17 La chute de la maison Romanov



Une autocratie sans autocrate.

Vassili CHOULGUINE.


La seconde décennie du XXe siècle s’ouvre par des festivités. En 1912, on célèbre le centenaire de la victoire sur Napoléon, en 1913 le tricentenaire de la maison Romanov. Des « obstacles » viennent entraver le bon déroulement des fêtes. En 1912, dans les lointaines mines d’or de la Lena, l’armée mitraille une manifestation d’ouvriers – la vague révolutionnaire déferle à nouveau. En 1913, trente-cinq jours durant, l’attention du pays est retenue par un procès qui se déroule à Kiev. On juge le juif Mendel Beïlis, accusé de meurtre rituel. Il y a eu des précédents en Russie : à deux reprises, des juifs ont ainsi été accusés et, une fois, des Votiaks (ancien nom des Oudmourtes) ont été poursuivis pour avoir procédé à des sacrifices humains. Dans les trois cas, il y avait eu relaxe.

Le procès Beïlis connaît une résonance mondiale parce qu’il est entièrement monté par les organisations « Cent-Noirs » de Kiev, avec l’ardent soutien du gouvernement. Malgré de grossières pressions des ministres de la Justice et de l’Intérieur, les jurés, spécialement choisis parmi des paysans ukrainiens illettrés, innocentent Beïlis.

Le pays va simultanément dans deux directions : d’un côté, la Russie se développe, elle se renforce et devient, comme le dit Dmowski, un État normal ; de l’autre, la société russe se désagrège, s’atomise, l’appareil bureaucratique gouvernemental fait obstacle au développement de l’économie, parce qu’il est désespérément désuet. La Douma a toutes les peines à trouver des modes de coopération avec le tsar qui, lui, ne veut pas en entendre parler. La noblesse, jadis fondement de l’autocratie et du système étatique, a perdu toute sa force, la paysannerie s’est scindée, en s’engageant sur la voie du capitalisme. Une multitude de partis politiques, qui se livrent une lutte constante, proposent divers projets visant à propulser la Russie en avant ou, au contraire, à freiner le mouvement.

Les contradictions, les conflits, les exigences de réformes et la résistance aux changements constituent le mode d’existence de tout État normal. En Russie, toutefois, conflits et contradictions prennent parfois un caractère plus aigu qu’ailleurs, car le pays est en train de changer de mode de gouvernement. L’« ancien régime » est moribond, mais il continue de résister. La faiblesse du tsar est une forme supplémentaire et particulière du déclin. L’une des plus remarquables figures de droite à la Douma, Vassili Choulguine, monarchiste convaincu, résume ainsi la situation : « Une autocratie sans autocrate. » Il ne fait qu’exprimer l’opinion générale : Nicolas II n’est pas capable d’être un monarque absolu, alors même que l’autocratie, fût-elle limitée par une Douma, reste le système étatique de la Russie.

L’inquiétude des contemporains, les prophéties apocalyptiques, si populaires dans la société, sont sucitées, tant par les changements en cours que par la crainte d’une épreuve que tous attendent. La Russie, en effet, va vers la guerre. L’Europe aussi, mais tous les pays affirment que personne ne veut d’un conflit. Ces déclarations recèlent, au demeurant, une part de vérité. Il y a plus de deux mille ans, le célèbre philosophe et guerrier chinois Sun Tzu formulait le principe fondamental de la stratégie : « Il est préférable de vaincre sans combattre1. » Nul ne veut la guerre, mais tous veulent la victoire. Chaque grande puissance poursuit ses propres visées, qui se heurtent sans cesse à celles des autres grandes puissances.

Les décennies qui suivront la Première Guerre mondiale, avec la césure du second conflit, n’apporteront pas de réponse définitive à la question : qui a tiré le premier en août 1914, et pourquoi ?

