4 Les « Hommes nouveaux »



La révolution, sanglante, impitoyable, doit transformer radicalement, sans exception, tous les fondements de la société contemporaine et anéantir les partisans de l’ordre actuel.

Tiré de la proclamation


La Jeune Russie, 1862.


En mai 1862, paraît, à Pétersbourg et dans les grandes villes de province, une proclamation intitulée La Jeune Russie. Elle s’ouvre par ces mots. « La Russie entre dans la période révolutionnaire de son existence. » Il ne s’agit plus, cette fois, d’une « révolution d’en haut », mais d’une révolution populaire, impitoyable. « Souviens-toi, dit la proclamation, qui ne sera pas avec nous, sera contre nous ; ceux qui s’opposeront, seront nos ennemis ; or il convient d’exterminer les ennemis, par tous les moyens1. » La police ne découvre pas l’auteur du texte, Piotr Zaïtchnevski, étudiant de vingt ans, incarcéré, pour peu de temps, dans une prison de Moscou, à la suite d’une condamnation pour propagande révolutionnaire.

Depuis sa cellule, le jeune révolutionnaire exprime de façon concise et claire les idées débattues aux réunions d’un petit cercle d’étudiants, auxquelles assistait un certain Sergueï Netchaïev, appelé, quinze ans plus tard, à connaître une renommée mondiale. L’historien anglais Tibor Szamuely note que Zaïtchnevski ne pouvait sans doute prévoir l’effet sensationnel produit par sa proclamation sur les cercles radicaux de Russie et sa profonde influence sur l’évolution future du mouvement révolutionnaire. « Il créa la tendance révolutionnaire connue sous le nom de “jacobinisme russe”2. » Piotr Zaïtchnevski garde la mémoire des ancêtres révolutionnaires, mais il avertit : « … Nous serons plus cohérents, non seulement que les pitoyables révolutionnaires français de 1848, mais aussi que les grands terroristes de 1792. Nous ne prendrons pas peur si nous nous apercevons que, pour renverser l’ordre actuel, il nous faut verser trois fois plus de sang que ne l’ont fait les Jacobins français… » Les Jacobins russes promettent donc d’être au moins trois fois plus efficaces que leurs homologues français.

Un an plus tard, en 1863, la revue Le Contemporain publie le roman Que faire ? L’auteur, Nikolaï Tchernychevski, est incarcéré à la forteresse Pierre-et-Paul, mais le censeur de la prison laisse passer le livre, le jugeant si mal écrit et si ennuyeux qu’il ne saurait avoir de lecteurs. Dans toute la littérature russe, aucun livre n’aura un impact aussi puissant et prolongé sur la société. Que faire ? devient littéralement la Bible révolutionnaire. « Il m’a transformé de part en part », reconnaîtra Lénine, plaçant Tchernychevski aux côtés de Marx, parmi les auteurs l’ayant le plus influencé.

Nikolaï Tchernychevski donne la réponse à la question posée dans son titre : il faut faire la révolution. Bien plus, il nomme ceux qui doivent s’y employer, la diriger. Le sous-titre du roman proclame : Récits sur des hommes nouveaux.

Un mécontentement général règne en Russie. Toutes les couches de la population ont des griefs à l’égard des réformes, toutes veulent leur amélioration. Seul, un groupe les rejette entièrement, leur préférant la révolution. Il s’agit d’un nouveau groupe social, qui se cherche un nom. On voit d’abord apparaître le terme de raznotchintsy (« divers grades »). Il désigne une couche sociale qui commence à se former dans les années 1850. Elle regroupe des enfants d’ecclésiastiques, de marchands, de petits-bourgeois (mechtchanié) ayant fait des études à l’Université. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les étudiants sont majoritairement issus de familles nécessiteuses. Ils bénéficient aux trois quarts d’une bourse du gouvernement, ou d’aides allouées par des organisations philanthropiques. En 1866, Piotr Boborykine, écrivain incroyablement prolixe, réagissant instantanément aux thèmes du moment dans ses romans et ses pièces, invente le terme d’intelligentsia, ainsi que ses dérivés intelliguent, intelliguentny. La langue russe connaissait déjà le mot intellektualny (intellectuel). Le Dictionnaire de poche élaboré par les membres du cercle de Petrachevski, en fera un synonyme de « spirituel ».

Le mot intelligentsia a un autre sens. Il désigne la couche sociale qui, ainsi que l’affirme le critique littéraire radical Dmitri Pissarev (1840-1868), est le moteur de l’histoire. L’intelligentsia se compose de raznotchintsy, alliés à des « nobles repentis », des enfants de propriétaires terriens conscients de leur « faute » devant le peuple. L’instruction n’est pas un attribut obligatoire de l’intelliguent qui peut, par exemple, n’avoir jamais achevé ses études. À l’inverse, Fiodor Dostoïevski et Léon Tolstoï ne font pas partie de l’intelligentsia. D’une part, ils ne le souhaitent pas, d’autre part, on ne les y accepte pas en raison de leurs opinions réactionnaires. L’intelligentsia se perçoit comme un « ordre religieux », ayant consacré sa vie à la cause de la libération du peuple. Or, pour cela, il est absolument indispensable de faire la révolution.

