12 Les guerres de Nicolas Ier



Depuis le temps de Pierre le Grand, vous ne cessez d’agrandir vos frontières. Gardez-vous de vous perdre dans un espace sans limites.

Le comte de SAINT-SIMON à Paul LOUNINE (Paris).

Le peuple russe a dû devenir inepte à tout, excepté à la conquête du monde… parce qu’on ne peut s’expliquer que par un tel but l’excès des sacrifices imposés ici à l’individu par la société. Si l’ambition désordonnée dessèche le cœur d’un homme, elle peut bien aussi tarir la pensée, égarer le jugement d’une nation au point de lui faire sacrifier sa liberté à la victoire. Sans cette arrière-pensée, avouée ou non, et à laquelle bien des hommes obéissent peut-être à leur insu, l’histoire de Russie me paraîtrait une énigme inexplicable.

Marquis de CUSTINE, 1839.


L’observation de Saint-Simon dont les projets utopiques jouiront, quelques décennies plus tard, d’une grande popularité en Russie, n’implique pas nécessairement une étude historique. Il suffit de jeter un coup d’œil sur une carte du continent eurasien. Au demeurant, la conversation entre le philosophe français et l’officier russe se tient à Paris, où est stationnée la garnison russe.

L’hypothèse du marquis de Custine, elle, est plaisamment formulée, mais elle n’en a pas pour autant valeur de preuve. Les doctrines nationales, qui naissent au moment où Custine sillonne l’empire de Nicolas Ier, sont des doctrines russes. Les mots d’ordre universels, que véhiculaient les armées d’Alexandre, de Gengis Khan ou de Napoléon, y font complètement défaut. La triade d’Ouvarov présente un trait restrictif : l’orthodoxie. Hors l’orthodoxie, point de salut. Certes, la Russie contraint parfois – de diverses façons – les peuples vaincus englobés dans l’empire à adopter l’orthodoxie. Mais elle n’entreprend pas ses conquêtes pour propager sa foi. La doctrine des slavophiles est, elle aussi, restreinte : la Russie a pour mission, selon eux, de libérer les Slaves, leurs frères de sang.

La défense des Slaves, la propagation de l’orthodoxie dans certaines conditions ne sauraient être un instrument de domination du monde. Il faut attendre 1917 pour que l’État qui s’érige sur les ruines de l’Empire de Russie, fonde sa politique étrangère sur une doctrine universelle, le communisme, donnant un caractère concret aux prétentions à l’hégémonie mondiale.

Au début de 1854, alors que les Russes entrent en guerre contre la coalition européenne, l’historien Mikhaïl Pogodine adresse à Nicolas Ier une note intitulée : Regard sur la politique russe de ce siècle1. L’historien moscovite part d’une thèse qui lui semble évidente : « La Russie a servi l’Europe pendant cinquante ans. » Elle a d’abord sauvé le continent de Napoléon, puis, à compter de 1814, elle s’est faite le gardien de l’« ordre » instauré après la victoire, le gardien des principes de la Sainte-Alliance. « Quarante ans durant, se lamente Mikhaïl Pogodine, un million de soldats russes ont été prêts à voler aux quatre coins du monde, en Italie, sur le Rhin, en Allemagne et sur le Danube. » Contrainte d’entretenir « un million de soldats dont elle n’avait pas vraiment besoin pour elle-même », la Russie « était prête à mettre un coup d’arrêt à toute tentative de renverser ou de faire vaciller » l’ordre établi, « d’où qu’elle vînt ».

L’auteur de la note évoque l’œuvre salvatrice des armées russes. En 1841, elles protègent Constantinople des atteintes du pacha égyptien. En 1850, l’Autriche se retrouve au bord du gouffre : « Deux cent mille soldats russes forcèrent les Hongrois à la reddition et l’Autriche fut sauvée. » En 1851, la Prusse et l’Autriche « étaient prêtes à se lancer dans une guerre fratricide qui les eût immanquablement menées toutes deux à la ruine, ainsi que l’Allemagne. Et les deux cent mille soldats russes… arrêtèrent ce funeste carnage ». Mikhaïl Pogodine ne manque pas d’évoquer « l’effroyable séisme de 1848 », où les trônes d’Autriche, de Prusse et de l’Allemagne entière ne résistèrent que grâce à la Russie. Et de souligner : « En 1848, alors que toute l’Europe étaient sens dessus dessous, la Russie ne fit pas un geste pour agrandir ses possessions. »

L’historien en conclut que la politique extérieure de la Russie est bienfaisante : la Russie « a sacrifié ses intérêts les plus chers, les plus sacrés… Tout cela pour l’ordre européen qui fut, semble-t-il, sa visée suprême, son unique objectif ». Critique envers la politique étrangère d’Alexandre Ier et de Nicolas Ier, Mikhaïl Pogodine en souligne à gros traits le principal travers : « Trente millions de personnes appartenant au peuple slave, lui étant apparentées et rattachées par les liens les plus étroits du sang, de la langue et de la religion, furent laissées presque sans secours, sans qu’on prît la moindre part à leur amère infortune, exposées à tous les tourments, dont ceux infligés par les Turcs furent les plus légers… » L’historien laisse ici entendre que les « tourments » à la mode autrichienne et prussienne étaient bien pires.

Mikhaïl Pogodine dénonce les erreurs commises par la politique étrangère russe pendant un demi-siècle, parce qu’il est slavophile et que la mission de la Russie consiste pour lui à secourir ses frères de sang, de langue et de religion. Mais il est une autre raison. 1854 en fera la preuve : l’Autriche et la Prusse, qui doivent tout à Nicolas Ier, ne le soutiendront pas lorsque se formera la coalition antirusse. Les alliés trahiront.

L’échec de la politique de Nicolas Ier au cours des années 1850 fonde l’historien moscovite à la réfuter, comme étant erronée. Pour Pogodine, le désir d’intervenir dans les affaires européennes, de « sauver l’Europe », et l’alliance avec l’Autriche et la Prusse furent autant d’erreurs. Les défaites militaires rendent Mikhaïl Pogodine sage… à retardement.

L’Union de la Russie avec l’Autriche et la Prusse est un choix conscient et le fondement de la politique extérieure russe de Nicolas Ier. En 1838, le baron Philippe Brunnov, l’un des diplomates russes les plus éminents de l’époque, ambassadeur à Londres de nombreuses années durant, effectue à l’intention de l’empereur une Revue de la politique menée par la Cour russe au cours du présent règne. Ce texte entrera dans les leçons de politique étrangère proposées à l’héritier, le futur empereur Alexandre II.

La logique du baron Brunnov est sans faille : l’Occident, et en premier lieu la France, est une pépinière de révolutions. L’Autriche et la Prusse représentent un barrage protégeant la Russie de la vague révolutionnaire ; si le barrage vient à céder, la Russie se verra contrainte, comme en 1812 mais dans des conditions plus difficiles, d’engager le combat contre la France et les forces révolutionnaires qui la soutiennent. En conséquence, il est de l’intérêt capital et constant de la Russie de soutenir la barrière morale formée, contre la France, par les États alliés défendant « des principes qui nous sont proches2 ».

Si Nicolas Ier sauve l’Europe de la révolution, s’il envoie ses troupes soutenir les couronnes vacillantes, c’est d’abord dans son intérêt propre, parce qu’il préfère combattre son pire ennemi – la révolution – en territoire étranger, loin des frontières russes. La révolution est le cauchemar numéro un de Nicolas, mais, écrit le baron Brunnov, la question d’Orient retient également l’attention de l’empereur dès les premiers jours de son règne et demeure invariablement au centre de ses intérêts.

Au XIXe siècle, la question d’Orient est celle des destinées de l’Empire ottoman. Adversaire le plus menaçant de la Russie deux siècles durant, la Sublime Porte, déchirée par ses dissensions internes, commence à décliner. L’héritage de ce gigantesque empire réparti sur trois continents, fait peu à peu l’objet de manœuvres diplomatiques de la part des puissances européennes qui songent déjà à se partager la peau de l’ours, lequel, à défaut d’être mort, est bien malade. L’intérêt de la Russie pour la « question d’Orient » est particulièrement vif, d’une part, parce qu’elle a des frontières communes avec la Turquie, d’autre part, parce qu’elle s’érige en protectrice des sujets slaves et orthodoxes de l’Empire ottoman.

Quand les échos de la révolte des Décembristes parviennent, déformés, à Téhéran, les Perses décident de profiter de l’occasion et, en juillet 1826, ils franchissent la frontière russe. La Perse n’est pas satisfaite des conditions du traité de Gulistan (1813), qui laisse à la Russie les khanats conquis. La politique du général Iermolov, qui commande les troupes russes dans le Caucase et soutient l’adversaire du prince héritier Abbas-Mirza, renforce le « parti de la guerre » à la cour de Perse.