Tous ont des prétentions territoriales, le désir d’agrandir leur empire, tous ont des appétits économiques. Les intérêts de la Russie vont dans le sens traditionnel, séculaire : vers Tsagrad, en direction de la mer Noire. Parmi les multiples intérêts de l’Allemagne, apparue relativement tard – pour citer Lénine – sur « le chemin du banditisme impérialiste » et particulièrement avide de proies, il y a la Russie. En 1906, dans son Avenir de la Russie, Rudolf Martin exprime ce qui est pour lui une certitude : « Les races n’ont pas toutes la même valeur. » Cette idée ne devient pas populaire, au début du siècle, dans la seule Allemagne. Mais Rudolf Martin ajoute une observation spécifique : « À ce jour, la race russe n’a pas été en mesure d’accomplir, dans l’histoire mondiale, les progrès de la race germanique ou anglo-saxonne2. » À peine la guerre éclate-t-elle en août 1914, que le poète allemand Adolf Bartels, auteur de romans historiques et historien de la littérature, rédige un « mémorandum politique » intitulé : Le Prix de la victoire : une Russie occidentale allemande. Le plan de l’homme de lettres allemand est simple : « Nous avons besoin de tout le territoire compris entre la Dvina et le Dniepr, et jusqu’à la mer Noire ; nous devons repousser la Russie en Asie et créer les conditions d’un État germanique, avec une population de cent millions de personnes. » Adolf Bartels a aussi songé aux juifs qui peuplent le territoire nécessaire à l’Allemagne. Il les évalue à quelque quatre millions de personnes et propose de les rassembler tous à « Odessa, puis de les envoyer en Turquie et dans la lointaine Palestine3 ».

En août 1914, les plans de Bartels semblent une innocente fantaisie d’intellectuel nationaliste. Mais en 1916-1917, ils apparaissent soudain sur les cartes d’état-major des généraux allemands, entrés sur le territoire de la « Russie occidentale » : le royaume de Pologne.

En novembre 1909, le poste de ministre des Affaires étrangères est occupé par un diplomate expérimenté, Sergueï Sazonov (1860-1927). Il a travaillé six mois comme adjoint d’Izvolski et il poursuit sa politique. Alexis Izvolski, lui, est nommé ambassadeur à Paris où il continue de jouer un rôle important dans la définition de la politique étrangère russe. Monarchiste et libéral modéré, proche des vues de Stolypine (proche, aussi, familialement, les deux hommes ayant épousé deux sœurs), Sazonov est considéré, dans les cercles de la Cour, comme un « parlementariste ». La politique de la Russie à la veille de la guerre se caractérise par l’appartenance à l’Alliance tripartite que Sazonov, à la suite d’Izvolski, tente de consolider, de transformer en alliance militaire et politique forte, et par le désir de préserver des relations de bon voisinage avec l’Allemagne. L’Autriche-Hongrie fait figure d’ennemi numéro un.

L’état-major général russe, placé, à la veille de la guerre, sous la houlette du général Iouri Danilov, élabore de son côté ses plans stratégiques, sans tenir compte le moins du monde de la politique étrangère. L’historien de l’armée russe constate : « On eût pu croire que la place du Palais [où se trouve l’état-major général] et le pont Pevtcheski [où est situé le ministère des Affaires étrangères] étaient sur deux planètes absolument différentes4. »

L’état-major général se prépare à une agression du côté de la Suède, étroitement liée à l’Angleterre ; il redoute la Roumanie, bien que les diplomates n’ignorent pas qu’elle attend de savoir qui l’emportera. Le Japon et l’Italie sont aussi au nombre des ennemis (ils prendront le parti des alliés). Les stratèges russes, en revanche, comptent fermement sur la Bulgarie, qui ralliera la coalition adverse.

Piotr Stolypine voyait la guerre comme le plus grand des malheurs pour la Russie. « De quelle guerre peut-il être question », demandait-il au plus fort de la crise déclenchée par l’annexion autrichienne de la Bosnie-Herzégovine, « alors que nous ne sommes parvenus, à l’intérieur, qu’à un apaisement superficiel, que nous n’avons pas encore formé de nouvelle armée, que nous ne disposons pas même de nouveaux fusils5 ? » Le successeur de Stolypine, le comte Kokovtsev met aussi en garde contre le danger d’une guerre. À ces arguments rationnels, Nicolas II réplique : « Il en sera selon la volonté de Dieu6. » Dans l’atmosphère mystique qui règne à la Cour impériale, les prédictions directement puisées à la « source de toutes les connaissances », semblent plus convaincantes : Grigori Raspoutine est catégoriquement opposé à la guerre, il annonce la perte de la Russie et de la dynastie, pour le cas où l’on ferait fi de ses avertissements. Piotr Dournovo, ministre de l’Intérieur dans le cabinet de Witte, puis membre du Conseil d’État, adresse à l’empereur un mémorandum dans lequel il fait cette mise en garde : « Une guerre mondiale générale serait un danger mortel pour la Russie et pour l’Allemagne, quel qu’en fût le vainqueur7… » Le mémorandum sera découvert dans les papiers du tsar après la révolution, sans la moindre note : manifestement, il n’avait pas été lu. Des rumeurs courent cependant à ce sujet dans la capitale, renforçant encore l’atmosphère d’angoisse.

