5 La régence des Sept-Boïars



L’hydre aux multiples têtes de l’aristocratie ne régna guère sur la Russie.

Nikolaï KARAMZINE.


L’auteur des Notes sur l’ancienne et la nouvelle Russie, écrites en 1811, songe, en évoquant le court règne de « l’hydre aux multiples têtes de l’aristocratie », à des événements survenus au début du XVIIe siècle. Mais on peut reprendre la même terminologie pour les événements qui suivent la mort de Vassili III. À cette différence près que « l’hydre » compte, selon des calculs effectués à l’époque, sept têtes dans les années 1535. La période qui suit la mort de Vassili III et précède l’avènement de son héritier, âgé de trois ans au moment où son père disparaît, a reçu le nom de Semiboïarchtchina : la régence des Sept-Boïars.

Le Soudiebnik de 1497 divise la population en deux catégories : les « hommes de service » (sloujilyïé lioudi) et les autres. Il y est dit également que le Soudiebnik a été « rédigé par Ivan Vassilievitch, grand-prince de toute la Russie, avec l’aide de ses enfants et des boïars ». La structure de la société est relativement complexe. Les grades de service (le Razriad – les rapports de service entre les diverses familles – se divise hiérarchiquement en grades – tchins) se répartissent en deux types principaux : les « hommes de service » (sloujilyïé) à proprement parler et les doumnyïé, qui occupent les plus hautes fonctions de l’État et siègent au conseil du prince, la Douma. Les doumnyïé se répartissent en boïars, okolnitchis (conseillers privés) et doumnyïé dvorianié (gentilshommes de la Douma). Les « grades de service » de Moscou (la capitale) se distinguent de ceux des autres villes ; tous constituent le haut commandement de l’armée. Un deuxième échelon du Razriad comprend les grades « taillables », ceux soumis à l’impôt. Ils se subdivisent à leur tour en possadskié et ouïezdnyïé : les premiers regroupent les citadins et les gens des faubourgs (possad), les seconds ceux qui travaillent la terre et vivent dans les districts ruraux (ouïezd).

Les « hommes de service » servent directement le souverain, les grades « taillables » le servent indirectement, en payant les redevendances qui alimentent le trésor.

Les boïars se composent de la caste supérieure des serviteurs du grand-prince ; ils ont des relations personnelles avec lui, qui rappellent celles des princes de l’ancienne Rus avec leur droujina. Ces rapports impliquent que le prince accorde à ses serviteurs certains privilèges : terres cédées en votchinas, avantages dans le paiement du tribut, etc. Au fur et à mesure que se désagrège le système des oudiels, essentiellement parce qu’ils sont « avalés » par le prince moscovite, la couche des boïars grossit, au détriment des princes patrimoniaux. V. Klioutchevski a calculé qu’au XVIe siècle, sur deux cents familles boïars, seules soixante-dix étaient sans titres. Ivan le Terrible pourra donc écrire à plein droit au roi de Suède : « Nos boïars et gouverneurs (namestniks) sont les fils et petits-fils des plus anciens de nos grands souverains, d’autres sont les enfants des tsars de la Horde, les frères de la couronne polonaise et du grand-duché de Lituanie, ou encore sont natifs et petits-fils des grandes principautés de Tver, Riazan et Souzdal, ou d’autres grands États, mais ils ne sont pas de simples gens. »

La naissance, la possession de vastes domaines fondent l’aristocratie à s’opposer aux velléités de pouvoir absolu manifestées par les princes de Moscou. Leur résistance passe avant tout par la défense de leurs droits et de leurs privilèges. Au nombre des privilèges essentiels, la participation à la conduite des affaires de l’État, par le biais de l’appartenance à la Douma des Boïars. Les princes de Kiev consultaient constamment les membres les plus illustres de leur droujina – une coutume dont la Rus moscovite a hérité. Le grand-prince réunit la Douma, chaque fois qu’il doit prendre une décision importante. Au XVIe siècle, soixante-dix représentants de la haute aristocratie ont le droit de siéger à la Douma des Boïars, dont quarante princes titrés. Toutefois, le grand-prince peut convier qui il souhaite au conseil. Cela apparaît nettement dans la définition des divers rangs de la Douma ; elle comporte en effet : des boïars, des okolnitchis (de okolo, proche ; ce sont des hommes proches du prince et choisis par lui) ; des doumskié dvorianié (gentilshommes de la Douma), là encore, choisis par le prince, sur d’autres critères que la naissance.