Se rattachant à divers « grades » (tchins) par leur origine, les membres de l’intelligentsia ne se sentent nulle part chez eux ; partie intégrante de la société, ils s’en sentent extérieurs. Prenant peu à peu conscience de leur « différence », ils commencent à se baptiser « Hommes nouveaux ». L’un d’eux, Nikolaï Chelgounov, évoque les sentiments suscités en lui par l’annonce de la mort de Nicolas Ier : « Il fallait vivre en ce temps-là pour comprendre l’enthousiasme, la liesse des “Hommes nouveaux”. À croire que le ciel s’était ouvert au-dessus de leur tête, à croire qu’une pierre d’un poud était tombée de la poitrine de chacun ; ils prenaient soudain de la hauteur, de l’envergure, ils avaient envie de voler3. »

En 1862, Ivan Tourgueniev dote le lexique russe d’un mot nouveau : nihiliste. Ainsi, Bazarov, héros de son roman Pères et Fils, se désigne-t-il. Conçu par l’écrivain comme une parodie du très influent critique littéraire radical Nikolaï Dobrolioubov (1836-1861), Bazarov devient le modèle du nihiliste, rejetant tout et tout le monde. L’aphorisme de Bakounine : l’esprit de destruction est esprit de création, fait office de programme pour les « Hommes nouveaux », les nihilistes, l’intelligentsia. L’un des leaders les plus influents de cette intelligentsia, dans les années 1860-1870, Dmitri Pissarev, formule ce programme en quelques points : « … Il faut briser ce qui peut l’être ; tout ce qui supportera le choc sera valable, tout ce qui volera en éclats ne sera que vieilleries bonnes à mettre au rebut ; de toute façon, il faut frapper de droite comme de gauche, cela ne peut ni ne pourra faire de mal4. »

Dès le début du XIXe siècle, Joseph de Maistre avertissait que le principal danger pour la Russie n’était pas le soulèvement paysan, mais « les Pougatchev de l’Université ». Ces derniers font leur apparition dans la seconde moitié du siècle. Quittant violemment les structures étatiques, se libérant de l’État, les « Hommes nouveaux » se donnent pour mission de délivrer le peuple. Ils ne doutent pas un instant de leur droit à le diriger : d’une part, parce qu’ils veulent son bien, d’autre part, parce qu’ils savent comment donner au peuple ce dont il a besoin, même si ce dernier n’en est pas conscient.

Piotr Valouïev, alors gouverneur de Courlande, écrit dans Les Pensées d’un Russe, qui circulent en milliers de copies après la mort de Nicolas Ier. « … Partout, chez nous, l’emporte le désir de semer le bien par la force5. » Le futur ministre d’Alexandre II fait ici allusion à l’appareil d’État. Mais on observe la même tendance dans l’intelligentsia, hostile à l’État. « L’histoire de la pensée sociale russe est l’histoire de l’intelligentsia russe », écrit Ivanov-Razoumnik6, qui fait du critique littéraire Vissarion Bielinski (1811-1848) « l’étendard de l’intelligentsia russe ».

Le « Vissarion furieux », comme le nomment ses admirateurs, « précurseur », selon Lénine, « de l’évincement complet des nobles par les razsnotchintsy dans notre mouvement de libération », définit le rôle de l’écrivain au sein de la société russe. Notre public a raison, écrit Bielinski, de voir dans les écrivains russes des guides, des défenseurs et des sauveurs, contre l’autocratie funeste. Et le critique de conclure : c’est pourquoi si le public est toujours prêt à pardonner un mauvais livre à un écrivain, il ne lui pardonnera jamais un livre nuisible.

Nekrassov traduit en vers la formule de Bielinski : « Tu peux ne pas être poète, Mais tu dois être citoyen. » Autrement dit : l’art est second, la juste orientation idéologique est première.

Cette conception esthétique confère aux critiques littéraires l’autorité sur les esprits des lecteurs ; eux seuls déterminent quel livre est bon, mauvais, nuisible. On en arrive ainsi à une situation unique en son genre : les guides de la pensée et du mouvement sociaux sont désormais les critiques littéraires. À Bielinski succède Pissarev, à Pissarev Tchernychevski, à Tchernychevski Dobrolioubov.

Nikolaï Tchernychevski établit, dans le roman Que faire ?, une hiérarchie des « Hommes nouveaux » : ils sont la couche dirigeante, et donnent naissance à des chefs, le « sel de la terre russe ». L’écrivain confie qu’il n’a, pour sa part, rencontré que « huit modèles de cette race ». L’un d’eux est le héros de son roman, Rakhmetov qui, en toute conscience, se prépare intellectuellement et physiquement à exercer son pouvoir sur la Russie. Cet entraînement comprend, entre autres – ce qui fascinera les lecteurs –, l’obligation de dormir sur une planche à clous. L’auteur de Que faire ? sait qu’il a vocation à devenir un leader. Dans une lettre adressée à sa femme depuis la forteresse Pierre-et-Paul, il explique : « Personne, depuis Aristote, n’a encore fait ce que je veux faire, et je serai, au long des siècles, un aussi bon maître des hommes que le fut Aristote…7. »

La présence de guides, de chefs, suppose l’existence d’une masse, d’un peuple, d’hommes à diriger. Mikhaïl Bakounine lance cet avertissement : « Il faut que notre esprit apprenne à comprendre l’esprit du peuple, et que nos cœurs s’accoutument à battre à l’unisson de son cœur grandiose, mais qui nous reste obscur. Nous devons voir en lui, non pas un moyen, mais une fin, ne pas le considérer comme un matériau de révolution conforme à nos idées, comme de la “chair à libération”8… » L’idée du peuple comme « chair à libération » est largement répandue parmi les « chefs ». Le 28 juin 1841, Vissarion Bielinski écrit dans une lettre à un compagnon de pensée : « Je commence à aimer l’humanité à la façon de Marat : pour faire le bonheur d’une minorité d’entre elle, il me semble que je serais prêt à exterminer tout le reste par le fer et le feu9… ». Vingt ans plus tard, les auteurs de la proclamation La Jeune Russie déclarent que s’il leur faut, pour réaliser leur programme, anéantir cent mille propriétaires terriens, leur bras ne tremblera pas. « Imaginez qu’un beau jour », suggère La Jeune Russie, « tous les ministres, toute l’aristocratie, tous les propriétaires terriens disparaissent. La Russie ne s’en apercevra même pas. » En 1819, Saint-Simon émettait semblable supposition, à propos de la France. Il proposait de se représenter la disparition de trente mille inutiles. Les révolutionnaires russes, eux, en sont déjà à cent mille.