Le 28 juin 1914, l’étudiant serbe de Bosnie Gavrilo Princip tue de deux coups de revolver, à Sarajevo, l’archiduc François-Ferdinand, héritier de la couronne austro-hongroise, et son épouse. La réalité des faits ressemble à tragi-comédie, inventée par un auteur sans talent. La décision prise par l’archiduc d’effectuer des manœuvres militaires en Bosnie, aux frontières de la Serbie, est perçue à Belgrade comme une provocation. Une organisation secrète d’officiers serbes, la « Main Noire », manipulée par les services secrets serbes et russes, envoie à Sarajevo des terroristes – sept jeunes gens, mauvais tireurs et souffrant tous de tuberculose. Ils ont pour modèle les terroristes russes. Armés de bombes et de revolvers, ils se tiennent tous les sept sur le trajet que doit emprunter la voiture découverte de l’archiduc et de son épouse.

La Serbie n’aime pas l’héritier du trône de Vienne. On lui attribue l’idée de transformer la double monarchie en triple monarchie, intégrant, à part égale avec les Autrichiens et les Hongrois, les Slaves. Belgrade voit dans ce projet un obstacle à la création d’une Grande Serbie.

Le premier lanceur de bombes, désorienté, laisse passer la voiture sans rien entreprendre ; le second jette sa bombe, mais l’archiduc la renvoie d’un revers de main et elle explose dans la rue. Des éclats blessent la grande-duchesse. La voiture croise encore quatre terroristes, qui ne bronchent pas. Seul, le septième et dernier tire par deux fois, blessant mortellement François-Ferdinand et Sophie.

La suite des événements est rapportée dans tous les manuels d’histoire : l’ultimatum autrichien à Belgrade, son acceptation par le gouvernement serbe, à l’exception d’un point. Le ministre des Affaires étrangères autrichien, Erenthal, est si désireux de commencer la guerre, que ce point sert de prétexte pour adresser un nouvel ultimatum à la Serbie. L’Allemagne soutient l’Autriche-Hongrie. La Russie juge impossible de ne pas défendre ses frères serbes. La mobilisation générale décrétée un peu partout rend toute négociation superflue. Le mécanisme de la guerre est enclenché et commence à s’emballer.

La déclaration de guerre aux Allemands suscite l’enthousiasme en Russie. On accueille avec le même enthousiasme l’annonce du début du conflit à Berlin, Paris, Londres, Belgrade, Vienne. Les représentants des « marches » affirment leur loyauté. À la séance d’un jour qui se tient à la Douma, le député du gouvernement de Kelets forme le vœu que les Slaves reprennent le « glaive toujours éclatant de Grunwald » et défassent à nouveau les Teutons. Après quoi, espère le député, on assistera à la réunion de la Pologne. Ce discours plaît tant que, s’adressant aux Polonais le 14 août, le grand-duc Nikolaï Nikolaïevitch, commandant en chef des armées russes, mentionne à son tour le « glaive de Grunwald ». À la même séance de la Douma, le député de Courlande rappelle que les « Lettons et les Estoniens savent bien que tous les acquis sont dus la protection de l’aigle russe et que des progrès ultérieurs seront possibles, à condition que les pays Baltes demeurent partie intégrante de la Grande Russie8 ».

Bismarck, nous l’avons vu, est convaincu que l’Empire allemand et la Russie ne se dresseront pas l’un contre l’autre, « à condition, toutefois, que les fadaises libérales ou les sottises dynastiques ne viennent pas fausser le jeu ». En 1914, ces motifs d’une guerre entre la Russie et l’Allemagne sont eux-mêmes inexistants.