La Douma a voix au chapitre pour toutes les affaires de l’État. Mais il s’agit bien d’une « voix » : elle est là pour discuter. Il n’y a aucune règle, aucun règlement, tout ne dépend, en fin de compte, que du prince. La formule de la décision princière s’applique à tous les domaines : « Nous, grand-prince, jugeons, ou quiconque en aura reçu l’ordre de nous-même. »

Si, dans l’Europe féodale, la place dans la société, les droits et devoirs des couches sociales sont fixés par des normes juridiques strictes, des lois et des règles, la Rus moscovite ne connaît que deux formes de droit : la volonté du prince et la coutume. C’est en s’appuyant sur la seconde que la haute aristocratie s’oppose au pouvoir absolu. La toute-puissance du prince est restreinte, en ce qui concerne les boïars, par une institution particulière : le miestnitchestvo (littéralement : la « lutte pour les places »). Ce système compliqué de définition de la place occupée par une famille parmi la noblesse, se résume à un principe intangible : le rang occupé dans l’échelle du « service », puisque celui-ci est héréditaire. Toute nomination à une fonction – dans le service des armes, dans une ambassade – se doit de respecter la hiérarchie généalogique et le « rang de service » de l’intéressé. Cela, le grand-prince lui-même est tenu de le prendre en compte. Le miestnitchestvo ne sera aboli qu’en 1682, ouvrant la voie à un nouveau système de progression dans la hiérarchie du service de l’État.

À compter d’Ivan III, les grands-princes nomment les conseillers de leur choix, rompant par là même avec la tradition. Ils en ont conscience, leur entourage aussi. Défendant leurs privilèges et leurs places dans le système de pouvoir, les boïars adoptent des positions conservatrices, tandis que les souverains moscovites, qui violent les anciennes normes, font figure de révolutionnaires.

Quatre siècles plus tard, en 1920, réfléchissant au coup d’État bolchevique qui a bouleversé la Russie, le poète Maximilian Volochine résume ainsi l’histoire russe : « Il y a de l’autocrate chez les commissaires, et les tsars ont l’étincelle du révolutionnaire. »

Un nouveau type de serviteur princier, le dvorianine-pomiechtchik (l’homme de cour, doté d’un pomiestié) devient le grand point d’appui du souverain dans sa lutte contre les boïars. À la différence du boïar doté d’une votchina, d’un domaine patrimonial, le dvorianine reçoit une terre pour son service, et la perd avec lui. En 1556, sous le règne d’Ivan IV le Terrible, la norme de service est la même pour tous, détenteurs de pomiestiés et de votchinas, selon l’étendue des possessions. Toute différence est ainsi abolie entre les deux modes de service, chacun doit désormais servir depuis l’âge de quinze ans jusqu’à sa mort. La mise à égalité des détenteurs de pomiestiés et de votchinas est l’une des conséquences de l’action révolutionnaire d’Ivan IV le Terrible. Tous les « hommes de service » deviennent les esclaves (kholops) du souverain.

La structure des « gens de taille » n’est pas plus simple. Dans les villes, elle se compose de négociants (divisés en gosti – « hôtes », négociants en gros –, et marchands de détail rattachés aux sotnias – « centaines » – des gosti ou des drapiers), et d’artisans répartis en innombrables sotnias, selon leurs professions. Chacune d’elles constitue une société à part, dirigée par un starosta (ancien), ou sotnik (centenier), élu.