La différence ne tient pas à une plus grande densité de la population russe. Le radicalisme de l’intelligentsia russe augmente de jour en jour. À dix-sept ans, Piotr Tkatchev, l’un des principaux créateurs de l’idéologie de « l’Homme nouveau », déclare que le succès de la révolution sera assuré, si l’on coupe la tête à tous les habitants de l’Empire russe, âgés de plus de vingt-cinq ans10. La littérature consigne l’image du révolutionnaire, qu’elle approuve ou dénonce. Nikolaï Tchernychevski fait de son Rakhmetov un modèle de « guide ». Dans son roman Nulle part, rejeté de l’histoire de la littérature russe par la critique libérale, Nikolaï Leskov donne la parole au nihiliste Bytchkov : « Noyer la Russie dans le sang, égorger tout ce qui a cousu des poches à son pantalon. Cinq cent mille, un million, cinq millions… et alors ? Anéantir cinq millions de personnes, mais il en restera cinquante-cinq et elles seront heureuses11. » En 1871, soit sept ans après Leskov, Fiodor Dostoïevski publie Les Démons. Les « fanatiques de l’amour de l’humanité », comme dit l’écrivain, y sont dépeints de façon incomparablement plus expressive que chez Leskov, mais ils tiennent les mêmes discours. Chigaliov, l’un des principaux « démons », propose « le paradis, le paradis sur terre, car aucun autre ne peut exister en ce monde ». Pour l’atteindre, il est indispensable d’anéantir les neuf dixièmes de l’humanité. Seul, le dixième restant accédera au paradis.

Les années 1860, qui commencent par la suppression du servage et ouvrent la voie des réformes, apportent à la Russie le pressentiment d’une tempête imminente. Les « ultra-progressistes », pour reprendre l’expression de Nikitenko, les « impatients », comme les appelle Leskov, veulent la révolution. En septembre 1861, les étudiants de l’université de Saint-Pétersbourg se mettent en grève, pour protester contre le renvoi du professeur Pavlov dont les cours sur le millénaire de la Russie ont déplu à la censure. C’est la première grève étudiante dans l’histoire du pays. Elle est soutenue par l’écrasante majorité des professeurs.

Il est désormais à la mode de parler en mal du gouvernement, note Alexis Nikitenko dans son journal. La Cloche (Kolokol) de Herzen, que lisent toute la Russie éclairée et la Cour elle-même, avec un soin particulier, triomphe : « … De tous les points de notre immense patrie, du Don et de l’Oural, de la Volga et du Dniepr, un gémissement s’élève et prend de l’ampleur, le tumulte monte : c’est le premier grondement de la vague marine écumante, annonciatrice de tempêtes… »

Les troubles estudiantins poussent l’exilé de Londres à écrire dans un article intitulé Le Troisième Sang : « Au sang polonais, au sang paysan, s’est ajouté le sang de la meilleure jeunesse de Pétersbourg et de Moscou. » Alexandre Herzen exagère quelque peu : le sang des étudiants n’a pas coulé. Les grévistes ont été appréhendés et bientôt relâchés, envoyés en relégation ou exclus de l’Université. En plein désarroi, le pouvoir ne sait comment réagir. Herzen appelle les étudiants à ne pas ménager leur sang. « Vos plaies sont sacrées, vous ouvrez une nouvelle ère de notre histoire, avec votre concours la Russie entre dans son deuxième millénaire qui pourrait bien commencer par le renvoi des Varègues au-delà des mers… » Le rédacteur de La Cloche fait ici allusion aux Romanov, héritiers de Rurik.

Les villes russes, capitales comprises, sont souvent la proie des flammes, et chacun y est habitué. Mais quand, le 28 mai 1862, un incendie embrase le marché Apraxine, principal lieu commercial de Pétersbourg, tous sont persuadés que la révolution a commencé. Et cela d’autant plus que la proclamation La Jeune Russie circule à travers la ville, appelant aux meurtres et aux incendies. « Les autorités perdirent complètement la tête. Il n’y avait pas alors, dans tout Pétersbourg, une seule lance d’incendie », se souvient Piotr Kropotkine12. Chacun en a la certitude : on a mis le feu à la capitale de l’Empire. Les coupables, aucun doute non plus là-dessus, sont les nihilistes et les Polonais. Rentré depuis peu d’exil, Fiodor Dostoïevski va trouver Tchernychevski qui, pour lui comme pour tous, fait figure de guide des « Hommes nouveaux », et le prie de faire cesser les incendies. On ne découvrira jamais les responsables : peut-être étaient-ce des terroristes, peut-être une provocation de la police, ou encore les marchands eux-mêmes, mettant le feu à leurs boutiques pour toucher l’assurance.

Le gouvernement prend des mesures. On juge les auteurs de proclamations, les nihilistes. Le procès politique le plus important de l’époque est celui de Tchernychevski, accusé d’avoir rédigé une proclamation intitulée : Aux paysans des seigneurs, ceux qui leur veulent du bien… La proclamation de Tchernychevski explique aux paysans que le Manifeste impérial de 1861 ne leur donne aucune liberté, que dans certains pays, tels que la France ou l’Angleterre, les tsars sont soumis au pouvoir du peuple qui les élit et les remplace s’ils ne lui plaisent pas. En conclusion, l’auteur invite les « paysans des seigneurs » à s’entendre en secret pour obtenir leur liberté, à rallier à la même cause les paysans rattachés à l’État et à la Couronne, ainsi que les soldats. Puis, quand tout sera prêt, il s’engage à donner le signal de la révolte générale13.

Le 17 mai 1864, Nikitenko consigne dans son journal : « Aujourd’hui, on annonce dans le journal de la police Les Nouvelles de la police municipale de Saint-Pétersbourg, que, mardi 19 mai, à 8 heures du matin, la condamnation de Tchernychevski sera rendue publique, place des Douanes. » L’auteur de Que faire ? « est condamné à sept ans de travaux forcés, puis à l’exil à vie en Sibérie. Le tribunal avait prévu quatorze ans de bagne, mais le souverain a réduit la sentence de moitié ». Quatre jours plus tard, Nikitenko note qu’il a demandé à un sénateur de ses relations si la culpabilité de Tchernychevski était juridiquement établie, ainsi que le procès le laissait penser. Le sénateur a répondu : « On ne dispose pas de preuves juridiques mais, naturellement, la conviction morale est entièrement contre lui14. »

Les historiens considèrent aujourd’hui qu’on dispose de preuves suffisantes pour « estimer, avec une forte dose de probabilité, que l’auteur de la proclamation était bien Tchernychevski15. On est fondé à penser qu’il est aussi l’auteur d’une lettre anonyme adressée à Herzen et publiée dans La Cloche en 1860. L’auteur tente d’y persuader le rédacteur en chef de la revue que « seule la hache peut nous sauver » et exige de lui qu’il « appelle la Rus à prendre la cognée ».