Le revers subi dans l’élargissement des frontières en Extrême-Orient conduit la Russie à revenir à sa visée traditionnelle : Constantinople. Tsargrad devient la récompense promise, dans la guerre qui commence. Pour la première fois dans l’histoire russe, les deux grandes « puissances maritimes » sont du côté de la Russie ; son aide leur est à ce point nécessaire contre l’Allemagne, qu’elles sont prêtes à la payer de la capitale de l’Empire ottoman. La diplomatie russe déploie de nombreux efforts pour empêcher la Turquie de rallier l’Allemagne, escomptant bien par la suite, après la victoire, parvenir pacifiquement au but souhaité. En janvier 1914, Nicolas II explique à l’ambassadeur de France Delcassé, qui regagne son pays : « Nous n’envisageons pas le moins du monde de nous emparer de Constantinople, mais nous avons besoin d’être assurés que les Détroits ne nous seront pas fermés9. »

L’Empire ottoman choisit finalement l’Allemagne. Sazonov déclare alors que le règlement de la « question fondamentale de la politique russe », celle des Détroits de la mer Noire, pourrait justifier, aux yeux de l’opinion, les immenses sacrifices de la guerre.

Les opérations militaires s’ouvrent sur l’offensive des troupes russes en Prusse-Orientale et en Galicie. Après quelques beaux succès, la IIe armée, commandée par le général Samsonov, est encerclée et défaite. Les deux parties apprécient diversement et de façon contradictoire ce que les journaux russes appellent la « bataille des marécages de Mazurie », et la presse allemande la « revanche pour Tannenberg ». Alexandre Soljénitsyne commence sa Roue rouge par la description de l’anéantissement de l’armée samsonovienne. L’écrivain brosse un portrait monumental du général vaincu qui, au terme de la bataille, choisit de mettre fin à ses jours. Parmi les causes majeures de la défaite, estime Alexandre Soljénitsyne, il y a l’offensive prématurée de l’armée russe qui n’a pas achevé sa mobilisation, mais avait, en son temps, promis son soutien aux Français et a tenu parole. A. Kersnovski souligne, lui, le fait que la « campagne de Prusse-Orientale signifiait la défaite de l’Allemagne dans la guerre10 ». Son raisonnement est simple : l’armée de Samsonov détourne sur elle les troupes allemandes destinées à Paris. L’anéantissement de la France entraînerait la défaite inéluctable de la Russie. Notons que A. Kersnovski parvient à cette conclusion avant l’agression hitlérienne contre l’Union soviétique. La Seconde Guerre mondiale confirme donc la justesse de la stratégie russe au début du premier conflit.

La victoire des troupes russes en Galicie atténue la douleur de la défaite en Prusse-Orientale. Sur le front Sud, la Russie se bat contre son ennemi habituel, les Turcs, et remporte d’assez beaux succès. 1915 est une année de lourdes défaites en Pologne. Le commandement allemand a conçu un plan visant à prendre les armées russes en tenaille, à en anéantir le noyau et à pousser la Russie à sortir du conflit. La Stavka (le Grand-Quartier général russe), écrit un historien, « perd l’esprit » et, après avoir réussi à sortir une partie des troupes de l’impasse, prescrit aux populations civiles – quelque quatre millions et demi de personnes – d’évacuer les gouvernements occupés. Le commandement russe espère recréer l’« atmosphère de 1812 » et galvaniser le peuple. Il obtient l’effet inverse. Femmes, enfants, vieillards battent en retraite dans le plus effroyable désordre, bloquant les routes, se mêlant aux armées, les démoralisant.

Les pertes de l’armée russe en 1915 dépassent les deux millions et demi d’hommes – tués, blessés ou faits prisonniers. La Pologne, la Lituanie, la Courlande échappent à la Russie. Mais le plan allemand – en finir d’un seul coup avec la Russie – ne réussit pas. L’armée allemande enregistre, elle aussi, d’énormes pertes qui la laissent exsangue. Elle est entraînée vers les espaces russes sans fin, découvre des routes – ou plutôt une absence de routes – dans un état tel que jamais les généraux, les officiers et les soldats allemands n’auraient pu l’imaginer.

« À l’automne 1914, conclut un historien militaire, il devint clair pour l’Allemagne que, même à l’est, elle ne pourrait mettre rapidement un terme au conflit11. » Une guerre prolongée s’annonce, dans laquelle l’Allemagne a moins de chances de l’emporter, car, comparée aux pays de l’Entente, elle manque de ressources.

