions, Anna apprend que les « boïars » ont l’intention de restreindre son pouvoir. Elle n’en accepte pas moins les « conditions » et prend le chemin de la Russie, accompagnée du prince Vassili Dolgorouki. L’impératrice arrive le 10 février aux environs de Moscou, où elle doit attendre de faire son entrée solennelle, prévue pour le 15. Cependant, dès le 1er février, un messager de Mitau a informé les hauts-conseillers que l’impératrice avait accepté les « conditions ». Le lendemain, le Sénat, les généraux et les plus hauts grades civils sont convoqués, afin de prendre connaissance des « conditions » et du nouveau système de gouvernement. Plus de cinq cents personnes sont ainsi réunies. À la lecture des « conditions », tous « tressaillent » mais, note Théophane Prokopovitch qui assiste à l’assemblée, tous signent. Les hauts-conseillers ne se contentent pas de l’accord des plus hauts grades. Westphalen, ambassadeur du Danemark et témoin de l’événement, informe son gouvernement que les portes du Haut-Conseil Secret restent ouvertes une semaine entière à tous ceux qui désirent se prononcer pour ou contre le changement de système de gouvernement. Les militaires et les civils ayant au moins rang de colonel, en d’autres termes les six premières classes de la « Table des Rangs », ont le droit de donner leur point de vue. Les dignitaires de l’Église peuvent aussi faire part de leur opinion.
L’historien anglais John Le Donne, qui étudie le système de gouvernement en Russie au temps de l’absolutisme, recense, au plus haut échelon de l’élite dirigeante, un groupe de quinze-vingt personnes. Vient ensuite un groupe de civils et de militaires des trois premières classes, représentant quelque deux cents à deux cent cinquante personnes. En y ajoutant les gros propriétaires terriens, possesseurs d’au moins cent « âmes », Le Donne obtient une classe dirigeante au sens large du terme, comptant environ huit mille cinq cents personnes, soit 16 % des cinquante-quatre mille nobles (hommes)1.
Ces calculs sont intéressants lorsqu’on se penche sur les circonstances du « putsch » de 1730. Le hasard y a aussi sa part, en particulier la présence à Moscou d’un grand nombre de nobles de province, venus assister au mariage de Pierre II et restés pour son enterrement. La décision des hauts-conseillers de limiter l’absolutisme soulève une opposition massive. La noblesse, que l’on a commencé, sous Pierre le Grand, à baptiser chliakhetstvo, se prononce contre. Nous avons vu que le mot chliakhetstvo venait de szlachta, terme désignant la noblesse polonaise. Ce mot est apporté en Russie par des Petits-Russiens qui, peu de temps auparavant, étaient citoyens de la Rzeczpospolita et qui font rapidement carrière à la Cour du tsar.
Dans cette monarchie et république oligarchique qu’est la Pologne, le pouvoir du roi (élu) a été fortement réduit en faveur de la noblesse. Les historiens, cependant, ne décèlent pas, parmi la noblesse russe, à l’époque où le mot chliakhetstvo fait son apparition, de volonté de suivre l’exemple de la szlachta polonaise. À une exception près. En Pologne, la différence entre les magnats et la noblesse du rang est très perceptible et prend souvent le caractère d’une hostilité marquée. De façon similaire, le chliakhetstvo russe voue de l’inimitié à l’aristocratie de souche et redoute que le pouvoir passe aux mains des « boïars ».