Le Conseil d’État, qui condamne Tchernychevski, manque de preuves, mais il a l’intime conviction de châtier le guide de ces « Hommes nouveaux » qui plongent le pouvoir dans l’effroi.

Les procès politiques, la fermeture de l’université de Saint-Pétersbourg jusqu’à l’instauration d’un nouveau règlement, la fermeture (temporaire) des écoles du dimanche pour les adultes, la suspension (pour huit mois) des périodiques radicaux, Le Contemporain et La Parole russe, et même (pour quatre mois) du Jour (Dien), organe de presse slavophile, clôturent la décennie amorcée en 1855. Les profonds changements dus aux réformes ont donné naissance à une nouvelle couche sociale, l’intelligentsia, composée de raznotchintsy, qui se déclare en droit de mener le peuple vers le bonheur et entre en concurrence avec le pouvoir dont elle devient l’ennemie acharnée.

Auteur d’une Histoire de la civilisation en Angleterre, Henry Thomas Buckle, qui exercera une immense influence sur l’intelligentsia russe des années 1860-1870, découvre que les révolutions politiques, dans l’Angleterre du XVIIe siècle et dans la France du XVIIIe, ont été précédées par des époques de « révolutions intellectuelles ». Les années 1860 représentent une période analogue pour la Russie, qu’il conviendrait mieux, toutefois, de qualifier de « révolution de l’intelligentsia ». Le heurt des partisans des « petits pas », les « réformateurs », et des « impatients » qui aspirent à un bond en avant immédiat, quel que soit le nombre des victimes, se solde par la défaite administrative des « ultra-progressistes ». Ils sont envoyés au bagne, en prison, en relégation. Mais la victoire « intellectuelle » est de leur côté. Les idées révolutionnaires continuent de vivre. Seul, s’achève le « prologue du prologue ». La révolte qui éclate au sein du tsarat de Pologne, en janvier 1861, rassemble la société russe autour du pouvoir. Alexandre Herzen qui soutient les Polonais et reprend leur slogan : « Pour notre liberté et la vôtre », perd aussitôt son crédit en Russie.

Le 4 avril 1866, l’étudiant Dmitri Karakozov tire sur le tsar, en promenade au Jardin d’Été de Pétersbourg. « Il le manqua, malheureusement », écrira un historien soviétique16. Le terroriste rate son coup, un certain Komissarov, artisan de son état, qui se trouvait là par hasard, ayant fait dévier sa main. Un homme du peuple empêche ainsi un noble (ruiné) d’assassiner le tsar. L’impact sur le pays est immense. Alexandre II, devant lequel on traîne Karakozov, lui pose cette question éminemment logique : « Tu es sans doute polonais ? – Non, je suis absolument russe. – Alors, pourquoi avoir attenté à mes jours ? » demande l’empereur, incapable de comprendre qu’un Russe puisse tirer sur un tsar russe. Et il entend en réponse : « Quelle liberté as-tu donc donnée aux paysans17 ? » Le coup de feu de Karakozov inaugure une nouvelle phase du mouvement révolutionnaire en Russie.

Une semaine après l’attentat, Nikitenko note : « Le forfait qui a failli endeuiller la Russie… montre la profondeur de la corruption dans notre société. La monstrueuse atteinte aux jours du souverain est sans nul doute née et a mûri dans le nid du nihilisme, parmi ces gens qui, contaminés par l’enseignement destructeur du matérialisme exclusif, ont bafoué en eux-mêmes tout principe moral18… »

Professeur libéral à tendance conservatrice et censeur, Alexis Nikitenko se trompe : la jeunesse russe, venue grossir les rangs de l’intelligentsia, n’a bafoué que les principes moraux condamnés par ses chefs. La morale des raznotchintsy se fonde entièrement sur le service du peuple. L’exécution de Karakozov, le procès de Sergueï Netchaïev, accusé du meurtre d’un camarade de conspiration, et sa condamnation à vingt années de bagne, sèment le trouble dans l’esprit de la jeunesse qui fait joyeusement écho au programme proposé par Piotr Lavrov (1823-1900). Colonel, professeur dans une école militaire, Piotr Lavrov rallie le mouvement révolutionnaire relativement tard. Arrêté et exilé dans le gouvernement de Vologda en 1868, il commence à publier, dans une revue de Pétersbourg, des Lettres historiques qui paraîtront en volume, avec l’autorisation de la censure, en 1870. À cette époque, l’auteur s’enfuira à l’étranger.

En 1861, Herzen appelait les étudiants à aller « dans le peuple, au peuple ! ». Piotr Lavrov donne un fondement théorique et scientifique au programme de l’intelligentsia. Il propose une définition de l’intelliguent : c’est un individu qui pense de façon critique. Fixant pour objectif la révolution paysanne, Lavrov estime qu’elle ne pourra advenir qu’au moment où les masses populaires auront atteint un assez haut niveau de conscience. Quand Netchaïev rentre de Suisse en Russie, en août 1869, il est détenteur de la carte d’adhésion à une « Union révolutionnaire mondiale » qui n’existe pas, signée par Bakounine, d’un exemplaire du Catéchisme du révolutionnaire, du sceau d’une organisation clandestine elle aussi inexistante, « La Justice du Peuple », et d’un plan d’organisation de la révolution pour le 19 février 1870, à l’occasion du neuvième anniversaire de l’émancipation paysanne. Un demi-siècle plus tard, Léon Trotski persuadera le Politburo du Parti bolchevik de fixer la révolution en Allemagne au 7 novembre 1923, jour anniversaire de la révolution d’Octobre.