Dans les deux campagnes entreprises – 1826 et 1827 – l’armée perse est défaite. Le 13 février 1828, un traité de paix est signé à Tourkmantchaï (près de Tabriz), aux termes duquel la Perse cède à la Russie les khanats de Nakhitchevan et d’Érivan, et s’engage à verser vingt millions de roubles-or de contributions de guerre. Alexandre Griboïedov prend une part active aux pourparlers de paix. Dramaturge de renom et diplomate expérimenté, Griboïedov élabore un projet de mise en valeur économique des territoires conquis. Il propose de fonder une compagnie de négoce sur le modèle de celle des Indes orientales ou de la Compagnie russo-américaine, d’installer des comptoirs à Enzely et à Astrabad, d’ouvrir des consulats dans les principaux centres commerciaux de Perse. Mais, ainsi que le dira par la suite l’historien marxiste Mikhaïl Pokrovski : « La Transcaucasie fut conquise par une Russie encore noble, et non bourgeoise. »

Vainqueur des Perses, le général Paskievitch, qui succède à Iermolov, suggère de démembrer le pays, de rattacher une partie de son territoire à la Russie et de former, dans la partie restante, des khanats entièrement ou semi-vassalisés. Gardien de l’ordre et de la légitimité, Nicolas Ier refuse l’idée de renverser le shah. Alexandre Griboïedov est nommé ministre plénipotentiaire à Téhéran. Mais, le 11 février 1829, peu après son arrivée dans la capitale persane, il est sauvagement assassiné par une foule de fanatiques qui prennent d’assaut l’ambassade de Russie. Le traité de Tourkmantchaï est ratifié. Il clôt l’ultime affrontement entre Perses et Russes. Des terres peuplées d’Arméniens entrent dans la composition de l’empire.

Les hostilités sont à peine terminées avec la Perse, que commence une guerre russo-turque. Le 7 mai 1828, la première armée russe, dans l’état-major de laquelle se trouve l’empereur Nicolas, franchit le Prouth, tandis que l’armée du Caucase lance des opérations militaires en Asie. La guerre contre l’Empire ottoman est l’aboutissement de deux siècles d’action diplomatique autour de la « question d’Orient ».

Deux mois après son avènement au trône, Nicolas Ier lance un ultimatum au sultan. L’empereur exige le retour aux conditions politiques, militaires et civiles en vigueur dans les principautés de Moldavie et de Valachie, avant 1821. Il réclame également les institutions promises à la Serbie lors de la paix de Bucarest. Nicolas propose au gouvernement turc d’envoyer à la frontière russe une délégation pour des pourparlers ; le sultan a six semaines pour accepter les conditions posées.

L’ultimatum ne souffle pas mot de la Grèce. Poursuivant la politique d’Alexandre Ier, Nicolas tient les Grecs pour des « rebelles », soulevés contre leur souverain légitime. Il n’en demeure pas moins évident pour tout un chacun que l’ultimatum russe menace la Turquie de l’ouverture d’un nouveau front qui affaiblirait sa position en Grèce.

Durant les premières années du règne de Nicolas Ier, la diplomatie russe démêle avec une extrême habileté le nœud complexe de la « question d’Orient », au sein duquel la Grèce occupe une place de premier plan. Soucieuse de ses intérêts en Méditerranée, l’Angleterre souhaite un règlement du « problème grec ». L’Autriche, dont la politique est définie par Metternich, s’oppose à l’octroi d’une large autonomie à la Grèce ; elle craint en effet une explosion dans les Balkans. L’opinion publique européenne, particulièrement française et anglaise mais également russe, soutient avec enthousiasme les Hellènes soulevés pour leur liberté. Lord Byron se porte volontaire pour combattre avec eux ; il mourra à Missolonghi. La position de la Russie est encore compliquée par l’attitude de sa principale alliée, l’Autriche.

En février 1826, le Premier ministre anglais Canning envoie à Pétersbourg le duc de Wellington, pour féliciter le nouvel empereur russe de son avènement et, par la même occasion, évoquer les affaires orientales. L’Angleterre propose ses bons offices, en qualité de médiatrice entre la Russie et la Turquie. Elle demande également de pouvoir exercer sa médiation entre les Grecs et la Sublime Porte. Nicolas Ier rejette catégoriquement la première proposition – la querelle russo-turque ne regarde que lui –, mais il accepte la seconde.

Le 4 avril, un accord anglo-russe est conclu à Pétersbourg. Il s’agit du premier acte diplomatique européen concernant la libération de la Grèce. Pétersbourg accepte la médiation de Londres entre la Porte et les Grecs, et promet son concours. La Grèce obtiendra son autonomie, se contentant de verser un tribut à la Turquie. L’Angleterre a ce qu’elle voulait, mais il est stipulé que l’accord restera en vigueur, quelles que soient les relations entre la Russie et la Porte. En d’autres termes, en cas de guerre russo-turque, l’Angleterre demeure liée à la Russie.

En février 1826, le duc de Wellignton mène ses pourparlers avec Nicolas Ier. Au mois de mars, Pétersbourg adresse son ultimatum au sultan. En avril, l’accord russo-anglais est signé. En mai, Istanbul accepte l’ultimatum et envoie ses représentants pour parlementer. L’accord du 4 avril est conclu dans le plus grand secret ; il ne parviendra à la connaissance de l’Europe qu’au bout de quelques mois. Mais, auparavant déjà, l’empereur a ébruité l’affaire, ce qui ne pouvait qu’influencer les Turcs.

Une fois l’ultimatum accepté, le sultan promulgue un décret visant à transformer le corps des janissaires, qui constitue le noyau des forces ottomanes, en armée de type européen. Les janissaires répliquent par le soulèvement de Constantinople : en vingt-quatre heures, tout est saccagé. Le sultan, qui disposait jusqu’alors de troupes indisciplinées et peu opérationnelles, se retrouve tout simplement sans armée. Il n’a d’ailleurs pas plus de soutien diplomatique.

Les pourparlers avec la Turquie s’ouvrent le 1er août et s’achèvent le 7 octobre, par la signature de la Convention d’Akerman qui satisfait aux moindres exigences russes. La Russie conserve en Asie tout le territoire qu’elle occupe au moment de l’accord ; les Russes ont pleine liberté de négoce dans les mers et les ports ottomans, à part égale avec les Turcs. Les privilèges de la Moldavie et de la Valachie sont confirmés ; la Serbie doit, dix-huit mois plus tard, être dotée de cette Constitution qu’on lui promet depuis longtemps.

L’Autriche et la Prusse se déclarent opposées aux médiations entre souverains légitimes et rebelles. Poussée par une opinion pro-hellène, la France se rallie à l’accord et suggère de le transformer en traité d’alliance. En juillet 1827, un pacte est signé à Londres entre la Russie, l’Angleterre et la France, en vue de pacifier l’Orient. « Mus par le désir d’éviter que coule le sang et de prévenir une catastrophe… », lit-on dans le texte, les trois souverains proposent au sultan leur médiation collective. Soutenu par Metternich, le sultan atermoie. Le 20 octobre, dans la baie de Navarin (littoral sud-est de la Grèce), la flotte turco-égyptienne est anéantie par les escadres alliées de la Russie, de l’Angleterre et de la France.

Cette victoire maritime transporte la Russie d’enthousiasme. Tchitchikov, héros des Ames mortes de Gogol, témoigne de la popularité de cette bataille : il porte un costume couleur « flamme et fumée de Navarin ». L’Angleterre, en revanche, apprend avec inquiétude l’anéantissement de la flotte ottomane. Le roi George IV qualifie publiquement la bataille de « funeste événement ». L’Angleterre est furieuse de la part prise par la Russie dans la bataille, de l’affaiblissement – superflu à son gré – de la Turquie, de la possibilité de voir s’instaurer une Grèce, non pas autonome, mais bel et bien indépendante.

Le sultan répond à la défaite de sa flotte en dénonçant les accords d’Akerman, en fermant les Détroits aux navires russes et en appelant à la « guerre sainte » contre les infidèles.

Nicolas Ier rejette les ultimes tentatives faites par l’Autriche de jouer les médiatrices dans le conflit russo-turque. L’empereur déclare au comte Zicci, dépêché d’urgence à Pétersbourg par Metternich : « Je ne veux pas un pouce de la Turquie, mais je ne permettrai pas non plus à quiconque d’en retirer un pouce. » Dans les années suivantes, Nicolas Ier répétera maintes fois cette phrase, pour expliquer sa politique. Un peu plus d’un siècle plus tard, les paroles de l’empereur seront reprises – sans que soit mentionné son nom – à Moscou, devenant la doctrine officielle de la politique étrangère soviétique.

En décembre 1827, l’Empire ottoman déclare la guerre à la Russie et, en avril 1828, paraît le manifeste impérial engageant les hostilités. Le 8 avril, Alexandre Nikitenko note dans son journal : « Ainsi, l’heure fatale a sonné pour la Turquie. Interrogez quiconque à Pétersbourg, du journalier au premier personnage de l’État, sur ce qu’on pense de la guerre imminente. “Eh bien, vous dira-t-on, la Turquie est perdue ! ” Tant les Russes sont, aujourd’hui, assurés de leur puissance3. »

En dépit du traité d’alliance signé avec l’Angleterre, les Russes voient dans ce dernier pays un soutien à la Turquie, donc un adversaire pour eux-mêmes. Le 26 avril, Alexandre Nikitenko écrit : « Si la guerre éclate, ce sera dans le but de renforcer la puissance de la Russie et d’auréoler de gloire le règne de Nicolas… Il y aura combat, un combat sanglant, pour la première place au rang des royaumes de l’univers, un combat entre la nouvelle Rome et la nouvelle Carthage, autrement dit entre la Russie et l’Angleterre. De quel côté la balance du destin penchera-t-elle ? L’Angleterre est puissante, la Russie est puissante et jeune4. »

Les troupes russes pénètrent dans les principautés du Danube ; simultanément, des opérations militaires sont menées dans le Caucase. En 1828, commandée par Paskievitch, l’armée du Caucase vient rapidement à bout de son adversaire turc et s’empare des forteresses – dont Erzeroum – constituant le point d’appui de l’autorité du sultan en Transcaucasie. Au cours de l’été 1829, le comte d’Érivan – titre conféré à Paskievitch pour sa victoire sur les Turcs – achève de défaire l’armée turque. Les opérations militaires effectuées dans les Balkans sont moins brillantes pour l’armée russe, placée sous le commandement de Wittgenstein qui, dans son état-major, compte l’empereur. Les Turcs résistent avec acharnement.