La situation de la Russie se complique encore du fait qu’à l’intérieur, tout devient de plus en plus vacillant, à chaque nouveau mois de guerre. Pour les alliés, la Russie est un membre absolument indispensable de l’Union, qui lui garde sa confiance, en dépit de ses revers militaires. Le ministre des Affaires étrangères, Sazonov, mène sa guerre sur le front diplomatique, s’efforçant d’arracher à l’Angleterre et à la France la promesse d’une « grande récompense » pour la Russie. Des pourparlers intensifs sont menés, au cours desquels il apparaît que l’Angleterre accepte beaucoup plus vite et plus facilement que la France les revendications russes. En mars 1915, Nicolas II déclare à l’ambassadeur de France, Maurice Paléologue : « Ma décision est prise. Je trancherai radicalement le problème de Constantinople et des Détroits… La ville de Constantinople et la Thrace méridionale doivent être rattachées à mon empire12. » Le tsar russe, quant à lui, se montre généreux envers son alliée : « Prenez, dit-il aux Français, la rive gauche du Rhin, prenez Mayence, Coblence, allez plus loin encore, si vous le jugez nécessaire. Je serai heureux et fier pour vous. »

En avril 1915, la France donne son accord pour les projets russes. En octobre 1916, l’Angleterre et la France déclarent publiquement accepter que la Russie réalise son rêve séculaire.

1916 est une année particulièrement difficile, mais la cause n’en est pas une nouvelle série de défaites militaires. Le Front s’est stabilisé et, dans le sud, les armées russes remportent des victoires. En janvier 1916, la plus puissante des forteresses turques, Erzeroum, est prise d’assaut. Les difficultés s’amoncellent, en revanche, à l’intérieur du pays. La crise du pouvoir s’aggrave. On s’en prend ouvertement à Raspoutine, à la tsarine, donc, au tsar. L’hostilité croît entre l’empereur et la Douma. Le chassé-croisé ministériel donne l’impression – ce qui, au demeurant, est l’exact reflet de la réalité – que le pouvoir est faible et incapable de diriger le pays.

En août 1915, Nicolas II prend ce qui constitue – si l’on exclut son abdication – la plus grande décision de sa vie. Il remercie le grand-duc Nikolaï Nikolaïevitch et lui succède aux fonctions de commandant en chef des forces armées de Russie. Deux ancêtres de l’empereur – Pierre Ier le Grand et Alexandre Ier – avaient recouru à cette mesure exceptionnelle. Cela ne leur avait pas porté chance.

La décision de Nicolas II est expliquée de diverses manières : volonté de galvaniser les troupes ; d’écarter Nikolaï Nikolaïevitch qui ne supporte pas Raspoutine, ce qui lui vaut l’hostilité de l’impératrice ; le bruit court, en outre, d’un complot visant à placer le grand-duc sur le trône. Mais il est, manifestement, une autre raison. En partant pour la Stavka – à Moghilev –, Nicolas II s’éloigne de la capitale, il quitte la Cour où tous semblent s’être ligués contre lui. C’est alors, en juillet 1916, que l’empereur explique à Sazonov qu’il fait en sorte de ne « s’apesantir » sur rien et qu’il y voit la seule « façon de gouverner la Russie ». Gueorgui Chavelski, qui retranscrit ces propos rapportés par le ministre des Affaires étrangères, commente : « Pour qui eût souhaité ne s’occuper que de préserver sa santé, on n’eût pu imaginer tempérament mieux adapté. Mais chez un souverain sur les épaules duquel reposait l’immense fardeau de gouverner un peuple de cent quatre-vingts millions de personnes, pareille inclination était funeste13. »

En partant pour Moghilev, Nicolas II laisse, de fait, le pouvoir entre les mains de la tsarine et de Raspoutine. Nommé Premier ministre après le début du conflit, Ivan Goremykine, qui a alors atteint l’âge respectable de soixante-quinze ans, est remercié en 1916, remplacé, sur les conseils de Raspoutine, par Boris Sturmer, lui-même âgé de soixante-huit ans, auprès duquel Goremykine fait figure de Bismarck. En pleine guerre, on ne pouvait trouver pire candidature que celle d’un Premier ministre au nom allemand. Le pays se pose fiévreusement cette question fondamentale : qui dirige la Russie ?

Après les victoires russes de Galicie, la question polonaise prend un tour tout à fait nouveau. Il semble désormais possible de réunir la Pologne. En 1915, le grand-duc Nikolaï Nikolaïevitch lançait, nous l’avons dit, un appel aux Polonais, leur promettant la restauration de leur État. « Des rives du Pacifique jusqu’aux mers du Septentrion, lit-on dans l’appel, marchent les braves troupes russes. L’aube d’une vie nouvelle se lève pour vous. » Tant de « pathos » veut en réalité masquer le flou des plans russes, toujours en discussion et qui, dans le meilleur des cas, prévoient une autonomie pour le royaume de Pologne. On escompte également en agrandir le territoire en récupérant les terres polonaises « libérées » des Autrichiens et des Allemands.