Piotr Lavrov, lui, n’a rien d’un aventurier. Le mot clef de son programme est « propagande ». La jeunesse, avant tout estudiantine, entend son appel. Le succès des Lettres historiques ne peut être comparé qu’à la popularité du Que faire ? de Tchernychevski. Des cercles d’autodidactes apparaissent dans les villes universitaires : la jeunesse se prépare à « aller au peuple », elle apprend des métiers qui pourront lui servir dans les campagnes. L’historien du populisme note que le désir « d’aller au peuple » fut « un acte de rousseauisme collectif19 ».

Durant l’été 1874 – qualifié d’« été insensé » –, les jeunes vont « au peuple », ils partent pour les campagnes. N’ayant pas la moindre notion du peuple ni de la vie rurale (bien qu’il y ait parmi eux des enfants de propriétaires terriens), les propagandistes sont aussitôt livrés aux autorités par les paysans. Dans un rapport à l’empereur, le comte Pahlen, ministre de la Justice, donne des chiffres : sept cent soixante-dix personnes sont arrêtées, dont six cent douze jeunes gens et cent cinquante-huit jeunes filles. Deux cent soixante-cinq suspects sont gardés en détention, les autres sont relâchés contre le versement d’une caution. Seuls, cinquante-trois propagandistes parviennent à éviter l’arrestation20.

Piotr Lavrov a pour adversaires idéologiques Mikhaïl Bakounine qui, à la propagande à long terme préfère de beaucoup l’agitation visant l’action immédiate, et Piotr Tkatchev qui appelle à prendre le pouvoir. Lavrov les met en garde : il est possible de s’emparer du pouvoir, mais il ne s’agira alors que d’une révolution politique, inapte à réaliser la transformation sociale du pays.

L’échec de l’« aller au peuple » signe celui des idées de Piotr Lavrov. La jeunesse révolutionnaire revient à la tactique de l’action directe. Le noyau des organisations révolutionnaires naissantes – « Terre et Liberté », « La Volonté du Peuple » – est formé par les acteurs de la « croisade rurale ».

Le 24 janvier 1878, Vera Zassoulitch, âgée de vingt-sept ans, tire sur le gouverneur de Pétersbourg, le général Trepov, et le blesse. Elle est aussitôt arrêtée. Le 4 août 1878, Sergueï Kravtchinski (pseudonyme : S. Stepniak), vingt-sept ans lui aussi, tue d’un coup de poignard, dans une rue très animée de la capitale, le général Mezentsev, chef des Gendarmes, et parvient à s’enfuir.

Ainsi commence la terreur révolutionnaire. Dans plusieurs villes, on tire sur les gendarmes, les procureurs, les ministres, ou on tente – en y réussissant parfois – de les poignarder. Ensuite, viendront les bombes. Dmitri Karakozov était membre d’un groupe clandestin dirigé par Nikolaï Ichoutine et baptisé « L’Organisation ». Le noyau en était un parti intérieur, portant un nom aussi concis qu’expressif : « L’Enfer ».

Les années 1870 voient l’apparition d’organisations, appelées à se transformer en partis. Tout le temps que dure le processus de formation d’un mouvement terroriste organisé, ses acteurs sèment l’effroi par des noms fictifs, suivant en cela l’exemple de Netchaïev. Des proclamations annonçant des actions terroristes sont signées par un « Comité exécutif du Parti populiste révolutionnaire » et s’ornent d’un sceau représentant un revolver, un poignard et une hache. Le ministre de la Guerre, Dmitri Milioutine, note dans son journal : « Le projet diabolique d’une société secrète visant à terroriser toute l’administration commence à être couronné de succès21. »

Vera Zassoulitch tire sur le général Trepov parce qu’il a ordonné de faire fouetter un étudiant arrêté, répondant au nom de Bogolioubov. La loi, on le sait, interdit l’usage des châtiments corporels pour les nobles. Le coup de feu est donc une façon de s’insurger contre cette violation de la loi. Vera Zassoulitch est jugée, mais le jury l’acquitte. Anatoli Koni, qui préside le tribunal, rapporte qu’à la veille du procès, le ministre de la Justice, le comte Pahlen, est stupéfait à l’idée que les jurés risquent d’acquitter une terroriste. « Le gouvernement est tout de même en droit d’attendre, dans cette maudite affaire, des services particuliers de la part du tribunal et de la vôtre. » Koni répond : « Comte, permettez-moi de vous rappeler les paroles d’Aguesseau au roi : “Sire, la Cour rend des arrêts et pas des services”22. »

Professeur de droit et l’un des plus brillants juristes russes, Koni n’ignore pas que la culpabilité de Zassoulitch « serait incontestable en Angleterre, où une vive conscience du droit est développée dans toute la population… ». La décision du jury est suscitée par le mécontentement de la société envers la politique gouvernementale. Ce dernier atteint de nouveaux sommets avec la fin de la lourde guerre contre la Turquie et la paix imposée à la Russie par les puissances européennes, la privant des fruits de la victoire. « Nos jurés, écrit Koni, se sont fait l’écho très sensible des tendances de la société23. » À l’annonce de l’acquittement, la salle du tribunal est transportée d’enthousiasme : « Bravo ! Hourra ! Fantastique24 ! » On parle même de « prise de la Bastille ».

L’explosion de l’action terroriste dans la seconde moitié des années 1870 est rendue possible car le mécontentement à l’égard de la politique étatique a pris le caractère d’un mouvement d’opposition actif, qui se traduit, entre autres, par une bienveillance certaine envers les terroristes. Pour reprendre une expression de Mao Zedong, ces derniers nagent dans l’opinion comme des poissons dans l’eau. Alors que les campagnes s’apaisent et s’adaptent à la vie de l’après-réforme, l’élite cultivée de la société, ainsi que l’indique Piotr Valouïev à l’empereur en juin 1879, n’apporte aucun soutien au gouvernement dans sa lutte contre un groupe criminel peu nombreux25.