La population « de taille » rurale – les paysans – est répartie selon le statut juridique de la terre (domaines privés ou appartenant au souverain) et la force de travail, ou les moyens à disposition (exploitation de lopins plus ou moins grands). L’impôt prélévé sur les paysans est calculé selon ces critères. Les paysans employés sur les terres du souverain, sont des hommes libres, mais fixés à la société villageoise dont ils dépendent ; ceux qui sont employés par des propriétaires privés portent le nom de krepostnyïé : ils dépendent personnellement du propriétaire terrien avec lequel ils ont passé un contrat (la krepost), mais ne sont pas attachés à leur lopin ni à la société villageoise. Quel que soit le type de terre, le paysan peut décider de partir, une fois ses comptes réglés avec le propriétaire. Ce dernier, de son côté, a parfaitement le droit, au terme d’un contrat, de confier la terre à un autre paysan. Ivan III fixe les règles définissant les relations entre le propriétaire et le paysan. Les comptes et les changements de propriétaires ou de paysans, s’effectuent à la Saint-Georges d’automne (17 novembre), une fois les travaux des champs achevés.

La structure sociale de la société moscovite a pour particularité de comprendre une catégorie de gens « non taillables », qui ne servent pas le souverain et ne paient pas de redevances. Ils se divisent en deux groupes : les « libres » et les « esclaves » (kholops). Les libres ou, comme on les appelle, les gouliachtchié (« ceux qui se promènent ») forment, par définition, un ensemble très bigarré : il y a ceux qui n’ont pas d’exploitation et aident les « gens de taille », sans assumer cependant le paiement de la redevance ; ceux qui n’ont pas de lieu de résidence ni d’occupation fixe et exécutent divers travaux – on a coutume de dire qu’ils « se nourrissent, en vagabondant ». Entrent également dans cette catégorie les mendiants qui demandent la charité, « pour l’amour du Christ ».

Vassili Klioutchevski distingue quatre formes d’esclavage, depuis l’esclavage complet, sans conditions ni limites, qui se transmet de génération en génération, jusqu’à des formes plus temporaires et assorties de conditions1. Auteur d’une histoire de la Pologne, Norman Davies présente la structure sociale du pays comme un ordre fondé sur le droit : « Les années de règne des Jagellons (XIVe-XVIe siècles) virent la formation de cinq catégories distinctes – cinq couches sociales… Chacune d’elles était régie par des lois et des règles particulières, et les limites de sa zone d’activité étaient exactement définies par un code spécifique de prescriptions juridiques2. » La situation des couches sociales dans l’État moscovite est bien différente. Elle se résume à un schéma très simple : celui qui possède des terres, assure le service de l’armée ; celui qui travaille la terre d’un autre, paie la redevance. Le grand-prince incarne l’État. Le régime politique moscovite est fondé sur une répartition, entre les sujets du prince, d’obligations qui ne sont aucunement liées à des droits.

La volonté du prince et la coutume ancienne constituent la base du système politique. Le clergé leur est également soumis, couche sociale particulière, non seulement par son rôle au sein de l’État, mais aussi par sa capacité de défendre ses droits.

Ivan IV hérite d’un État dont la finalité principale est de faire la guerre : une monarchie guerrière, dotée d’un puissant pouvoir centralisé, avec une population concentrée en « gens de service » et « gens de taille », un maigre embryon d’initiative sociale et de développement commercial et industriel. Vassili Klioutchevski résume les récits des voyageurs étrangers qui séjournent dans la Moscovie des XVe-XVIIIe siècles. Aux XVe et XVIe siècles, écrit-il, « les affaires militaires n’étaient pas seulement au premier plan, elles n’occupaient pas seulement la première place dans la conduite de l’État, elles masquaient aussi tout le reste ; le service des armes concentrait toute la noblesse au service de l’État, et les autres, les branches non militaires n’étaient pas seulement secondaires, elles lui étaient soumises, vouées à servir ses intérêts3 ».

Il existe différents critères d’évaluation d’un régime étatique : les progrès réalisés dans le développement de la science et de la culture, le niveau de vie de la population, les dimensions territoriales, la puissance de l’armée. L’État moscovite met en place un système correspondant à ses besoins, dont le principal est la défense des frontières contre de belliqueux voisins. En remplissant cette mission qui, de l’avis des stratèges, implique un élargissement constant des limites de la principauté, Moscou se transforme en monarchie militaire.