Le plan des hauts-conseillers rencontre donc l’opposition du chliakhetstvo. Moscou est en ébullition ; les débats suscités par la situation et les innombrables appréciations qui en sont données, évoquent les troubles qui avaient éclaté dans la capitale au temps d’Alexis Mikhaïlovitch, et les disputes autour de la réforme entreprise par Nikone. Cette fois, cependant, les discussions sont de nature politique. Théophane Prokopovitch rapporte dans ses Mémoires que les hauts-conseillers sont littéralement voués aux gémonies : « Tous maudissaient leur incroyable outrecuidance, leurs appétits insatiables, leur soif de pouvoir. » Une lettre anonyme, circulant dans le milieu du chliakhetstvo, proclame : « On entend parler ici de ce qui se fait – ou l’a déjà été – pour que nous ayons une république… Que Dieu nous préserve, au lieu d’avoir un autocrate, de tomber au pouvoir de dix familles puissantes, car cela serait la perte du chliakhetstvo et nous serions contraints, pire qu’avant, de multiplier les courbettes et de rechercher les faveurs de tous… »
Les historiens notent que le prince Dmitri Golitsyne, idéologue en chef de la limitation de la monarchie, a mis au point un projet de nouveau système de gouvernement. Mais le chliakhetstvo n’en a pas été informé (il n’est connu que par les dépêches d’ambassadeurs étrangers) ; il ignore donc que Golitsyne ne l’a pas oublié dans ses plans. Le prince Golitsyne propose de ne laisser à l’impératrice qu’un pouvoir sur la Cour pour l’entretien de laquelle le Trésor versera annuellement une certaine somme. Le pouvoir politique passe intégralement aux mains du Haut-Conseil Secret, formé de dix-douze représentants de la haute aristocratie. Le Conseil est chargé des problèmes de guerre et de paix, il nomme les chefs d’armée et le grand argentier qui n’a à répondre que devant lui. En plus du Haut-Conseil, on prévoit d’instaurer : un Sénat de trente-six membres, censé étudier préalablement les dossiers présentés au Conseil ; une Chambre de la Noblesse, composée de deux cents élus, afin de défendre les droits du chliakhetstvo ; une Chambre des Délégués des Villes (deux pour chaque cité), pour s’occuper du commerce et veiller aux intérêts du peuple (il n’est bien sûr pas question des paysans). Le projet du prince Golitsyne instaure donc un pouvoir oligarchique des « plus hautes lignées », les deux Chambres ne jouissant d’aucun véritable pouvoir : elles ont simplement vocation à défendre les droits de leur corporation.
Des discussions politiques ont lieu dans d’innombrables cercles, réunissant le chliakhetstvo ; de nombreux projets (au moins douze) sont élaborés, portant les signatures de leurs auteurs et de ceux qui les soutiennent. On compte parfois jusqu’à onze mille cent signataires. Les projets mettent en évidence les deux grandes revendications de la nouvelle noblesse : l’une est politique (refus de l’oligarchie, élargissement des droits de tout le chliakhetstvo), l’autre sociale (réduction du temps de service obligatoire, instauration de privilèges pour les hommes de service et les propriétaires terriens). Les ambassadeurs étrangers rapportent que l’on débat, à Moscou, de la Constitution et du Parlement anglais, des libertés que tous réclament, les seules divergences portant sur les limites du pouvoir monarchique.
Un seul des projets proposés présente un ensemble de vues très élaborées sur la forme que doit prendre le gouvernement en Russie. Il est dû au prince Vassili Tatichtchev (1686-1750), très actif sous le règne de Pierre Ier le Grand, auteur de la première histoire russe. L’intérêt de son projet vient de ce qu’il se fonde sur une analyse du passé de la Russie, tout en prenant en compte les acquis de la pensée politique européenne et en citant les travaux de Hugo Grotius et de Samuel Pufendorf, théoriciens du « droit naturel », traduits en russe sur l’injonction de Pierre Ier.
Pour Tatichtchev, le modèle idéal de gouvernement est la démocratie mais elle ne peut, selon lui, être appliquée que sur un petit territoire dont tous les habitants sont susceptibles d’être réunis en un seul endroit. Il place en deuxième position un gouvernement représentatif (aristocratique), mais uniquement pour des États à l’abri d’agressions étrangères (des îles, par exemple) et dotés d’un peuple éclairé. Car le peuple « éclairé » obéit aux lois sans contrainte, « une surveillance trop stricte, une terreur trop cruelle ne sont plus nécessaires ». La monarchie ne vient qu’ensuite, certes porteuse de « terreur cruelle » mais les conditions géographiques et politiques de la Russie la rendent inévitable.