Boris Tchitcherine évoque comme suit l’atmosphère du temps : « […] La pensée d’opposition peut toujours escompter être populaire. Chez nous, il faut de l’audace pour qu’un individu autonome soutienne, dans ses écrits, l’orientation gouvernementale. Car l’écrivain qui porte la marque officielle se prive instantanément de toute influence sur la société26. » Le professeur Tchitcherine sait de quoi il parle : ses points de vue qui prennent l’opinion publique à revers, suscitent l’indignation des « maîtres des âmes ». À côté de la censure gouvernementale apparaît, dit encore Boris Tchitcherine, la « gendarmerie libérale » qui condamne sans appel les idées pro-gouvernementales et antirévolutionnaires. En réponse à la naissance du nihilisme, on voit paraître des romans à tendance « antinihiliste ». Leurs auteurs, dont certains comptent parmi les plus grands écrivains de l’époque – Nikolaï Leskov, Alexis Pissemski, Paul Melnikov-Petcherski – sont pratiquement rayés de l’histoire de la littérature.

Directeur-propriétaire du très influent journal conservateur Temps Nouveau (Novoïé Vremia), Alexis Souvorine recourt à la cryptographie pour consigner dans son journal un entretien avec Dostoïevski, le 20 février 1880, journée marquée par un nouvel acte terroriste perpétré par Hippolite Mlodetski contre le comte Loris-Melikov, président de la « Haute Commission exécutive » chargée de lutter contre le mouvement révolutionnaire. Bouleversé, l’auteur des Démons demande à Souvorine : si vous et moi avions, par hasard, dans la rue, entendu parler d’une explosion en préparation visant le Palais d’Hiver, nous serions-nous adressés à un policier pour qu’il arrête les conspirateurs ou non ? Souvorine répond : « Non, je n’y serai pas allé… » Et Dostoïevski de confirmer : « Moi non plus. » L’écrivain explique qu’en réfléchissant à cette question, il a trouvé toutes les raisons de s’adresser à la police. « Les motifs » étaient « bien fondés, solides ». À l’inverse, les raisons de n’en rien faire étaient dérisoires : « Simplement la crainte de se faire passer pour délateur… Les libéraux ne me l’auraient pas pardonné. Ils m’auraient torturé, et j’en aurais été désespéré27. »

Fiodor Dostoïevski n’évoque pas par hasard une éventuelle explosion au Palais d’Hiver. Le 5 février 1880, en effet, la salle à manger saute au moment où la famille impériale va y pénétrer. De nombreux soldats de la garde sont tués, et il y a encore plus de blessés. Le coup de feu de Karakazov a été le premier attentat à la vie du tsar libérateur. Le 8 juin 1867, à Paris, un Polonais, Alexandre Berezovski tire sur Alexandre II. La montée de l’action terroriste – après le coup de feu de Vera Zassoulitch et le coup de poignard de Sergueï Kravtchinski – conduit les groupes militants à décider d’accomplir, comme on dira au début du XXe siècle, un « acte central » : assassiner le tsar. Le 2 avril 1879, Alexandre Soloviev, trente ans, ancien instituteur déçu par l’échec de l’« aller au peuple », tire sur Alexandre II qui effectue sa promenade habituelle à travers Pétersbourg. Arrêté, le terroriste explique ainsi son geste : « Influencé par des réflexions à propos de livres que j’ai lus, de contenu purement scientifique, entre autres ceux de Buckle et Draper, j’ai renié jusqu’à la croyance en Dieu comme en un être surnaturel… L’idée d’attenter aux jours de Sa Majesté est née en moi sous l’influence des enseignements socialistes révolutionnaires ; j’appartiens au Parti socialiste révolutionnaire russe… »

En 1863, apparaît une « organisation antigouvernementale » (ainsi qu’elle se définit dans sa proclamation), baptisée « Société Terre et Liberté ». Elle ne dure que peu de temps, mais reprend ses activités en 1877. Au cours de l’été 1879, une scission se produit en son sein : les partisans de la propagande socialiste se rassemblent dans une organisation portant le nom de « Partage noir », les partisans de la terreur forment le parti « La Volonté du Peuple ». Le « comité exécutif » de ce parti condamne l’empereur à mort. À compter du 2 avril 1879 et jusqu’au 1er mars 1881, date de l’assassinat d’Alexandre II, c’est une véritable traque qui se déclenche contre le tsar. Peu nombreuse (une vingtaine de membres) mais fanatiquement dévouée à son idée, l’organisation terroriste multiplie les attentats : explosion au Palais d’Hiver, explosion dans le train impérial, mines placées sur le passage d’Alexandre – le tsar semble cerné de toutes parts, tel un ours auquel on donne la chasse.

Spécialiste de la police secrète russe, Ronald Hingley note qu’il est impossible d’expliquer clairement pourquoi « ces jeunes gens » se consacrent ainsi à l’assassinat du souverain. Certains pensent sans doute que le meurtre du tsar sera le signal du soulèvement populaire, d’autres espèrent naïvement que le successeur entreprendra des réformes libérales. Mais pour la majorité des terroristes, constate l’historien, le désir obsédant de tuer l’empereur n’est pas rationnel, c’est une impulsion émotionnelle, engendrée par l’incapacité des révolutionnaires à exercer une influence sur la société28.

Le programme du « comité exécutif » explique que « l’action terroriste… vise à saper le charme exercé par la force gouvernementale, à donner des preuves constantes qu’il est possible de lutter contre le gouvernement, à accroître ainsi l’esprit révolutionnaire dans le peuple, de même que la foi dans le succès de la cause, enfin à former des forces adaptées et habituées au combat29 ». Un point de vue que partagent entièrement, en l’exprimant de manière plus résolue, Marx et Engels, futurs maîtres spirituels de la révolution russe. « Les agents du gouvernement, écrit Friedrich Engels en 1879, se livrent en Russie à d’incroyables cruautés. Il faut se défendre contre ces bêtes sanguinaires de toutes les façons possibles, en employant la poudre et les balles. Le meurtre politique est, en Russie, le seul moyen dont disposent les hommes intelligents, audacieux et qui ont le respect d’eux-mêmes, pour se protéger des agents d’un régime despotique inouï. » Six ans plus tard, Karl Marx confirmera l’opinion de son ami, en déclarant que « la terreur des membres de “La Volonté du Peuple” est un moyen d’action spécifiquement russe, historiquement inéluctable, à propos duquel il convient aussi peu de moraliser, de se demander si l’on est pour ou contre, qu’au sujet du tremblement de terre de Chio30 ».

