9 « La Russie aux Russes »



L’empereur Alexandre III comprenait qu’il était l’empereur de tous ses sujets. Parmi ses sujets, il aimait, bien sûr, par-dessus tout les Russes…

Sergueï WITTE.


L’amour tout particulier qu’Alexandre III voue aux Russes s’explique aisément : ces derniers constituent l’écrasante majorité de la population de l’empire. Le tsar, en outre, se sent profondément russe, bien qu’il n’ait pas une goutte de sang russe dans les veines. Toutefois, cette préférence marquée pour le peuple impérial signifie que l’empereur aime moins les autres peuples. Apprenant que le prince de Battenberg, candidat de la Russie au trône bulgare, opte, après son élection, pour une politique pro-allemande, Alexandre III saisit aussitôt la raison de cette perfidie : « Une mère polonaise1. » La mère de Battenberg est polonaise, en effet, mais il est, par son père, le neveu de l’impératrice Maria, autrement dit le cousin germain d’Alexandre III. La chose n’est pas sans importance au moment où Alexandre lui accorde son soutien ; mais, finalement, le « mauvais sang » l’emporte sur le bon.

Alexandre III aime encore moins les juifs que les Polonais. Il montre également de la méfiance envers les Petits-Russiens et méprise les étrangers. Léon Tolstoï écrit que Nicolas Ier tenait tous les Polonais pour des gredins et que sa haine à leur égard était « à la mesure du mal qu’il leur avait fait2 ». Alexandre III cause moins de tort aux Polonais que son grand-père ; aussi ne voit-il en eux qu’un élément de désordre, qui s’efforce d’échapper au contrôle de Pétersbourg.

Le 30 janvier 1911, peu avant sa mort, Vassili Klioutchevski, le grand historien russe, consigne dans ses carnets le résultat de ses réflexions sur la question nationale : « La contradiction dans la composition ethnographique de l’État russe gît sur les marches européennes occidentales et asiatiques orientales : là, sont englobés des régions et des peuples, dotés d’une culture bien supérieure à la nôtre, tandis qu’ici, tout se situe à un niveau nettement plus bas ; là, nous ne parvenons pas à nous entendre avec ceux que nous avons soumis, parce que nous sommes incapables de nous hisser à leur niveau, et ici, nous ne voulons pas nous entendre avec eux, parce que nous les méprisons et que nous sommes incapables de les mettre à notre niveau. Là-bas comme ici, ils ne sont pas nos égaux, et de ce fait, ils sont nos ennemis3. »

Le règne d’Alexandre III voit culminer l’hostilité du centre envers les marches. À l’aversion de l’empereur pour les peuples non russes qu’abrite la Russie, s’ajoutent le nationalisme messianique de Pobiedonostsev, le rationalisme de Dmitri Tolstoï qui veut préserver l’intégrité de l’empire, et le développement rapide des marches, surtout occidentales. Le comte Tolstoï étend aux provinces de la Baltique le système judiciaire russe, supprimant les tribunaux locaux ; il mène une politique de russification intensive dans les administrations et les écoles, afin de lutter contre la germanisation et les privilèges dont bénéficient les nobles d’origine allemande : les barons baltes. La russification est plus intensive encore sur les rives de la Vistule. L’une de ses grandes orientations est la lutte contre l’influence du clergé catholique, dans laquelle le ministre de l’Intérieur voit la principale source du nationalisme polonais. Le comte Tolstoï connaît bien le problème : dans sa jeunesse, il a écrit (en français) un ouvrage intitulé Le Catholicisme romain en Russie, dénonçant les plans perfides d’infiltration du Vatican en Russie.

Le Concordat entre la Russie et le Vatican, décidé lors de la rencontre entre Nicolas Ier et le pape Grégoire XVI à Rome, en décembre 1845, traverse une période difficile après l’insurrection polonaise de 1863. En 1864, cent quatorze des cent quatre-vingt-dix-sept monastères catholiques de Russie sont fermés, sous prétexte qu’ils cachent des insurgés. Un Collège spirituel est créé, dirigé par des hiérarques catholiques dévoués à Pétersbourg, pour s’occuper des affaires de l’Église catholique au sein de l’empire. En 1866, le pape Pie IX fournit à la Russie une raison de rompre ses relations diplomatiques avec le Vatican.