Selon le contexte, chaque forme de gouvernement est valable. Vassili Tatichtchev donne des exemples : la Hollande, la Suisse, Gênes sont des républiques démocratiques ; l’aristocratie dirige avec bonheur la Hongrie ; l’Empire germanique et la Pologne sont gouvernés par des monarques et par la noblesse ; la Russie, de même que la France, l’Espagne, la Turquie, la Perse, l’Inde et la Chine, « en tant que grands États, ne peuvent connaître que le pouvoir absolu ». Le premier historien russe justifie la nécessité de l’absolutisme par le passé de la Russie : la preuve est faite que les souverains forts ont bien défendu le pays et agrandi son territoire ; leur absence, au contraire – ainsi, durant le Temps des Troubles – a été funeste.
Un biographe soviétique de Tatichtchev estime que ses « considérations ne sont manifestement pas sans fondement ». Et de le prouver en citant Marx qui rattachait le « despotisme centralisé » de la Russie aux conditions de son organisation sociale, « à l’immense étendue de son territoire », à ses « destinées politiques depuis l’époque de l’invasion mongole2 ».
Passant de l’analyse historique et théorique aux réalités de son temps, Vassili Tatichtchev propose de restreindre le pouvoir d’Anna. Il le justifie par le fait que l’impératrice est « une personne du beau sexe » ; il serait donc « inconvenant qu’elle remplît un certain nombre de tâches ». Elle a besoin d’être aidée et les organes élus (parmi la noblesse) qui lui sont proposés, peuvent lui offrir un soutien.
Après son entrée solennelle dans la capitale, l’impératrice reçoit les requêtes du chliakhetstvo. Le 25 février, un groupe de nobles se rend au palais ; parmi eux, le prince Tcherkasski, le feld-maréchal Troubetskoï et Tatichtchev. Le plus titré – Troubetskoï – étant sénile, c’est Tatichtchev qui, clair et précis, rend grâces à l’impératrice d’avoir accepté les « conditions » et la prie de convoquer une assemblée consultative, formée de représentants du haut-commandement militaire, des officiers et du chliakhetstvo, afin de résoudre une bonne fois la question du mode de gouvernement. La requête est signée par quatre-vingt-sept partisans de l’élection d’Anna, estimant néanmoins que la décision prise par les hauts-conseillers doit être entérinée par des représentants de l’ensemble du chliakhetsvto. Anna souscrit à la requête, mais les officiers de la garde, qui emplissent la salle, réclament à grands cris le rétablissement de l’absolutisme.
À peine arrivée à Moscou et après avoir accepté les « conditions » restreignant son pouvoir, la nouvelle impératrice découvre un chliakhetstvo en ébullition, exprimant des points de vue divers, souvent contradictoires. À côté des hauts-conseillers et du cercle auquel se rattachent le prince Tcherkasski, Troubetskoï et Tatichtchev, les partisans de la monarchie absolue ne demeurent pas non plus inactifs. L’historien soviétique, sensible, comme il convient, aux questions nationales, note qu’« à la tête du parti absolutiste, se retrouvèrent trois étrangers russifiés : Andreï Ostermann, Théophane Prokopovitch et Antiochus Cantemir3. Autrement dit : un Allemand, un Ukrainien et le fils d’un prince moldave chassé par les Turcs et réfugié en Russie avec sa famille.
Les historiens n’ont pas découvert l’identité du conseiller qui recommande à Anna, résidant pour quelques jours au village de Vsesviatskoïé avant d’entrer dans Moscou, de se proclamer « colonel » du régiment Preobrajenski et « capitaine » des Chevaliers-Gardes. Deux actes qui sont une infraction aux « conditions », l’impératrice n’étant pas autorisée, nous l’avons vu, à nommer les commandants de l’armée et de la garde, sans l’accord du Haut-Conseil Secret. Mais Anna a ainsi la haute main sur les régiments de la garde. Trois feld-maréchaux, membres du Haut-Conseil, commandent l’armée, mais cette dernière est loin. Les officiers de la garde, eux, qui attendent des faveurs de la souveraine, assistent à la présentation des requêtes.