Sa stratégie, défensive et offensive, nécessite une immense armée. Chaque année, au printemps et en été, Moscou envoie trois armées sur les frontières les plus menacées : la première protège la ligne de l’Oka aux environs de Kolomna ; la deuxième campe sur les bords de la Kliazma à proximité de Vladimir ; la troisième est concentrée sur la frontière lituanienne. À l’automne, les « hommes de service » regagnent leurs domaines campagnards. Le prince de Moscou n’a pas les moyens d’entretenir ces troupes, qui doivent subvenir elles-mêmes à leur besoin. Le régime politique moscovite a ceci de particulier que les sujets du prince servent gratuitement l’État. Le prince, en effet, ne les rétribue pas. Il leur donne, en revanche, la possibilité de se nourrir, en leur cédant, pour la durée de leur service, des pomiestiés ; les grades supérieurs reçoivent même, pendant une période de temps déterminée, des villes et des volosts (districts ruraux). Le Trésor n’a pas à prendre en charge les troupes, chaque « homme de service » étant censé se présenter au lieu de rassemblement, avec « ses chevaux, ses soldats, ses armes » ; en d’autres termes, il amène avec lui autant de serviteurs en armes qu’il le doit, selon la taille de ses possessions. Quant aux moyens dont il a besoin pour vivre et servir, il les prélève directement sur la population.

Le critère de viabilité du régime est sa conformité aux besoins de l’État. La preuve de sa viabilité est contenue dans les victoires remportées par Moscou, qui repousse sans cesse ses ennemis, aux quatre coins de l’univers. La force du système politique moscovite ne devient une faiblesse qu’au moment où l’unique lieu naturel du pouvoir, le souverain, disparaît. C’est pourquoi Ivan III, prévoyant, codirige l’État avec son héritier, ce qui permet à Vassili III d’en reprendre les rênes sans encombre. Sa mort est en revanche le signal de la confusion, d’une lutte acharnée pour le pouvoir, opposant les prétendants au trône de Moscou, d’autant plus nombreux que l’héritier légitime est plus faible.

Les sources, innombrables, qui évoquent diversement la mort de Vassili III et son testament, permettent aux historiens d’émettre les hypothèses les plus variées quant aux dernières volontés du grand-prince. Vassili lègue sans conteste le trône de grand-prince à son fils Ivan, mais en attendant sa majorité (fixée à l’âge de seize ans, au XVIe siècle), il en confie le soin à un conseil de tutelle composé de sept boïars. L’honneur fait à ces derniers suscite le mécontentement de la Douma des Boïars. Le frère de Vassili III, Iouri, ne cache pas, lui non plus, qu’il aspire au pouvoir. Quelques jours après le décès du grand-prince, Ivan, âgé de trois ans, est couronné, mais la lutte entre tous ceux qui souhaitent assurer la régence, ne s’arrête pas pour autant. La mère d’Ivan, Elena, l’emporte finalement. Aidée de son favori, le voïevode Ivan Ovtchina-Telepnev-Obolenski, l’un des dirigeants de la Douma, elle se libère de la surveillance des tuteurs. Il lui faut pour cela, entre autres, faire arrêter l’un d’eux, son oncle, le prince Mikhaïl Glinski.

La régence d’Elena dure moins de cinq ans. En 1538, elle meurt prématurément. Au dire des contemporains, elle aurait été empoisonnée par les boïars. C’est aussi l’opinion de son fils, qui lui vouait un amour passionné et qui se retrouve complètement orphelin. Elena est la première femme à régner en Moscovie ; elle fait preuve de qualités qu’elle lègue à son fils : une volonté de fer, un caractère indomptable. Tandis qu’elle est au pouvoir, les anciennes pièces de monnaie, de poids divers, sont remplacées par une pièce unique, le kopeck (où figure un cavalier armé d’une lance). La guerre alors entreprise contre la Lituanie (1534-1537) se solde par un échec, et Moscou perd Gomel. Les historiens reprochent à Elena de se trop soucier des intrigues de cour, ce qui s’explique aisément par la faiblesse de son pouvoir.

Les intrigues, les querelles intestines qui commencent après la mort de la régente, tournent bientôt en véritables troubles : les Chouïski, les Bielski, se battent au pied du trône occupé par un enfant qui n’a pas la moindre influence. L’Église est entraînée dans les empoignades entre boïars : Daniel, puis Josaphat se voient privés de leur chaire de métropolite ; seul, Macaire réussira à s’y maintenir et jouera un rôle essentiel dans le développement spirituel du jeune héritier.

Загрузка...