En 1829, pourtant, l’armée russe, commandée cette fois par le comte Dibitch, obtient des renforts et pénètre à nouveau en Bulgarie dont elle a été chassée l’année précédente ; elle bat les Turcs à Kulewcza, occupe Silistra. D’un bond, elle franchit les Balkans et, le 20 août, arrive devant Andrinople. Elle n’est plus qu’à quelques étapes de Constantinople. Mais le corps d’armée russe, très isolé du gros des troupes, se trouve dans une situation très dangereuse. C’est alors que le sultan, sa Cour ainsi que les ambassadeurs de France et d’Angleterre, qui, peu auparavant, appelaient Constantinople à résister, prennent peur.

Le 14 septembre voit la signature du traité d’Andrinople. La Russie acquiert les îles du delta danubien (avec interdiction d’y construire des fortifications) ; dans le Caucase occidental, les forteresses d’Akhalcik et d’Akhalkalaki sont rattachées à l’empire, de même que le littoral caucasien de la mer Noire, avec les villes d’Anapa et de Poti. Une fois encore, la Turquie confirme et garantit les droits à l’autonomie de la Moldavie, de la Valachie et de la Serbie. Les sujets du tsar russe peuvent commercer librement en mer Noire et dans tout l’Empire ottoman.

Auteur d’un ouvrage intitulé La Politique extérieure de l’empereur Nicolas Ier, S. Tatichtchev reproche aux diplomates russes qui ont œuvré à l’élaboration du traité d’Andrinople, de « n’avoir pas fait la moindre tentative pour relier les intérêts moraux et matériels des peuples chrétiens de la Péninsule balkanique aux nôtres, pour développer et renforcer ces points de rapprochement que constituent l’unité de la foi, la parenté partielle de nos peuples, enfin, les traditions historiques ». S. Tatichtchev publie son étude à la fin des années 1880, alors que les idées slavophiles exercent une influence sur la politique étrangère russe. Nicolas Ier, nous l’avons dit, redoute les slavophiles et bâtit sa politique extérieure sur un principe laconiquement formulé par le comte Nesselrode, vice-chancelier à compter de 1828, chancelier à partir de 1845 et à la tête de la diplomatie russe pendant quarante ans : « Soutenir le pouvoir partout où il est, le renforcer là où il faiblit et le défendre là où on l’attaque ouvertement. »

La prise d’Andrinople confronte les responsables politiques et militaires russes à cette question : et après ? La perspective de pousser jusqu’à Tsargrad, afin de restaurer la croix de Sainte-Sophie, est très tentante. Général en poste au grand quartier général, A. Mikhaïlovski écrit dans son journal : « Toutes les pensées étaient fixées sur cette question : fallait-il, ou non, prendre Constantinople ? Sa conquête ne présentait pas de difficulté majeure, l’avant-garde de la colonne de gauche… se trouvait à très faible distance des aqueducs qui fournissaient Constantinople en eau… » Et le général de conclure : « Sous le rapport politique, le problème était plus complexe5. »

Les puissances européennes ne font pas mystère de leur opposition et s’affirment prêtes à envoyer une flotte multinationale pour défendre la capitale de l’Empire ottoman ; l’effondrement de l’Empire aurait, en effet, des conséquences imprévisibles. Nicolas Ier prend alors sa décision : l’anéantissement de la Sublime Porte contredirait les intérêts bien compris de la Russie, le maintien de l’Empire ottoman en Europe présente plus d’aspects positifs que négatifs. Une déclaration qui est aussi une réponse sans ambiguïté aux slavophiles.

Le souci de la « question d’Orient » passe brusquement au second plan en novembre 1830, en raison du soulèvement polonais. Les élèves de l’école militaire et les jeunes officiers se mutinent, soutenus par les artisans de Varsovie, mécontents de l’augmentation du prix du pain et de celle – survenue juste avant la révolte – de la bière et de la vodka. Les émeutiers s’emparent de l’arsenal. La lenteur du vice-roi Constantin Pavlovitch permet à la conspiration, mal préparée, de se transformer en véritable révolte dans la capitale, puis dans l’ensemble du royaume de Pologne. De complot en soulèvement, la situation dégénère en guerre. Nicolas Ier ne veut pas perdre de temps ; la révolte polonaise lui apparaît comme une partie du mouvement révolutionnaire initié en Europe par la révolution parisienne de Juillet.

Commandée par le vainqueur des Turcs, Dibitch, devenu feld-maréchal et comte Dibitch-Zabalkanski, l’armée russe gagne la Pologne. En quelques batailles, le feld-maréchal subit de lourdes pertes et ne parvient pas à remporter la victoire. La mort de Dibitch, victime du choléra en 1831, permet à l’empereur d’envoyer sur le front polonais un autre vainqueur des Turcs, le feld-maréchal Paskievitch. En août, le commandant en chef des troupes russes peut adresser à Pétersbourg la nouvelle de la victoire : « Sire, Varsovie est à vos pieds. » À quoi Nicolas Ier répond : « À dater de ce jour, tu es Prince Sérénissime de Varsovie. »

Signée par Nicolas Ier en février 1832, la Charte organique maintient les droits civiques et l’autonomie locale garantis par la Constitution de 1815 ; mais l’armée polonaise, que commandait Constantin, est supprimée. Et surtout, le tsarat de Pologne devient « partie intégrante » de l’Empire de Russie.

Fiodor Tiouttchev salue la prise de Varsovie par un poème dans lequel il compare le meurtre de « l’aigle de la même tribu » au sacrifice consenti aux dieux par Agamemnon, lorsqu’il tue sa propre fille. Le roi d’Argos sacrifie sa fille, pour obtenir des vents favorables. Le prix de la chute de Varsovie, explique le poète, est « l’intégrité et la paix de la Russie », « l’intégrité de la puissance6 ».

La détérioration des relations avec l’Angleterre, après le traité d’Andrinople, et avec la France après la révolution de Juillet, pousse Nicolas Ier à revenir vers ses alliés traditionnels. En septembre 1833, à Münchengratz (en Autriche), la Russie, l’Autriche et la Prusse se garantissent mutuellement leurs possessions de Pologne et parviennent à un accord concernant la « question d’Orient ». La Russie et l’Autriche s’engagent à soutenir la dynastie régnante en Turquie, elles affirment qu’elles ne toléreront aucun changement menaçant l’indépendance du sultan au pouvoir.

Le protocole d’accord de Münchengratz a une importance particulière pour la Russie qui obtient (le 26 juin 1833) la signature du traité d’Unkiar-Skelessi avec la Turquie. Il s’agit peut-être de la plus grande victoire diplomatique de l’histoire russe, d’autant qu’elle a été remportée sans combattre.

À la fin de 1832, les troupes de l’ancien représentant du sultan en Égypte, Mehmet Ali, s’emparent de la Syrie et, commandées par son fils, Ibrahim, entrent en Asie Mineure. Ayant défait l’armée russe, elles marchent sur Constantinople. Le sultan Mahmud demande l’aide de l’Angleterre et de la France, mais essuie un refus. L’Angleterre est trop occupée par les affaires d’Europe occidentale. Quant à la France, elle sympathise avec l’Égypte : Mehmet Ali fait figure de « disciple de Napoléon ». Sans défense face à une armée égyptienne entraînée et équipée à l’européenne, le sultan se tourne alors vers Nicolas Ier qui lui accorde son soutien. Nesselrode expose clairement les raisons de cet accord : si Mehmet Ali prend Constantinople, la Russie sera confrontée à un voisin fort et vainqueur, et non plus faible et vaincu. En outre, explique le chancelier, la victoire de Mehmet Ali signerait la chute de l’Empire ottoman… Or, cela pourrait remettre en question les avantages évidents conférés à la Russie par le traité d’Andrinople7.

En février 1833, les navires de guerre russes, commandés par l’amiral Lazarev, jettent l’ancre dans le Bosphore, face au palais du sultan. Six semaines plus tard, cinq mille soldats russes établissent leur camp dans la vallée d’Unkiar-Skelessi. Ils reçoivent bientôt des renforts, ainsi que l’ordre de demeurer sur place jusqu’à la signature d’un accord entre le sultan et Mehmet Ali et le départ des troupes d’Ibrahim au-delà du Taurus. En mai 1833, un émissaire spécial de l’empereur, son favori, le comte Alexis Orlov, arrive à Constantinople. Il révèle des talents diplomatiques hors du commun. Le comte expose sa méthode : « Je m’en tins, avec les Turcs, au système consistant à les caresser d’une main et, de l’autre, à montrer le poing, et cela me mena à un heureux succès8. »

Le texte de l’accord est préparé à Pétersbourg et approuvé par l’empereur. « Jamais pourparlers ne furent menés à Constantinople dans un plus grand secret, ni n’aboutirent plus rapidement », note le diplomate russe Brunnov. Le traité est signé le 26 juin 1833 : la Russie et la Turquie concluent une alliance défensive qui donne aux Russes la possibilité de se porter au secours de l’Empire ottoman, si ce dernier se trouve menacé. Dans un article secret – que tout un chacun connaît très vite –, le sultan s’engage à fermer les Détroits en cas d’agression militaire contre la Russie. Nicolas insiste particulièrement sur cet article, « qui garantit la sécurité des gouvernements méridionaux de l’Empire russe sur la mer Noire ».