Sous les hurlements de la garde, le prince Nikita Troubetskoï présente une requête d’un autre type, signée par cent soixante-six personnes et lue par le prince Antiochus Cantemir : « Nous prions humblement Sa Majesté Impériale de nous faire la très grande grâce de régner en autocrate, à l’instar de Ses glorieux et éminents aïeux, et de détruire la demande adressée à Sa Majesté Impériale par le Haut-Conseil Secret et signée de Sa main4. »
Un témoin consigne la réaction de l’impératrice. La souveraine commence par demander si les membres du Haut-Conseil Secret sont favorables à ce que « j’accède à ce qui est, à l’instant, proposé par le peuple ». Les hauts-conseillers courbent la tête en silence, exprimant ainsi leur accord. Ils n’ont pas le choix. S’ils manifestaient la moindre désapprobation envers la condamnation formulée par le chliakhetstvo, précise le témoin, les officiers de la garde les précipiteraient par la fenêtre. L’impératrice poursuit : « La pétition qu’on m’a fait signer à Mitau n’exprimait donc pas le vœu du peuple ? » Et, entendant fuser les « non ! », Anna se tourne vers le prince Dolgorouki : « Prince Vassili Loukitch, tu m’avais donc trompée ? »
L’impératrice ordonne alors qu’on lui apporte les « conditions » signées par elle à Mitau et déchire l’acte en morceaux.
Le chliakhetstvo préfère ne rien attendre des hauts-conseillers oligarques et s’adresser directement au monarque. Le « putsch » et le « contre-putsch » témoignent d’un important résultat de l’œuvre réalisée par Pierre le Grand : l’apparition d’une nouvelle force sociale – le chliakhetstvo –, et confirment la défaite définitive de l’ancienne aristocratie. La lutte entre les différentes conceptions politiques s’achève (avec l’aide, il est vrai, de la garde) par la victoire des idées exprimées dans La Vérité de la volonté des monarques de Théophane Prokopovitch. Catherine Ire avait jugé nécessaire de republier le traité de Prokopovitch en 1726 (la première édition datait de 1722) pour défendre la légitimité de son pouvoir. La pensée du savant archevêque, justifiant le pouvoir absolu du monarque par « le droit naturel », sorte de contrat social faisant du souverain le garant de la paix et de l’ordre dans la société, fonde la décision d’Anna de déchirer les « conditions » qui lui ont été imposées.
« Ainsi prirent fin, conclut Vassili Klioutchevski, dix jours de monarchie aristocratico-constitutionnelle, instaurée, au XVIIIe siècle en Russie, par quatre semaines de gouvernement provisoire du Haut-Conseil Secret5. » Le résultat est ambigu. L’ancienne noblesse est vaincue, mais nombre de grandes familles aristocratiques sont hostiles aux hauts-conseillers. Le chliakhetstvo, nouvelle couche sociale, est vainqueur, mais ses chefs sont sénateurs, généraux, princes. Les objectifs demeurent flous : les hauts-conseillers voulaient restreindre l’autocratie, sans changer le système de gouvernement ; leurs adversaires voulaient changer de système, en préservant le pouvoir absolu du monarque. Seul le petit monde de la couche dirigeante était en ébullition (lutte politique et débat d’idées), le peuple n’était pas concerné.
Le seul point fixe, solide – fondement de l’autocratie –, reste le pouvoir du monarque. Pierre l’a privé de sa légitimité divine. L’autocratie se laïcise et Théophane Prokopovitch démontre scientifiquement la nécessité et le caractère inéluctable de la « vérité de la volonté des monarques ». Le chliakhetstvo reconnaît à son tour la nécessité et le caractère inéluctable d’une autocratie sans limites.