Élu en 1878, le pape Léon XIII entame une politique de rapprochement avec la Cour de Pétersbourg. Alexandre Izvolski, l’un des diplomates russes les plus brillants de ce temps, est envoyé au Vatican. S’entretenant avec lui, Léon XIII lui explique que, pour lutter contre l’offensive des théories destructrices, le Vatican « a besoin de l’aide des puissances conservatrices ». Et il souligne : « J’accorde un grand prix à un soutien moral de la Russie. » Izvolski rapporte à Pétersbourg que, « désireux de nous démontrer la valeur de son amitié durant les périodes de tension en Europe, Léon XIII songe en particulier à la question polonaise, dans laquelle son autorité spirituelle peut, selon lui, avoir un impact précieux ». Les mots sont suivis d’effet : en mars 1889, Léon XIII adresse un message aux évêques polonais, les appelant à coopérer avec les autorités de Russie, d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie. Le pape recommande spécialement aux catholiques de Russie de s’engager sur la voie de cette coopération4. Membre des partis sociaux-démocrates de Russie, de Pologne et Lituanie, ainsi que d’Allemagne, Rosa Luxemburg commente le message du pape : « Désormais, le véritable représentant de Dieu en Pologne est le knout russe5. »

L’avènement d’Alexandre III est marqué par un pogrom à Kiev. Selon le témoignage rapporté par le chef des Gendarmes du lieu dans ses Mémoires, le pogrom se déroule avec la complaisance et le soutien du gouverneur-général, Drenteln6. Le ministre de l’Intérieur Ignatiev montre de la sympathie pour les prises de position antijuives. Le comte Tolstoï, qui lui succède, n’aime pas les juifs, mais il hait plus encore le désordre. Les manifestations antisémites spontanées se voient considérablement réduites. La machine administrative s’enclenche. En mai 1882, des lois sont adoptées, rétrécissant la Zone de Résidence et restreignant le droit des juifs à se déplacer hors de ses limites ; en 1887, un numerus clausus est instauré pour les enfants juifs dans les écoles secondaires (10 % dans la Zone de Résidence, 3 % dans les capitales, 5 % dans les autres villes). En 1891, on expulse de Moscou plus de dix mille juifs – mécaniciens, artisans – autorisés à y résider depuis 1865. En 1892, les juifs sont exclus des organes de gestion municipale. Des centaines de lois, d’oukazes, d’ordres et de directives réglementent la situation des juifs en Russie, depuis l’interdiction de posséder des terres jusqu’à celle d’enseigner la langue russe dans les écoles juives. L’ensemble des lois dirigées contre les juifs forme un volume de près de mille pages.

L’antisémitisme devient une des idéologies les plus populaires en Europe, à la fin du XIXe siècle. Il explose en Allemagne, après la crise financière de 1873 et, dès lors, ne cesse de s’amplifier. La vague d’antisémitisme frappe la France en 1894, avec le procès du capitaine Dreyfus.

L’antisémitisme russe attire l’attention de l’étranger, car il s’agit d’une politique d’État. Désireux de complimenter le ministre de l’Intérieur, Sergueï Witte dit de lui : « Le comte Tolstoï n’est jamais tombé dans l’extrémisme, ni sous le rapport des brimades contre les juifs, ni sous celui des persécutions contre les Polonais et l’ensemble des étrangers7. » Dans le même temps, le ministre de la Justice, Manasseïne, « faisait montre de ce qu’on nomme des tendances nationalistes, qui consistaient… en pressions injustifiées et dans le fait que les intérêts des étrangers n’étaient pas pris en compte8 ». Les persécutions et brimades sont la politique en vigueur, dont les formes concrètes dépendent du tempérament du ministre, et avant tout de l’empereur. La législation antijuive d’Alexandre III est perçue comme particulièrement inique, car elle supprime des droits accordés à la population juive sous le règne d’Alexandre II.

À la fin du XIXe siècle, l’antisémitisme ouest-européen se dote d’un « fondement scientifique », sous la forme de théories raciales. Le Français Gobineau, l’Anglais Houston Stewart Chamberlain élaborent la théorie de la « supériorité » de la race aryenne. En Russie, ces idées n’ont aucun succès. L’antisémitisme russe est d’ordre religieux : la conversion à l’orthodoxie supprime les obstacles, les interdits. Changer de race, en revanche, est impossible. Comme il sera impossible, après la révolution communiste, de changer d’origine sociale. Embrasser une autre foi est, néanmoins, envisageable. Certes, des doutes subsistent sur les nouveaux convertis. Mais ils sont psychologiques, et non juridiques. La fille préférée d’Alexandre III, Xenia, s’éprend du grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, fils de l’oncle favori de l’empereur. L’obstacle, pour le père de la jeune fille, réside dans l’origine incertaine de la mère du promis, la grande-duchesse Olga Fiodorovna, princesse de Bade. « En effet, précise Sergueï Witte, grand amateur de ragots, elle avait le type juif… et des liens de parenté assez proches avec un banquier juif de Karlsruhe9. » L’amour triomphe cependant : Alexandre III donne son accord pour le mariage.