À Londres, le Times qualifie l’accord d’« impudent ». L’Angleterre et la France adressent à la Porte une note de protestation, mais Constantinople s’abrite derrière le caractère pacifique du traité. Lord Palmerston s’indigne de ce que l’ambassadeur russe joue quasiment le rôle de Premier ministre du sultan. Quelques années après la signature du traité d’Unkiar-Skelessi, François Guizot écrit que « le gouvernement de Pétersbourg, ayant de fait changé sa position dominante à Constantinople en droit écrit, a formellement réduit la Turquie au rôle de client des Russes. Quant à la mer Noire, elle en a fait un lac russe dont ce client défend l’accès contre tous les ennemis potentiels de la Russie9 ».

Le traité avec la Turquie modifie à nouveau la répartition des forces en Europe : les puissances maritimes – la France et l’Angleterre – adoptent une attitude hostile à l’égard de la Russie. L’Autriche et la Prusse soutiennent Nicolas Ier. Le succès diplomatique remporté à Unkiar-Skelessi place la Russie dans une situation exceptionnelle : toutes ses frontières sont désormais protégées. Ses seuls ennemis potentiels en Europe – l’Angleterre et la France – ne peuvent la menacer par voie terrestre (pour attaquer la Russie, il leur faudrait passer par les terres germaniques) et cessent d’être un danger du côté de la mer, l’Empire ottoman fermant les Détroits. La Russie, en outre, n’a plus d’ennemi en Asie : la Perse et la Turquie sont devenues inoffensives.

La puissance russe s’appuie sur la plus forte armée du monde. En 1830, l’armée de la Grande-Bretagne compte cent quarante mille hommes, celle de la France deux cent cinquante-neuf mille, celle de l’Empire autrichien deux cent soixante-treize mille, celle de la Prusse cent trente mille. L’armée russe, elle, se compose de huit cent vingt-six mille soldats et officiers10. En août 1837, Nicolas Ier assiste aux grandes manœuvres de la cavalerie. Le magnifique spectacle émeut tant l’empereur que, les larmes aux yeux (en présence du comte Orlov et de l’ambassadeur d’Autriche Fikelmon), il rend grâce à Dieu : « Merci à Toi, Seigneur, de m’avoir fait aussi puissant, et je Te prie de me donner la force de ne jamais mésuser de cette puissance11. »

De 1832 à 1848, la Russie vit dans un monde sans ennemis à ses frontières, si l’on excepte le Caucase. La progression russe en direction du Caucase commence, nous l’avons dit, au XVIe siècle. Pierre Ier a déployé d’importants efforts pour accéder à la Caspienne et à la mer Noire. Lomonossov a décrit les frontières de la Russie, en représentant l’impératrice Élisabeth Petrovna qui, « assise, étend ses jambes / Jusqu’à la steppe où / Une vaste muraille nous sépare des Chinois. / Son regard joyeux se tourne / Et fait le compte de sa fortune, / Tandis qu’elle s’accoude au Caucase ».

Être « accoudé au Caucase « n’a rien de très confortable. L’empire étend ses possessions, progressant toujours, parfois plus vite, parfois moins, selon le résultat des guerres menées contre la Perse et la Turquie. Le 22 décembre 1800, Paul Ier signait le manifeste rattachant la Géorgie à la Russie ; le document était entériné par Alexandre Ier, le 12 septembre 1801. À strictement parler, il s’agissait des tsarats de Kartli et de Kakhétie, donc d’une partie de la monarchie abkhazo-géorgienne qui s’était effondrée au XVe siècle. En 1803, la Mingrélie était assujettie à la Russie, puis, en 1804, venait le tour de l’Imérétie et de la Gouria. La Géorgie tout entière devient donc partie intégrante de l’empire. Rappelons que les Géorgiens avaient demandé du secours à la Russie qui, partageant la même foi, pouvait offrir la paix à ce peuple chrétien, cerné par des États musulmans hostiles. Les tsarats géorgiens envisageaient le rattachement à la Russie sous la forme d’un protectorat ; ils reconnaissaient le tsar pour suzerain, mais conservaient leur administration locale. Pétersbourg, cependant, se figurait la chose autrement : on implanta en Géorgie l’administration russe.

Le rattachement de la Géorgie permet à la Russie d’avoir un pied solide dans le Caucase, dont les peuples montagnards empêchent la conquête définitive. Une multitude de tribus, parlant différentes langues, avec des coutumes diverses, est réunie par l’islam qui, à compter du XVIIIe siècle, devient sa religion. Les tribus se trouvent sous la dépendance formelle de la Perse ou de la Turquie. Ces peuples, semi-indépendants et souvent hostiles entre eux, se moquent bien, au fond, d’être placés sous l’autorité de tel ou tel suzerain, du sultan ou de l’empereur russe, tant que ce dernier, du moins, ne se mêle pas trop de leurs affaires.

Les fondements de la politique caucasienne de la Russie sont formulés en 1816, par le comte Nesselrode : « Les rapports de la Russie avec les États et les peuples d’Asie se trouvant, dans cette partie du monde, près de nos frontières, sont à ce point particuliers qu’on s’expose aux pires inconvénients si l’on applique les principes qui fondent les relations politiques en Europe. Ici, tout est basé sur la réciprocité et la bonne foi ; chez les peuples asiates, au contraire, seule la crainte peut vous garantir, et il n’est pas pour eux de traité sacré12. » Dans une lettre au comte Lieven, ambassadeur à Londres, le chef de la diplomatie russe souligne que l’Angleterre est « la plus à même » de comprendre l’axiome de la politique russe, car elle l’applique également dans ses relations avec les peuples de l’Inde13.

La politique russe dans le Caucase bénéficie, en 1816, d’un remarquable exécutant. « Le Caucase était en effervescence, écrit à propos de ce temps un historien de l’armée russe. Les troubles, dans les tribus de montagnards, étaient littéralement incessants… La Kakhétie, la Khevsourie et, plus encore, le “guêpier” du Caucase – la Tchétchénie – s’agitaient14. » Toutes les troupes stationnées dans le Caucase sont réunies dans un corps spécifique, dit « caucasien », placé sous le commandement du glorieux héros des guerres contre Napoléon, le général Iermolov. « Les montagnards ont accoutumé de ne considérer que la force » – tel est son principe. La tactique d’Iermolov consiste à défaire les « bandes pillardes », ainsi qu’on nomme officiellement les « montagnards non pacifiques », et à construire des forteresses permettant de préserver les territoires conquis. En 1818, on bâtit ainsi la forteresse de Groznaïa, qui deviendra par la suite la ville de Grozny et acquerra une renommée mondiale en 1995, lorsqu’elle sera détruite par l’aviation et l’artillerie russes.

En 1825, la Tchétchénie se soulève, profitant de ce que les troupes russes se préparent à entrer en guerre contre la Perse. Nicolas Ier promeut le vainqueur des Perses, Paskievitch au grade de général feld-maréchal et lui écrit : « À présent que vous avez achevé une œuvre glorieuse, une autre vous attend, à mes yeux tout aussi glorieuse, et beaucoup plus importante si l’on raisonne en termes d’avantages immédiats. Il vous faut pacifier à jamais les peuples montagnards, ou exterminer les indociles15. » Les Tchétchènes sont des voisins difficiles, parce que turbulents. Ils font souvent des incursions dans les colonies russes et les stanitsas cosaques. Le général Iermolov les perçoit comme « une véritable horde de bandits » et affirme qu’« il n’est pas, sous le soleil, peuple plus vil, perfide et criminel que celui-là ».

Dans les années 1820, un mouvement religieux se propage, d’abord dans l’est, puis dans l’ouest du Caucase : le mouridisme, l’une des formes du mysticisme musulman (mourid est l’équivalent de « novice », « disciple »), vient au Caucase depuis Boukhara. Il se fonde sur le renoncement ascétique de l’individu à sa volonté personnelle, au nom de sa proximité avec Dieu. Peu après son apparition dans le Caucase, le mouridisme devient l’idéologie de la résistance aux troupes russes. Des prédicateurs arrivent du Daghestan en Tchétchénie, appelant à la guerre sainte contre les infidèles. Il est du devoir de chaque musulman de les combattre. Originaire du Nord-Daghestan, Kazy-Mulla devient le premier chef de la résistance antirusse à acquérir une vaste renommée parmi les différents peuples du Caucase.

En 1830, Paskievitch écrit à Nicolas Ier : « L’orientation de notre politique et de nos relations avec eux [les montagnards] était erronée. La cruauté décuplait en particulier leur haine et les poussait à la vengeance ; le manque de fermeté, l’indécision sur un plan général révélaient notre faiblesse, ou notre insuffisante force. » Mais Paskievitch ne propose pas d’autre politique et la guerre des peuples montagnards contre les Russes entre dans une nouvelle phase. En 1834, la guerre sainte est conduite par un mouride de Kazy-Mulla, originaire du même aoul (village) de Gimry que le vieux chef. Grièvement blessé en 1832, durant le combat où Kazy-Mulla est lui-même tué, il est remplacé par Chamil. Jouissant d’une grande autorité, l’imam Chamil fait montre de talents de chef de guerre et d’administrateur, et réussit à créer un État montagnard qui, pendant plus de vingt ans, résistera aux armées russes.