La question polonaise, toutefois, a au moins le mérite d’être examinée. La question ukrainienne, elle, « n’existe pas ». Au début de la guerre, sur ordre du gouverneur-général de Kiev, le seul quotidien de Russie en langue ukrainienne, Rada, est interdit. Quelques semaines plus tard, l’interdiction concerne – jusqu’à la fin du conflit – toutes les publications – journaux, revues – ukrainiennes ou juives. Toutes les formes d’expression nationale et culturelle ukrainienne, autorisées en octobre 1905, cessent de l’être. L’entrée des troupes russes en Galicie marque le début d’effroyables persécutions à l’encontre des nationalistes ukrainiens, les « mazepiens », comme on les appelle. Le leader national le plus populaire, Mihajlo Grouchevski, professeur à l’université de Lvov, refuse de faire une déclaration antirusse. En novembre, il réussit à quitter l’Autriche et à gagner Kiev. Il y est immédiatement arrêté et envoyé en relégation à Simbirsk (« jusqu’à la fin de la guerre », précise le texte de sa condamnation).

Jusqu’à la révolution de 1917, les leaders ukrainiens de Russie rejettent les programmes séparatistes des Ukrainiens de Galicie, soulignant le fait qu’ils ne veulent ni se détacher de la Russie ni détruire l’Empire russe. Ils revendiquent des possibilités particulières de développement pour le peuple ukrainien, dans les limites de l’empire.

Maurice Paléologue consigne le contenu d’un entretien qu’il a avec Sazonov. C’est un tête-à-tête « cordial », sans rien d’une rencontre officielle entre l’ambassadeur de France et le ministre russe des Affaires étrangères. Paléologue parle en ami de la Russie et en politologue. Le diplomate français reconnaît que, dès son arrivée à Pétersbourg, il a perçu ce que, d’ordinaire, on ne voit pas en Occident : l’importance des peuples non russes pour l’empire ; leur importance, numérique, bien sûr, mais aussi morale, leur individualisme ethnique, leur désir d’avoir une vie nationale, distincte de la vie russe. Tous les peuples soumis – Polonais, Lituaniens, Lettons, Estoniens, Géorgiens, Arméniens, Tatars et autres – « souffrent de votre centralisation administrative ». Tôt ou tard, estime Maurice Paléologue, la Russie devra instaurer une autonomie régionale. Si elle ne le fait pas, elle sera confrontée au danger du séparatisme.

Sazonov admet qu’il s’agit du problème le plus épineux et le plus complexe de la politique intérieure. En théorie, le ministre russe partage l’avis du diplomate français. En pratique, explique-t-il, il ne faut pas oublier que l’autonomie est incompatible avec le tsarisme. Pour moi, souligne Sazonov, la Russie n’existe pas sans le tsarisme.

Maurice Paléologue ne cesse d’évoquer ces questions avec les figures les plus influentes de la politique russe et il obtient toujours la même réponse : l’autonomie d’une partie de l’empire, quelle qu’elle soit, est inconciliable avec le principe sacré de la monarchie absolue.

Les monarchistes sont encore nombreux en Russie, mais le nombre des partisans du monarque qui occupe le trône chute brutalement et rapidement. L’atmosphère de suspicion s’épaissit. Partout, on recherche des espions. On arrête et on juge comme tel le ministre de la Guerre, Soukhomlinov. Chacun soupçonne Raspoutine et l’impératrice d’espionnage au profit de l’Allemagne. La tsarine, de son côté, est convaincue qu’elle est entourée de comploteurs, et elle écrit à la Stavka : « Montre-leur le poing, sois le Souverain, tu es l’autocrate et qu’ils n’aient pas l’audace de l’oublier14. »

La Douma exige un « ministère responsable ». Le Bloc progressiste – Union des principales fractions, de la droite à la gauche modérée – défend le droit de la représentation populaire à prendre part, en temps de guerre, au gouvernement de l’État. En novembre 1916, la famille Romanov se rend à Kiev, pour assister au mariage de la sœur du tsar. Un « conseil de famille » décide d’obliger Nicolas à donner satisfaction à la Douma, en lui accordant le droit de nommer les ministres. Que les Romanov se montrent ainsi favorables à la Douma s’explique par le fait qu’elle leur semble un moindre mal, comparée à un pouvoir presque entièrement détenu par l’impératrice et Raspoutine qui nomment tous les ministres. Ces deux-là, les Romanov les haïssent plus encore que les « libéraux ».