En 1903, Theodor Herzl se rend à Pétersbourg pour présenter aux ministres du tsar le programme du sionisme. Son entretien le plus intéressant est celui qu’il a avec Sergueï Witte. Se déclarant « ami des juifs », le ministre des Finances explique à son interlocuteur que les juifs sont eux-mêmes responsables de l’animosité qu’ils suscitent : tout vient de leur « morgue ». Majoritairement pauvres, ils sont donc sales, exercent des professions méprisables, etc. En outre, ils sont nombreux au sein du mouvement révolutionnaire. « Comment l’expliquez-vous ? » demande Herzl. Je pense, répond Sergueï Witte, que « la faute en revient à notre gouvernement. On brime trop les juifs. J’ai souvent dit au défunt empereur Alexandre III : “Majesté, si l’on pouvait noyer six ou sept millions de juifs dans la mer Noire, je serais entièrement pour. Mais si cela est impossible, il faut leur permettre de vivre.” » « Qu’attendez-vous du gouvernement russe ? » demande Witte au leader sioniste. « Quelque encouragement », répond Herzl. « Mais nous encourageons les juifs, acquiesce volontiers Witte. Nous les encourageons à émigrer. À coups de pieds dans le derrière, par exemple10. » Theodor Herzl commente : avec de tels amis, qu’aurait-on à faire d’ennemis ?

Les pogroms de 1881-1882 entraînent une première vague d’émigration. Entre cinquante et soixante mille personnes partent chaque année. En 1891, après l’expulsion des artisans juifs de Moscou, cent dix mille personnes émigrent, et en 1892 – cent trente-sept mille11. L’autre moyen de résoudre la question juive est la conversion à l’orthodoxie. Dans ce deuxième cas de figure, les résultats sont modestes : durant la seconde moitié du XIXe siècle, ils sont en moyenne neuf cent trente-six juifs à embrasser le christianisme12.

L’immense majorité de la population de Russie professe l’orthodoxie. Mais l’empire compte également des musulmans (ils sont près de douze millions à la fin du siècle), des catholiques (près de onze millions), des luthériens (près de 4,5 millions), des juifs (près de quatre millions), des païens (près de sept millions) et des représentants d’autres confessions. Les brimades auxquels sont soumis (à des degrés divers) les non-orthodoxes, sont la conséquence de la politique de centralisation et de renforcement de l’unité de l’empire.

La meilleure illustration de cette politique est l’attitude à l’égard des « vieux-croyants », officiellement qualifiés de schismatiques (raskolniks). Répartis en différents groupes, les « vieux-croyants » sont treize millions, selon un rapport du Haut-Procureur du Saint-Synode, datant de 1895. Les statistiques officielles les incluent parmi les orthodoxes. Le groupe principal (75 %) est formé par les « prêtrisants », ils ont une organisation proche de l’Église orthodoxe, avec leurs prêtres. Le centre des « prêtrisants » est le cimetière Rogojskoïé, à Moscou. Dans l’enceinte du cimetière, ils ont leurs offertoires, leur hôpital, leur hospice. Le capitalisme ouvre la voie de la réussite à nombre d’entre eux, gens actifs, énergiques, accoutumés à vaincre les obstacles. L’oukaze de 1883 leur permet de prier et de vivre comme ils l’entendent, à la condition qu’ils n’affichent pas leurs désaccords avec l’Église officielle. Ils obtiennent, en quelque sorte, l’autorisation officielle de vivre clandestinement.

Nettement plus dure est la situation des autres groupes de « vieux-croyants ». Les innombrables sectes sont soumises à des persécutions particulières. Les sectes « apocalyptiques » (flagellants, skoptsy) subissent une répression très rude, de même que tous les mouvements baptistes. Le ministère de l’Intérieur déclare que les baptistes sont une « secte de l’Église évangélico-luthérienne » ; en conséquence, les « personnes d’origine russe » n’ont pas le droit d’en être. En 1900, les Russes ont officiellement interdiction de se désigner comme tels.

L’émancipation des paysans donne une puissante impulsion à la quête spirituelle – une façon comme une autre d’apporter des réponses aux questions suscitées par les changements socio-économiques. Ne trouvant pas satisfaction au sein de l’Église orthodoxe officielle, de nombreux Russes rejoignent les sectes, ou en créent de nouvelles. L’État réplique par des répressions administratives, censées aider l’Église à combattre « les ferments religieux non conformes aux principes de l’orthodoxie », qui, comme le note le Saint-Synode, se manifestent « dans une partie assez considérable du peuple russe ».

Deux zèles s’affrontent. Préoccupés par les questions spirituelles, les croyants veulent croire à leur manière et conservent leur foi, malgré la répression. Les autorités, elles, qui voient dans chaque foi « erronée » une menace pour l’État et l’intégrité de l’empire, renforcent la répression.

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