L’imam Chamil bâtit un État théocratique que Mikhaïl Pokrovski compare à celui de Médine, fondé par des Arabes du Hedjaz, sous la conduite de Mahomet. Pour l’historien marxiste, il n’est pas indifférent que « le pouvoir de Chamil (comme, jadis, celui de Mahomet) fût purement démocratique, fondé sur sa reconnaissance et son élection par son peuple », que Chamil eût réuni les tribus sur la base d’une loi unique pour toutes, commune à tous les musulmans, la sharia, qu’il eût mis au point un système militaro-financier et administratif ; en d’autres termes, qu’il eût jeté les fondements de l’État moderne.

En 1840, tout le Caucase oriental se soulève. Hadji-Mourat, régent des Avars, qui inspirera Léon Tolstoï, rallie Chamil. Au début de 1844, les troupes russes comptent cent cinquante mille hommes dans le Caucase, dont cinquante mille prennent directement part aux combats contre les montagnards. Le nombre total des révoltés excède légèrement le million.

Il faudra attendre 1859, donc après la mort de l’empereur Nicolas Ier, pour que Chamil soit fait prisonnier et le Caucase officiellement soumis.

Le Caucase, qui détourne une partie considérable de l’armée et contraint le trésor à supporter de lourdes dépenses, ne touche pas aux intérêts vitaux de l’Empire. Un historien militaire parvient à cette conclusion paradoxale : « Les cinquante années de guerre du Caucase – une école semblable à la Guerre du Nord de Pierre et aux campagnes de Souvorov – furent un bienfait pour l’armée russe. Grâce à ce conflit, elle sut préserver ses immortelles traditions souvoroviennes et ranimer d’une flamme ardente le flambeau qui avait commencé de s’éteindre16. » L’historien pourrait ajouter que la guerre contre les montagnards permit aux officiers et aux généraux – dans le contexte de la paix en Europe – d’obtenir de l’avancement et des décorations. En poursuivant le raisonnement sur les « bienfaits de la guerre », il convient d’évoquer son utilité pour la littérature russe. Alexandre Pouchkine, Mikhaïl Lermontov, Léon Tolstoï, sans parler d’une multitude de poètes et de prosateurs moins éminents, furent témoins (ou acteurs) de la guerre du Caucase et la relatèrent dans leurs œuvres.

L’expansion russe à l’autre bout de l’empire, en Sibérie et en Extrême-Orient, attire nettement moins l’attention, sans doute parce qu’elle se déroule pacifiquement. Peut-être, aussi, parce qu’aux yeux des Russes, la mer est toujours moins séduisante que la terre.

La progression russe vers l’océan Pacifique s’effectue dans deux directions. La première peut être qualifiée d’américaine : elle passe par la colonisation du Kamtchatka, des îles Aléoutiennes, de la Californie et de l’Alaska. On pourrait également la baptiser « commerciale », car le moteur en est constitué par les artels de chasseurs de loutres de mer, de phoques et autres animaux marins. La Compagnie russo-américaine qui, nous l’avons dit, a obtenu son statut de l’empereur Paul Ier, en 1799, détient le monopole de la chasse et du négoce. La grande activité commerciale déployée par la compagnie suscite l’irritation de Pétersbourg qui, à distance, n’a aucun moyen de contrôler le comportement des chasseurs et des marchands. En outre – et c’est autrement plus important –, Nesselrode considère que la Russie a suffisamment de soucis en Europe et en Asie pour éviter de s’enliser dans un conflit avec les Américains.

En septembre 1821, Alexandre Ier signait un oukaze fixant les frontières de l’empire en Extrême-Orient. Le tracé commençait à cinquante degrés de latitude sur le continent américain (au nord de l’île de Vancouver) et coupait la partie septentrionale du Pacifique jusqu’au quarante-cinquième degré cinquante de latitude sur le littoral asiatique, incluant les îles Kouriles, à l’exception des quatre dernières : Kounachir, Abomaï, Ouroup et Itouroup.

Il s’agissait d’un oukaze à caractère défensif. L’empereur érigeait en quelque sorte un mur : la présence des navires étrangers à l’intérieur du périmètre ainsi délimité était déclarée illégale, les contrevenants risquant l’arrestation et la confiscation de leur cargaison. La Russie, toutefois, n’était pas en mesure de contrôler le respect de l’oukaze, qui ne tarda pas à être aboli. Il eut néanmoins le mérite de délimiter le territoire que le vainqueur de Napoléon considérait comme russe sur les bords du Pacifique.

Ce désir de se contenter de ce que l’on a obtenu est loin d’emporter l’adhésion générale. Officier de marine, le lieutenant Dmitri Zavalichine met au point un plan de conquête de la Californie, en s’appuyant sur Fort Ross, construit à proximité de San Francisco. Nommé administrateur de la Compagnie russo-américaine à Pétersbourg, Kondrati Ryleïev en favorise la réorganisation, en vue d’élargir et d’améliorer l’activité de la compagnie dans l’Amérique russe.

L’avenir de la Compagnie russo-américaine et de l’Amérique russe est déterminé, en particulier, par le fait que les rangs des partisans de l’expansion vers le Pacifique, comptent de nombreux Décembristes. Rappelons que Ryleïev a dirigé l’Union du Nord. Dmitri Zavalichine, lui, a pris une part active à la préparation de la conspiration. Seule sa présence à San Francisco, le 25 décembre 1825, a assuré son salut. De retour en Russie, Zavalichine est condamné à l’exil à vie en Sibérie.

À la différence d’Alexandre Ier, Nicolas Ier ne s’intéresse ni aux expéditions russes de circumnavigation (Alexandre Ier s’était rendu à Cronstadt, en juillet 1803, pour assister au départ de deux bâtiments se préparant à effectuer le premier voyage russe autour du monde : L’Espoir, commandé par Johann Adam Krusenstern, et le Neva, commandé par Iouri Lisnianski), ni aux colonies russes sur le continent américain. L’intérêt des Décembristes pour ces questions renforce encore l’attitude négative de l’empereur.

Le peu d’enthousiasme suscité par l’Amérique russe, l’absence de plans stratégiques en vue d’utiliser ce territoire se doublent d’une baisse des revenus de la Compagnie russo-américaine, due à la disparition progressive des loutres de mer, anéanties par les chasseurs. De plus, en 1839, les officiers russes sont dotés d’un nouvel uniforme, sans col de loutre, comme l’ancien. Le marché des fourrures du Pacifique périclite. En 1842, Fort Ross est vendu à John Satter, qui a trouvé de l’or en Californie. Le différend surgi entre la Compagnie russo-américaine et celle de la baie d’Hudson est résolu par le biais d’une location à bail du territoire litigieux aux Américains. « À chaque fois, écrit un spécialiste français de la politique russe dans le Pacifique, l’empire perdait un peu de sa souveraineté, de son territoire et de sa force dans cette région17. »

La situation est bien différente en Sibérie orientale et dans la partie est du Pacifique. Le traité de Nankin, signé en 1842 par l’Angleterre et la Chine, après la victoire anglaise dans la guerre de l’Opium, donne l’impulsion au déploiement d’une activité russe énergique dans la région. Les Anglais ont obtenu le droit d’importer librement de l’opium en Chine, ils peuvent faire du négoce dans cinq villes portuaires, et Hong Kong leur appartient pour cent cinquante ans. C’est le premier accord inégal ouvrant aux puissances occidentales les portes de la Chine. Le traité de Nankin, qui leur offre l’accès aux voies maritimes du commerce avec la Chine, est un coup très dur pour la Russie, détenant jusqu’alors le monopole du transit terrestre des marchandises chinoises, par Kiakhta. D’un autre côté, l’accord passé avec l’Angleterre crée un précédent, il démontre la faiblesse de l’Empire céleste.

Une seconde impulsion va être donnée à la politique russe par la nomination, en 1847, au poste de gouverneur-général de Sibérie orientale, d’un administrateur énergique, Nikolaï Mouraviev, qui jouit de l’appui du fils cadet de l’empereur, le grand-duc Constantin, amiral, futur ministre de la Flotte. Plus important encore est le fait que Nicolas Ier témoigne d’un intérêt considérable pour l’Asie d’Orient. Dans son message d’adieu à Nikolaï Mouraviev qui se prépare à partir pour ces terres lointaines, Nicolas lui déclare que l’Amour et les territoires bordant ses rives doivent entrer dans la composition de l’Empire de Russie.

Le programme de Mouraviev consiste à se rendre maître de la voie menant d’Irkoutsk, capitale de Sibérie orientale, au Pacifique. Ce projet se heurte à des résistances dans les cercles diplomatiques russes, où l’on tient pour assuré que l’Amour se jette dans la mer d’Okhotsk et est impropre à la navigation. Sakhaline est en outre considérée comme une presqu’île, barrant l’accès à l’océan. Sur son brick, le Baïkal, le capitaine Guennadi Nevelskoï démontre que l’Amour est navigable ; puis, de son propre chef, il étudie l’embouchure de ce fleuve et découvre le détroit de Tartarie, prouvant ainsi que Sakhaline est une île. Loin de se contenter d’observations hydrographiques, le capitaine Nevelskoï plante le drapeau russe à l’embouchure de l’Amour, le 1er août 1850. Quand la nouvelle du rattachement de ce gigantesque territoire à l’empire, sans ordre du centre, parvient à Pétersbourg, le capitaine est condamné à la dégradation au rang de simple matelot, « pour ses actes d’une impudence extrême ». Nicolas Ier fait cependant casser le verdict et décore le capitaine Nevelskoï, en déclarant : « Où le drapeau russe est planté une fois, jamais il ne doit retomber. » La consolidation de cette nouvelle acquisition territoriale s’effectuera sous le règne suivant, après la signature du traité d’Aigun avec la Chine, en 1858.