Tous parlent de complots. On évoque notamment le « complot de l’impératrice ». Plus sérieuse semble la « conspiration » que l’on prétend dirigée par Alexis Goutchkov, entrepreneur de Moscou et l’un des organisateurs de l’« Union du 17 Octobre » ; il est, peu de temps, président de la Troisième Douma et député de la Quatrième. Homme de talent, aimant l’aventure, Alexis Goutchkov a de nombreuses relations parmi les militaires, les industriels et les cercles de la Douma. Il se passionne pour le coup d’État effectué par les « Jeunes Turcs », en 1908. Afin de se familiariser avec leurs méthodes, Alexis Goutchkov se rend à Constantinople. Si Goutchkov a de nombreux talents, il lui manque, toutefois, celui de conspirateur et, peut-être, d’homme d’État.

L’air du temps n’épargne pas le Saint-Synode. Gueorgui Chavelski, qui y siège un an et demi, écrit : « Les membres du Synode avaient peur les uns des autres. Une atmosphère de méfiance y régnait. Les membres du Synode se divisaient en raspoutiniens, antiraspoutiniens et neutres15. »

On parle également beaucoup des francs-maçons, de leur travail de sape. On range parmi les « maçons » tous les adversaires de l’autocratie. La théorie d’un « complot maçonnique », ayant causé la perte de Nicolas II et de l’empire, aura cours parmi les historiens russes de l’émigration. Il est vrai qu’elle permet d’expliquer la facilité avec laquelle la maison Romanov est tombée. En 1974, un historien soviétique, N. Iakovlev, réussira le tour de force de réunir en un même livre une condamnation sans appel de la maçonnerie, un éloge du pouvoir absolu exercé par Nicolas II et une louange effrénée de la révolution conduite par Lénine. Pour l’historien soviétique, l’ennemi numéro un de la Russie de Nicolas II aura été la « grande bourgeoisie » qui voulait instaurer le « totalitarisme dans le pays », avec la maçonnerie pour arme principale. Seule la révolution socialiste avait empêché l’avènement du « totalitarisme16 ».

En 1990, Aron Avrech, observateur attentif, utilise, dans un ouvrage intitulé Les Francs-Maçons et la révolution, des documents d’archives jusqu’alors inacessibles. Il parvient à la conclusion que « la thématique maçonne existe bien, mais pas le problème maçonnique17 ». En d’autres termes, on avait besoin d’une « organisation secrète » qui, en réalité, n’existait pas.

En mai 1914, le Département de la Police envoie une circulaire à quatre-vingt-dix-huit départements de gendarmerie, sections de l’Okhrana et autres institutions policières. La circulaire enjoint d’accorder une attention toute particulière aux activités de l’« Ordre secret des maçons qui, ces dix dernières années, s’est fortement développé en Europe et en Amérique ». Elle prescrit de « tirer au clair la composition des “sociétés secrètes” et d’informer des résultats ». Une année durant, rapports et réponses affluent. Tous de même contenu : « Rien remarqué », « rien découvert », « inexistant18 ».

Les activités des organisations révolutionnaires clandestines, elles, sont bien connues de la police et ne suscitent guère d’inquiétude.

Les complots sans nombre qui, selon la rumeur, s’ourdissent et se préparent à passer à l’action, ne produisent qu’un résultat : le 16 décembre 1916, le prince Felix Ioussoupov et Pourichkievitch, député d’extrême droite de la Douma, réussissent, sans préparation spéciale, à assassiner Grigori Raspoutine. Peu avant sa mort, le « starets » montrait à la tsarine une lettre-testament : « Tsar russe ! Sache que si quelqu’un de tes parents commet le crime, nul de ta famille, ni proche ni enfant, ne vivra plus de deux ans… » Cette fois, la prédiction du « saint diable » est appelée à se réaliser. Felix Ioussoupov est membre de la famille impériale.

Le 10 février 1917, le président de la Douma, Mikhaïl Rodzianko présente un rapport à Nicolas II. L’empereur est rentré de la Stavka et il reçoit Rodzianko à Tsarskoïé Selo. Le sens de son rapport est sans ambiguïté : « La guerre a montré que, sans la participation du peuple, il était impossible de gouverner le pays19. » Mikhaïl Rodzianko souligne la nécessité de former un gouvernement responsable devant la Douma. L’actuel gouvernement, tente-t-il de convaincre le tsar, « creuse encore le fossé entre lui et la représentation populaire ». Un autre argument se fait jour : la proximité de la fin du conflit et des pourparlers de paix, moment où le « pays ne pourra être fort dans ses exigences que s’il a un gouvernement reposant sur la confiance du peuple20 ».