Le régime d’Alexandre II est incroyablement plus doux que celui de Nicolas Ier, mais cet adoucissement, confirmant les thèses de Tocqueville, engendre l’indignation croissante de ses adversaires. Dans l’atmosphère de réformes et de libéralisation du système, la Troisième Section perd son efficacité passée dans la lutte contre les forces antigouvernementales. Après l’attentat perpétré par Karakozov, le prince Dolgoroukov, chef des Gendarmes et de la Troisième Section, remet sa démission. Il est remplacé par le comte Piotr Chouvalov qui réussit à contenir la montée du terrorisme pendant quelques années. En 1874, toutefois, le tsar, mécontent de la trop grande influence sur les affaires de l’État acquise par le chef des Gendarmes que l’on surnomme Pierre IV, « exile » Chouvalov à Londres, en qualité d’ambassadeur. En quatre ans, la Troisième Section change trois fois de chef. La sécurité de l’État et de l’empereur est d’abord confiée au général Potapov – un homme au « cerveau de poulet », note Valouïev dans son journal. Lui succède peu après le général Mezentsev, qui commet une faute impardonnable pour un chef de la police secrète : il se fait poignarder dans la rue. Vient ensuite Alexandre von Drenteln, qui ne pourra empêcher ni le coup de feu de Soloviev, ni l’explosion au Palais d’Hiver. Les terroristes mettent à profit la présence de Drenteln pour infiltrer un agent, Nikolaï Kletotchnikov, dans la Troisième Section, ce qui leur permet d’obtenir les informations dont ils ont besoin, au cœur même de la police secrète. Kletotchnikov donne notamment aux révolutionnaires le nom des agents de la Troisième Section, qui se font invariablement tuer.

La Troisième Section ne reste pourtant pas inactive. Des procès politiques ont lieu. On en compte, par exemple, dix-sept en un an seulement, de septembre 1876 à septembre 1877. Le nombre des accusés ne cesse d’augmenter : ils sont cinquante en février 1877 et, le 18 octobre 1878, s’ouvre le « procès des cent quatre-vingt-treize ». Les accusés sont, en règle générale, jeunes (entre vingt et vingt-cinq ans) et ils comptent beaucoup de femmes. Au « procès des cinquante », on juge ainsi seize très jeunes femmes révolutionnaires, presque des gamines.

Le coup de feu de Vera Zassoulitch fait la preuve que les femmes russes sont résolues à ne pas se limiter à la propagande.

À la tête de « La Volonté du Peuple » qui a condamné Alexandre II à mort, se trouve un fils de serf, Andreï Jeliabov (1851-1881). Remarquable organisateur, il jouit d’une grande autorité parmi ses camarades. Lorsqu’il est arrêté, son amie, Sophie Perovskaïa (1853-1881), noble, fille de gouverneur, prend sur elle de mettre la sentence à exécution. Le 1er mars 1881, elle guide les lanceurs de bombes à travers les différents itinéraires potentiels de l’empereur, contrôlant l’opération jusqu’à la dernière minute.

Alexandre Soljénistyne rapporte une histoire authentique : en 1937, au musée de la Révolution, à Moscou, on retire les portraits de Jeliabov et Perovskaïa. Pour le vingtième anniversaire de la révolution, rapporte l’auteur du Premier Cercle, Staline « avait décidé de visiter l’exposition » qui y était organisée, « afin de s’assurer qu’on n’y décelait aucune extravagance. À l’entrée d’une des salles (…), il avait découvert avec une lucidité toute nouvelle les grands portraits de Jeliabov et Perovskaïa accrochés en haut du mur opposé. Leurs visages étaient francs, intrépides, leurs regards indomptables criaient à chaque visiteur : “Mort au tyran !” Percé à la gorge par la double flèche de ces regards de terroristes, il avait reculé et, secoué par une toux rauque, avait brandillé du doigt en direction des portraits. On les fit disparaître sur l’heure31. »

Alexandre Soljénitsyne évoque à juste titre le fameux mot d’ordre : « Mort au tyran ! » L’impulsion pour la série d’attentats contre Alexandre II est l’assassinat du président des États-Unis, Abraham Lincoln, le 15 avril 1865. On n’ignore pas, en Russie, que le meurtrier, John Wilkes Booth, a crié, en tirant sur le président : « Sic semper tirannis ! »

Certes, Abraham Lincoln n’avait rien d’un tyran. Mais le monarque héréditaire Alexandre II non plus. Le sort, ou le hasard terroriste – sans la volonté de fer de Sophie Perovskaïa, l’attentat du 1er mars 1881 n’aurait sans doute pas réussi – empêche l’empereur de poursuivre les réformes qu’il a entamées un quart de siècle plus tôt, en montant sur le trône.

Après l’explosion du Palais d’Hiver (le 5 février 1880), Alexandre II fait venir à Pétersbourg Mikhaïl Loris-Melikov, gouverneur-général de Kharkov, héros de la dernière guerre russo-turque. Il préside d’abord la « Haute Commission exécutive », chargée de la sécurité du pays et du souverain, puis est nommé ministre de l’Intérieur. La Troisième Section dépend également de lui. Il concentre donc entre ses mains le contrôle de presque tous les aspects de la vie étatique, à l’exception de la politique étrangère. Il est aussitôt (20 février 1880) victime d’un attentat ; seul un hasard lui sauve la vie.