En 1851, à Kuldja, la Russie passe avec la Chine le premier d’une série de « traités inégaux » : la province chinoise du Hsin-Chiang est pratiquement placée sous protectorat russe.

En 1853, le capitaine Nevelskoï prend la tête d’une nouvelle expédition, sur l’ordre personnel de l’empereur. Il s’acquitte de sa mission, rattachant à l’Empire russe l’île Sakhaline. La Russie entre en contact avec le Japon, contraint, à la même époque, par les États-Unis, l’Angleterre et la Hollande, d’ouvrir ses portes au commerce. La Russie se joint à leur pression et obtient elle aussi un port pour son négoce.

Le spécialiste de la politique russe dans le Pacifique durant la première moitié du XIXe siècle, pose une question qui, à la fin du XXe siècle, semble paradoxale : qui, au bout du compte, a le plus gagné à la guerre de l’Opium, des Anglais qui l’ont menée et ont obtenu Hong Kong jusqu’en 1997, ou des Russes qui ont inclus définitivement dans leur territoire des centaines de milliers de kilomètres carrés sur les rives de l’Amour, plus de deux mille cinq cents kilomètres du littoral pacifique et quatre mille kilomètres de voies navigables18 ? On pourrait ajouter que tout ce territoire a été acquis sans coup férir.

Le traité d’Unkiar-Skelessi garantissait à la Russie le rôle de protecteur de l’Empire ottoman. Émigré et adversaire de la Russie, Adam Czartoryski écrit, exagérant quelque peu : « La Turquie est aujourd’hui devenue une province russe – que demander de plus19 ? » La question d’Orient n’en est pas réglée pour autant. Elle se pose à nouveau de façon aiguë en 1839, quand le sultan Mahmud déclare la guerre à son vieil ennemi, le pacha d’Égypte Mehmet Ali. La Russie se prépare à intervenir à Constantinople, mais toutes les puissances européennes prennent des mesures pour l’en empêcher.

Dans le concert européen, chacun joue sa partition. L’Angleterre ne veut pas que s’effondre l’Empire ottoman et soutient le sultan ; la France, elle, appuie le pacha d’Égypte. L’Autriche redoute qu’un conflit ne fasse vaciller l’empire des Habsbourg sur ses bases. Nicolas Ier, quant à lui, en vient à la conclusion que les intérêts de la Russie et de l’Angleterre concordent, en l’occurrence, et qu’un rapprochement avec Londres ruinerait l’alliance antirusse conclue entre l’Angleterre et la France. La Russie et l’Angleterre acceptent la proposition de Metternich, soutenue par la Prusse, de substituer au protectorat russe exclusif sur la Turquie une garantie collective européenne. L’accord donné par Nicolas Ier s’explique par son désir de préserver l’Empire ottoman et de repousser les prétentions de la France où des voix s’élèvent, appelant à la revanche pour 1815. En outre, la France demeure, pour l’empereur russe, un foyer de sédition révolutionnaire.

Le baron Brunnov, ambassadeur à Londres, explique la position de Nicolas Ier à Palmerston : l’empereur ne tient pas la France pour un État normal sur lequel on puisse s’appuyer. Avec l’Angleterre, en revanche, on peut mener des pourparlers, car c’est une puissance fondée sur le droit, qui remplira toujours ses obligations. « Mes propres paroles », note Nicolas Ier, en marge du rapport de Brunnov20. En novembre 1850, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du règne de Nicolas, Nesselrode présente à l’empereur une liste de victoires remportées sur le plan diplomatique. Le renoncement de la Russie au traité d’Unkiar-Skelessi et la signature, en 1840, de la convention de Londres sur la garantie des Détroits, sont qualifiés par le ministre des Affaires étrangères de succès magnifiques, car ils ont permis de briser l’« entente anglo-française, hostile à nos intérêts politiques ».

Quatre ans ne se seront pas écoulés, que l’« entente anglo-française » sera restaurée, transformée en union militaire contre la Russie. En sacrifiant le traité qui donne à la Russie des privilèges particuliers en Turquie, Nicolas Ier sait ce qu’il veut : instaurer des rapports d’union avec l’Angleterre. Avec la résolution qui le caractérise, l’empereur se rend à Londres pour tenter de s’entendre avec les Anglais. Le voyage est organisé dans le plus grand secret et Nicolas Ier, imitant en cela Pierre le Grand, part, en juin 1844, sous le pseudonyme de « comte Orlov ». Le tsar séjourne une semaine en Angleterre, s’entretenant avec la reine Victoria, les leaders tories alors au gouvernement – Robert Peel et Lord Aberdeen –, et ceux de l’opposition, Palmerston et Melbourne. La « question d’Orient » est au centre des conversations. Nicolas réitère sa promesse : il ne veut pas un pouce de terre turque, mais il ne tolérera pas que quiconque en ait un seul pouce. Il le répète : la Turquie est un être mortellement malade, il fera tout pour la maintenir en vie, mais il faut aussi compter avec son décès.

Nicolas Ier et ses conseillers prennent leurs entretiens de Londres pour des engagements politiques, tandis que les Anglais n’y perçoivent qu’un échange de vues sur des questions concernant les deux parties. Ce malentendu sera l’une des causes du conflit armé à venir.

Entre le voyage de Nicolas Ier en Angleterre et le début de la guerre de Crimée, dix ans s’écoulent. À mi-chemin, des événements surviennent, qui attisent le feu couvant de la politique européenne. Rappelons les propos de Fiodor Tiouttchev à Nicolas Ier, après la révolution de février 1848, à Paris : « Il y a beau temps qu’il n’existe plus, en Europe, que deux forces agissantes : la révolution et la Russie. Ces deux forces sont désormais opposées et il se peut que, demain, elles engagent la lutte. » Le renversement de Louis-Philippe est accueilli avec satisfaction par Nicolas Ier qui l’a toujours tenu pour un usurpateur. En même temps, l’empereur s’alarme : la France révolutionnaire peut devenir un point d’appui de la révolution en Italie et en Allemagne. Les pressentiments les plus noirs ne tardent pas à se réaliser : le roi de Prusse accepte les exigences des révolutionnaires et Metternich perd le pouvoir en Autriche. En mars 1848, l’Europe centrale est aux mains des révolutionnaires. Le 14 mars, Nicolas Ier, relevant le défi, promulgue un manifeste : « À l’exemple sacré de nos pères orthodoxes et en appelant au soutien du Dieu tout-puissant, nous sommes prêts à rencontrer nos ennemis, où qu’ils paraissent… Dieu est avec nous ! Oyez, païens, et courbez la tête, car Dieu est avec nous ! » Le caractère archaïque de la langue employée est destiné à renforcer la solennité de la déclaration, son importance.

Les armées étrangères ne viennent pas jusqu’aux frontières de l’Empire de Russie, qui n’en est pas moins menacé – Nicolas en est convaincu – par « l’esprit révolutionnaire ». C’est à lui que l’empereur déclare la guerre.

Nicolas Ier n’a pas l’intention d’envoyer ses troupes à Paris. « Pas une goutte de sang russe ne sera versée pour ces misérables Français », dit-il. Il n’est pas décidé, non plus, à prêter main-forte à l’Autriche dans ses possessions italiennes, en y expédiant des soldats : son soutien est strictement financier et diplomatique. L’empereur s’inquiète de l’Europe centrale, de la Prusse et de l’Autriche qui barrent à la révolution le chemin de la Russie. Il a quelques raisons de se faire du souci : la propagande révolutionnaire, également antirusse, commence à semer le trouble parmi les populations des provinces baltes, de Biélorussie et d’Ukraine, mais, plus encore, parmi les Polonais.

Le manifeste rendu public, des troupes sont envoyées dans les provinces occidentales, prêtes à écraser toute agitation au sein de la Russie et – en cas de nécessité – à intervenir au-delà de ses limites. En mai 1849, l’empire austro-hongrois demande officiellement à Nicolas Ier de l’aider à mater la révolte qui a éclaté en Hongrie. L’empereur de Russie n’attendait que cette invite. Le soulèvement hongrois l’indispose d’autant plus que les insurgés sont commandés par des Polonais, acteurs de la révolte polonaise de 1830-1831.

Conduite par le feld-maréchal Paskievitch l’armée russe entre en Hongrie en juin 1849 et, en neuf mois, écrase la révolte, au prix d’un nombre relativement peu élevé de victimes : sept cent huit tués, deux mille quatre cent quarante-sept blessés, plus deux cent soixante-dix-huit autres qui ne survivront pas à leurs blessures. L’intervention de Nicolas Ier sauve l’empire austro-hongrois, dont le jeune François-Joseph ceint la couronne. Soixante-cinq ans plus tard, il occupera toujours le trône et commencera la Première Guerre mondiale, conséquence lointaine, peut-on supposer, de l’écrasement de la révolte hongroise par l’armée russe.