Rodzianko repart, sans avoir obtenu de réponse. Un peu plus tard, seulement, on apprend que Nicolas II a décidé de céder. Le tsar fait venir son Premier ministre, le prince Piotr Golitsyne et l’informe de sa volonté de former un gouvernement « responsable devant le Parlement russe ». Au soir du même jour, le Premier ministre est à nouveau convoqué : l’empereur a changé d’avis. Il reprend aussitôt le chemin de la Stavka.

Disraeli estimait que les assassinats n’avaient jamais bouleversé le cours de l’histoire mondiale. Peut-être avait-il raison. Mais il est incontestable que, sans changer radicalement la marche de l’histoire, les assassinats politiques accélèrent ou freinent le cours des événements. Entre ses deux décisions, Nicolas II s’est entretenu avec la tsarine. Or, parmi les assassins de l’« Ami », se trouvait un membre de la Douma. Cela ne peut que renforcer la haine que l’impératrice voue à une institution visant à limiter le pouvoir du tsar.

Aux jours décisifs où des manifestations éclatent à Petrograd21, suscitées par une soudaine pénurie – de « pain blanc », souligne Soljénitsyne, Nicolas II se trouve loin des événements, dans la paisible atmosphère de la Stavka. Là, il est dans l’impossibilité de prendre la moindre décision. Les manifestations s’amplifient, entraînant tous les mécontents et ceux qui comprennent qu’ils peuvent se déchaîner en toute impunité. Les soldats se joignent aux manifestants. La révolution commence. Les autorités locales ne savent comment réagir, des ordres contradictoires ajoutent au chaos. Quand Nicolas II se décide enfin à rentrer de Moghilev, il est immobilisé à la gare de Dno. Le caractère symbolique de ce nom22 ajoute encore à l’irrationnel des événements.

Durant la guerre, la Russie a subi bien des défaites, elle a perdu des territoires, mais elle n’était aucunement vaincue. Le pays avait connu des conflits plus pénibles. En 1812, Napoléon n’était-il pas à Moscou ? De plus, en 1917, la Russie entre dans une coalition qui est assurée – ce n’est qu’une question de temps – de remporter la victoire sur l’Allemagne. Les États-Unis se préparent activement à prendre part aux combats. À Petrograd, les troubles sont spontanés, inorganisés ; les innombrables groupements révolutionnaires qui œuvrent alors dans la ville, sont pris au dépourvu. Une direction énergique des opérations de police permettrait de rétablir l’ordre. Rien de comparable, en un mot, à la révolte de 1916 à Dublin. Le gouvernement anglais avait alors jugé nécessaire, et moralement soutenable, d’envoyer l’artillerie contre les insurgés irlandais.

Les historiens démontrent de façon convaincante que toutes les conditions étaient réunies en Russie pour une révolution : refus de poursuivre la guerre, désagrégation de la Cour impériale, accroissement du prolétariat et de ses exigences, rigidité de l’ancien régime, faisant obstacle à la jeune bourgeoisie. Nul, toutefois, n’a prouvé que l’autocratie devait s’effondrer sans résistance, en février 1917.

La monarchie disparaît parce qu’elle n’a plus la volonté de se battre. Dans le train impérial, dérouté sur Pskov, une délégation de la Douma vient trouver le tsar. Elle se compose de deux monarchistes, Alexandre Goutchkov, auquel l’impératrice voue une animosité particulière, et Vassili Choulguine.

Nicolas sait déjà que tous les commandants en chef des armées et celui de la flotte de la Baltique se sont prononcés en faveur de son abdication. Seul le corps de cavalerie de la garde, commandé par le khan de Nakhitchevan se dit prêt à mourir pour le souverain. Et quand le docteur Botkine, médecin privé de la famille impériale, déclare qu’Alexis, définitivement malade, ne peut espérer régner, Nicolas II abdique pour lui-même et pour l’héritier, en faveur de son frère, le grand-duc Mikhaïl Alexandrovitch.

Ce dernier renonce à son tour au trône, au profit du Gouvernement provisoire, créé par la Douma.

La maison Romanov est tombée. La Russie devient une république.

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