Alexandre II montre un courage hors du commun en confiant le pouvoir dans le pays à un noble russe mais de nationalité arménienne, homme d’une grande fermeté mais qui comprend la nécessité de réformes. Mikhaïl Loris-Melikov est d’emblée surnommé le « dictateur de velours » ; on dit qu’il propose la politique « de la gueule de loup et de la queue de renard ». Dans les plans du « dictateur de velours » entrent l’élargissement du self-government, le relâchement de certaines contraintes imposées à la presse par la censure, l’achèvement de la réforme paysanne par le rachat obligatoire de la terre, la mise à la retraite du réactionnaire ministre de l’Instruction publique, le comte Dmitri Tolstoï.

Ces visées rappellent extraordinairement le programme formulé dans la presse par Boris Tchitcherine et qu’il qualifie de « libéralisme de sauvegarde ». L’essence du « libéralisme de sauvegarde », écrit ce professeur de droit, consiste à « concilier les principes de liberté avec ceux du pouvoir et de la loi. Sur le plan politique, son mot d’ordre est le suivant : des mesures libérales et un pouvoir fort. Des mesures libérales permettant à la société une activité autonome, garantissant les droits et la personne des citoyens, et préservant la liberté de pensée et de conscience… Un pouvoir fort, inspirant aux citoyens la certitude qu’aux commandes de l’État se trouve une main ferme, sur laquelle on peut compter, mais également une force raisonnable, qui saura défendre les intérêts de la société contre la pression des forces anarchiques et les glapissements des partis réactionnaires32 ».

Le grand projet de Loris-Melikov est celui d’une représentation très limitée du self-governement des campagnes et des villes près le Conseil d’État et, pour partie, en son sein. On envisage de créer une Commission mixte dans laquelle entreraient des fonctionnaires gouvernementaux et des représentants des zemstvos et des villes, pour examiner les projets de réformes. Alexandre II refuse l’idée même d’une Constitution. Le comte Loris-Melikov l’amène peu à peu à on admettre la nécessité. Après avoir signé, le 1er mars, le projet d’oukaze en vue de la création de la Commission mixte, Alexandre II déclare à ses fils : « J’ai donné mon accord pour cette représentation, sans me dissimuler que nous étions sur la voie d’une Constitution33. » L’examen du projet par le Conseil des ministres est fixé au 4 mars.

Le 1er mars 1881, l’empereur Alexandre II est assassiné. En saluant son épouse morganatique, la princesse Catherine Iourievskaïa-Dolgoroukaïa, qui le supplie de ne pas sortir ce jour-là, Alexandre II lui assure que rien ne saurait lui arriver, une Tzigane lui ayant prédit la mort au septième attentat ; or, cinq seulement ont eu lieu.

La première bombe lancée sur l’empereur éclate tout près de la voiture impériale. Des Tcherkesses de l’escorte sont blessés. Alexandre II descend de son carrosse pour leur adresser quelques paroles de réconfort. C’est alors qu’il est mortellement frappé par une seconde bombe.

Les terroristes ont atteint leur but. Le tsar qui a dirigé la « révolution d’en haut » est assassiné. La mort violente du tsar libérateur signe la victoire de deux forces antagonistes : la bureaucratie qui s’oppose obstinément aux réformes, et les « Hommes nouveaux », l’intelligentsia radicale, rêvant d’une révolution qui détruira le « vieux monde ». De part et d’autre, écrit Marc Raeff, « on ne souhaitait pas que la société se développât organiquement, par suite d’un accroissement de la production et du bien-être matériel ». Pour l’historien américain, « le motif profond de cette alliance inconsciente » se nichait dans la crainte de la « grande inconnue », la crainte du peuple34. L’assassinat du tsar n’est pas le signal du soulèvement populaire, ainsi que l’imaginaient les terroristes. Le régicide engendre l’horreur dans le peuple, qui vénère profondément le tsar-batiouchka (« petit père »), et la haine à l’égard des révolutionnaires « éclairés ».

L’assassinat d’Alexandre II est appelé à jouer un rôle important dans la formation de l’opinion publique mondiale. Quelques mois après la mort du souverain, le comité exécutif de « La Volonté du Peuple » fait une déclaration, à la suite à l’assassinat du président américain James A. Garfield. Au nom des révolutionnaires russes, le Comité exécutif proteste « contre les actions violentes, telles que l’attentat de Charles J. Guiteau. Dans un pays où la liberté individuelle permet une honnête lutte d’idées…, le meurtre politique comme moyen de combattre est la manifestation du même esprit de despotisme que nous nous donnons pour tâche d’anéantir en Russie… La violence ne se justifie que lorsqu’elle est dirigée contre la violence35 ».

En février 1882, Sergueï Kravtchinski écrit en Russie, depuis l’Europe : « Il nous faut enfin réconcilier l’Europe avec les mesures sanglantes des révolutionnaires russes, montrer, d’un côté leur caractère inéluctable dans les conditions russes, de l’autre les terroristes eux-mêmes, tels qu’ils sont, à savoir non pas des cannibales, mais des individus pleins d’humanité, d’une haute moralité et nourrissant une profonde aversion pour toutes les manifestations de violence auxquelles, seules, les mesures gouvernementales les contraignent36. »

L’exécution des organisateurs et acteurs de l’assassinat d’Alexandre II suscite la compassion de l’Occident envers les terroristes. Le procès des vingt membres du comité exécutif de « La Volonté du Peuple » et des principaux militants de l’organisation entraîne des protestations sans nombre. Dix des accusés sont condamnés à la peine capitale. Le plus célèbre écrivain de l’époque, Victor Hugo, lance un Appel aux gouvernements et aux peuples du monde. Il y fait cet avertissement : « Que le gouvernement de Russie prenne garde… Il n’est menacé par aucune force politique. Mais il doit craindre le premier venu, chaque passant, la moindre voix réclamant miséricorde. »

Les arguments de Victor Hugo, qui ne voit pas une « force politique » dans les bombes des terroristes, parviennent à convaincre le fils de l’empereur assassiné : Alexandre III gracie neuf des dix condamnés à mort. Seul un officier, Nikolaï Soukhanov, fondateur d’une organisation terroriste militaire, est fusillé.

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