Au nombre des occasions manquées dont regorge le passé, se trouve la proposition transmise de Paris à Pétersbourg par l’agent russe Iakov Tolstoï. En octobre 1848, ce dernier informe, par une dépêche secrète, qu’un Anglais, Forbes Campbell, directeur de la Banque coloniale de Londres et ancienne relation de Louis Bonaparte, s’est adressé à lui, lors d’un séjour à Paris, pour suggérer l’idée de remettre au prince Louis, candidat au poste de président de la France, un million de francs. À ce prix, affirme Mister Campbell, « la Russie achètera le chef de la République ». Iakov Tolstoï met son interlocuteur à l’épreuve : « S’engagera-t-il [le futur président] à user de toute son autorité pour débarrasser la France des émigrés polonais et russes ? » L’intermédiaire anglais assure que le futur président donnera des garanties formelles sur ce point. Et de calculer, en bon banquier, que répartie sur quatre ans (durée du mandat présidentiel), l’affaire coûtera à la Russie la modique somme de deux cent cinquante mille francs, chaque année. Nicolas Ier prend peur et refuse d’entendre parler du projet. Par la suite, Mikhaïl Pokrovski notera qu’au cours du franc, la Russie n’aurait eu à verser que deux cent cinquante mille roubles-argent. L’historien marxiste clôt ainsi son récit de « l’occasion manquée » : « Incontestablement, Nicolas laissa passer une magnifique chance d’imposer son président à la République de Février. Et cela s’explique manifestement par des principes trop rigoureux. Qui l’eût cru ? » Bien que n’attachant aucun crédit au rôle de la chance ni du hasard, Mikhaïl Pokrovski n’en émet pas moins l’hypothèse que Nicolas eût pu, de cette façon, « s’affranchir de la guerre de Crimée21 ».

Pas un contemporain, pas un historien ne saurait mettre en doute l’attachement de Nicolas Ier aux principes, à une loyauté sans faille. En revanche, on peut émettre quelques réserves sur les chances réelles qu’il aurait eues de « s’affranchir » de la guerre de Crimée.

La guerre, qui commence en 1854, est dite d’« Orient ». La campagne de Crimée n’en est qu’un épisode. La dénomination en précise la cible : c’est l’héritage de l’« homme malade » – l’Empire ottoman. L’historien soviétique Evgueni Tarlé, auteur d’une Guerre de Crimée en deux volumes écrite durant les années du conflit contre Hitler et dénonçant l’orientation antirusse de la politique anglaise, est obligé de le reconnaître : « Que Nicolas Ier fût l’initiateur des déclarations et des actions diplomatiques ayant conduit au déclenchement d’une guerre contre la Turquie, ne peut, évidemment, faire le moindre doute. Le tsarisme ouvrit les hostilités. Ce fut lui aussi qui perdit cette guerre… »

Evgueni Tarlé, qui élabore l’histoire soviétique officielle du conflit de 1854-1855, tente de démontrer que deux guerres se déroulent en même temps : celle de la Russie tsariste contre la Turquie, et celle de l’Europe unie contre la Russie. Il reconnaît que la Russie tsariste engage contre la Turquie une « guerre pillarde », mais aussi que la Turquie « contribua à ce déclenchement, par son attitude agressive, revancharde – désireuse qu’elle était de retrouver ses terres perdues : le littoral septentrional de la mer Noire, le Kouban, la Crimée ». En conséquence, selon l’historien soviétique, « la guerre fut pillarde de part et d’autre22 ». La deuxième guerre, elle, est agressive du côté des puissances occidentales, et héroïquement défensive de la part du peuple russe.

Le premier pas vers la guerre d’Orient est le voyage effectué par Nicolas Ier en Angleterre, en 1844. Le 9 janvier 1853, lors d’une soirée chez la grande-duchesse Elena, sœur de l’empereur, ce dernier franchit un second pas, en proposant à sir Hamilton Seymour, ambassadeur anglais, d’informer Londres de son désir d’entamer des pourparlers concernant l’avenir de l’Empire ottoman. Le gouvernement britannique refuse de s’engager sur ce terrain. L’empereur envoie alors à Constantinople le prince Menchikov, porteur d’une missive personnelle à l’adresse du sultan. Au nombre des exigences russes, on trouve : la remise à l’Église orthodoxe des clés du temple de Bethléem, à Jérusalem (Louis-Napoléon a obtenu qu’elles soient confiées aux catholiques), mais surtout, la confirmation du droit des sujets orthodoxes du sultan à en appeler au souverain russe, au cas où ils auraient à se plaindre des autorités turques. Quelque neuf millions d’orthodoxes établis dans les limites de l’Empire ottoman, se verraient ainsi dotés d’un second souverain auquel ils pourraient se plaindre du premier.

Le sultan donne facilement satisfaction à la première requête ; pour la seconde, il propose de poursuivre les pourparlers à Pétersbourg. Le prince Menchikov pose un ultimatum : réponse sous huitaine (par la suite, il ajoutera encore cinq jours). N’ayant pas de réponse dans le délai fixé, il rompt les relations diplomatiques et rentre à Pétersbourg. Le 14 juin 1853, Nicolas Ier signe un manifeste dans lequel il déclare : « Ayant épuisé tous les moyens de persuasion et, avec eux, toutes les mesures pour une satisfaction pacifique de nos justes revendications, nous avons jugé nécessaire d’envoyer nos armées dans les principautés danubiennes, afin de montrer à la Porte jusqu’où peut la mener son obstination. »

L’ambassadeur anglais Seymour note que Nicolas Ier a une foi absolue en trois choses : la force de son armée, l’aide des Autrichiens et des Prussiens, la justesse de sa cause. Cette « triade » est à l’origine de la guerre d’Orient. La foi dans la force militaire et la justesse de la cause défendue sont étroitement liées. Ivan Aksakov dira plus tard : « Comment pourrions-nous avoir tort, quand l’Europe elle-même nous contemple avec un mélange de peur et de ce qu’en anglais on appelle awe23. » La force permet de se convaincre qu’on est sur une juste voie, et cette certitude dispose d’une force suffisante pour s’affirmer. C’est du moins ainsi que Nicolas Ier voit la situation. L’écrasement de la révolte hongroise et le sauvetage de l’Autriche ont définitivement persuadé l’empereur russe de sa puissance et de la justesse de ses actes, d’autant plus évidentes que l’Europe semble désespérément faible.

Convié à des manœuvres à Berlin au début de 1851, le feld-maréchal Paskievitch décrit au tsar l’état de l’Europe, avec tristesse et regret : la politique malhabile de Palmerston conduit l’Angleterre à la catastrophe, en France la guerre civile est inévitable, la Suisse est le royaume du libéralisme, l’Italie est sous la coupe des démagogues, l’Allemagne est encore loin d’être paisible. On se demande, déplore le Prince Sérénissime de Varsovie, ce qu’il reste de la fameuse Europe éclairée24.

Une assurance sans borne dicte à Nicolas Ier la solution définitive de la question d’Orient : l’occupation des principautés du Danube, un débarquement de troupes russes sur les rives du Bosphore, la prise de Tsargrad. L’empereur, alors, a fréquemment recours à ce nom de Tsargrad, si populaire au temps de Catherine II, pour désigner la capitale de l’Empire ottoman « malade ».

Nicolas Ier part de l’hypothèse que les puissances maritimes – l’Angleterre et la France – s’efforceront de faire obstacle à ses projets. Mais Paskievitch assure qu’elles agiront lentement et n’auront pas le temps d’empêcher les troupes russes de prendre le Bosphore. La position des fidèles alliés – la Prusse et l’Autriche –, sauvés de la révolution par la Russie, est une pénible déception. Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, ne veut pas se brouiller avec l’Angleterre ; en outre, il a peur de la France et déclare, au début de 1854, qu’il ne s’engagera pas dans une neutralité armée avec la Russie et l’Autriche. Plus dur encore est le coup porté par l’empereur d’Autriche François-Joseph. Envoyé à Vienne, le comte Orlov, ami personnel de Nicolas Ier, s’entend dire que le gouvernement autrichien ne soutiendra pas la Russie, si elle envoie ses troupes dans les provinces danubiennes.

Nicolas Ier est bouleversé par le refus de l’Autriche de le soutenir, au point de déclarer : « Je rendrai sa liberté à la Pologne, j’y renoncerai plutôt que d’oublier la trahison autrichienne. » Il ne pouvait imaginer preuve plus convaincante de son indignation. Les historiens russes font de la « trahison de l’Autriche » une des causes de la défaite russe dans la guerre d’Orient. Pourtant, dès 1850, aussitôt après l’écrasement de la révolte hongroise par Paskievitch, le Premier ministre autrichien, le prince Schwarzenberg, s’écriait : « Nous étonnerons le monde par notre ingratitude. » Les paroles de Schwarzenberg signifiaient que l’Autriche avait ses propres intérêts, qu’elle refusait d’être vassale de la Russie.

Les principautés danubiennes sont le lieu où se heurtent les intérêts des deux empires. L’Autriche craint que l’arrivée des troupes russes dans les Balkans ne sème l’agitation parmi les Slaves vivant dans les limites de l’empire des Habsbourg. Elle est en outre furieuse que l’embouchure du Danube, aux termes du traité d’Andrinople, appartienne à la Russie. Cela signifie, en effet, que le commerce de la mer Noire dépend désormais de la volonté du tsar russe.

L’Autriche a des raisons de s’inquiéter pour « ses » Slaves. À l’automne 1853, le feld-maréchal Paskievitch avertit l’empereur des difficultés de la guerre prochaine, mais aussi du fait que « l’Europe ne nous laissera pas mettre à profit nos conquêtes ». Il suggère donc de soulever les sujets chrétiens de Turquie contre le sultan. Le chef militaire rassure l’empereur par ce subtil raisonnement dialectique : « On ne saurait, me semble-t-il, confondre cette mesure avec les moyens révolutionnaires. Nous ne montons pas des sujets contre leur souverain ; mais si des chrétiens, sujets du sultan, veulent secouer le joug des musulmans en guerre avec nous, nous ne pouvons, sans injustice, refuser notre appui à nos coréligionnaires25. »

Le plan de Paskievitch présente d’autant plus d’intérêt que le feld-maréchal a quelques idées supplémentaires en réserve. Le 22 mars 1854, il écrit depuis Varsovie au commandant de l’armée du Danube, le prince Mikhaïl Gortchakov, pour lui proposer de commencer à monter les Turcs contre le sultan et ses conseillers, en les accusant de trahir l’islam par une trop grande proximité avec les « infidèles » : l’Angleterre et la France. Paskievitch se réfère à son expérience réussie pendant la guerre contre la Perse et fait cette recommandation : « Il ne faut pas hésiter à sacrifier dix, vingt, trente mille roubles26. » Le Prince Sérénissime prie instamment son correspondant de garder le plus grand secret sur ce plan.

L’idée de soulever les chrétiens contre le sultan est reprise par un historien, Mikhaïl Pogodine, éditeur de la revue conservatrice et anti-occidentaliste Le Moscovitain. Toutefois, à la différence de Paskievitch, Mikhaïl Pogodine propose de rechercher des alliés parmi les Slaves, vivant, non seulement en Turquie (Bulgarie, Serbie), mais aussi en Autriche (Bohême, Moravie). « Quatre-vingt millions et quelques », écrit-il dans ses Lettres politiques qui circulent en manuscrit et sont connues à la Cour, « représentent un nombre respectable ! Une petite alliance convenable ! ». Une « petite alliance » qu’il propose de baptiser « danubienne », « slave », « sud- et est-européenne », en lui donnant Constantinople pour capitale. Le projet a également pour particularité non négligeable d’inclure la Pologne.

Le 26 janvier 1853, les troupes russes pénètrent dans les principautés danubiennes. Dans un manifeste, le tsar informe ses fidèles sujets que la défense de l’orthodoxie a toujours été la mission de « nos ancêtres bénis ». La résistance inattendue des Turcs, l’indécision du commandant en chef, le feld-maréchal Paskievitch, alors âgé de quatre-vingts ans, qui a remplacé le prince Gortchakov, le parti pris ouvertement favorable à la Turquie de l’Angleterre et de la France, la concentration de troupes autrichiennes – l’armée d’Autriche est forte de quatre-vingt mille hommes – aux frontières de la Serbie, avec des intentions manifestement antirusses, contraignent Nicolas Ier à retirer ses troupes des principautés, au cours de l’été 1854. La campagne du Danube se solde par un échec complet.

La victoire remportée par l’escadre russe qui, placée sous le commandement de l’amiral Nakhimov, anéantit la flotte turque dans la baie de Sinope le 18 novembre 1853, est perçue par l’Angleterre et la France comme un coup dirigé contre elles. À l’ultimatum anglais, la Russie répond en rompant ses relations diplomatiques avec Paris et Londres. Le 9 février 1854, un manifeste du tsar est promulgué, dans lequel il est dit : « Ainsi, l’Angleterre et la France se dressent, aux côtés de l’ennemi de la chrétienté, contre la Russie qui lutte pour l’orthodoxie. » Le manifeste évoque le destin de Napoléon qui, défait en Russie, appelait les Russes à « se soulever pour leurs frères opprimés ».

La Russie commence la guerre dans un isolement absolu. Une note adressée à l’empereur par Mikhaïl Pogodine au début de 1854, tire le bilan de la politique russe : « Les gouvernements nous ont trahis, les peuples nous ont pris en haine… » L’historien moscovite constate un fait irréfutable. Contre la Russie, il n’y a pas seulement les gouvernements, mais aussi l’opinion publique dont l’influence est grande. Trente ans durant, les troupes russes ont réprimé les mouvements populaires en Pologne et en Hongrie, elles ont aidé les vieux régimes à se maintenir en Prusse et en Autriche. Il n’était pas même besoin d’envoyer une armée, écrit Mikhaïl Pogodine, la simple « crainte que la Russie était prête, là derrière, à faire pression de toute sa masse, suffisait à empêcher les républicains les plus acharnés d’adopter des mesures radicales et donnait au parti opposé le temps de reprendre son souffle, de se reposer, de se refaire une santé ».

Cela vaut en particulier pour les possessions italiennes de l’Autriche. Adam Czartoryski, qui prônait l’idée d’une fédération slave lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères d’Alexandre Ier, la prône encore dans les années 1840, où il est à la tête de l’émigration polonaise ; mais le prince perçoit désormais cette fédération slave comme une force antirusse. Aux projets russes de libérer les peuples slaves du joug turc, il oppose un plan d’autonomie slave sous l’autorité du sultan et le protectorat des puissances occidentales. Le leader de l’émigration polonaise salue les premiers signes de l’éveil du sentiment national ukrainien, ce qui ne l’empêche pas de considérer que la libération de l’Ukraine ne peut être que le résultat de son union avec la Pologne. La propagande des émigrés polonais trouve un écho favorable auprès des peuples slaves vivant sous le joug turc ou le gouvernement autrichien, ce qui contrecarre sérieusement les plans russes.

Les puissances maritimes tentent de porter des coups à l’Empire russe depuis la mer : elles bombardent Odessa, Cronstadt, Petropavlovsk au Kamtchatka, les îles Aland. Londres et Paris ont conscience qu’un heurt avec l’armée russe ne peut se produire que sur la terre ferme. En septembre 1854, l’armée alliée (Français, Anglais, Turcs) débarque en Crimée, aux environs de la ville d’Eupatoria. A. Kersnovski, qui écrit son Histoire de l’armée russe dans les années 1930, donc avant le débarquement des Alliés en Normandie, évoque en ces termes les grandes manœuvres de 1854 : « Ce fut la plus importante opération de débarquement de l’histoire, remarquablement réalisée grâce aux possibilités de la marine à vapeur et à une impréparation quasi totale du côté russe27. »

Les alliés débarquent soixante-deux mille hommes et deux cent sept pièces d’artillerie. Le prince Menchikov, qui commande en Crimée, dispose de trente-cinq mille baïonnettes et de quatre-vingt-seize canons. Les troupes russes se retranchent sur les bords de la rivière Alma. La première bataille de la guerre de Crimée s’achève par la victoire des alliés. Le maréchal de Saint-Arnaud, qui commande les troupes françaises, constate : « Leur tactique a un demi-siècle de retard. » Plus important encore est le fait que l’infanterie russe est armée (dans son écrasante majorité) de fusils à pierre à canon lisse, tandis que les alliés ont des canons rayés. « L’impression produite en Russie par la bataille de l’Alma, fut énorme, sans équivalent, écrit l’historien de la Guerre de Crimée. Après l’Alma, on s’attendit au pire, on fut prêt à tout28. » L’Alma est la première rencontre avec l’armée française depuis la guerre contre Napoléon. Elle démontre la faiblesse militaire de la Russie. Et lorsqu’un émissaire du prince Menchikov, le capitaine de cavalerie Greig, paraît devant l’empereur pour lui rapporter la défaite, Nicolas Ier « versa des flots de larmes. Il saisit Greig par les épaules et se mit à le secouer assez brutalement, ne pouvant que répéter : “Mais comprends-tu ce que tu dis29 ?” »

Le prince Menchikov se replie avec son armée jusqu’à Bakhtchisaraï, laissant Sébastopol sans défense du côté terrestre. Le siège de la forteresse commence. Il durera onze mois. Le 15 février, Nicolas Ier relève Menchikov de ses fonctions et nomme le prince Mikhaïl Gortchakov commandant en chef de l’armée de Crimée. Ce sera la dernière instruction de l’empereur. Le 19 février, Nicolas Ier, qui n’a jamais été malade, meurt de la grippe. Il règne depuis si longtemps, si autocratiquement, sa mort est si brutale que la rumeur se répand aussitôt : l’empereur a été empoisonné. Les historiens, toutefois, n’établiront jamais la réalité d’un assassinat, ou d’un suicide. Le 18 février 1855, Alexandre Nikitenko note dans son journal intime : « Le souverain s’est éteint ! Cette nouvelle m’a surtout stupéfié par son caractère inattendu. J’avais toujours cru, et je n’étais pas le seul, que l’empereur Nicolas nous survivrait, à nous, à nos enfants, voire à nos petits-enfants. Et voici que cette guerre funeste l’a tué30. »

Tout permet de penser, en effet, que cette guerre malheureuse cause la mort de Nicolas Ier. Durant les presque trente années de son règne, son armée, dans laquelle il voit l’essence de la Russie, ignore la défaite. Une fois seulement, en février 1831, les insurgés polonais remportent une bataille. Mais Nicolas en rejette entièrement la responsabilité sur le feld-maréchal Dibitch. Et, soudain, les défaites se succèdent, les bâtiments ennemis sont dans le golfe de Finlande. Mourant, Nicolas Ier se repend devant son héritier : « Je te cède mon commandement, pas dans l’état, hélas, où je l’eusse souhaité, je te laisse bien des soucis et ennuis. »

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