10 L’opritchnina



Ayant pris en horreur les cités de sa terre… et toute la terre de son État, [le tsar] scinda cette dernière en deux, comme d’un coup de hache.

Chronique universelle, 1617.

Cette troupe satanique, par toi réunie pour la perte des chrétiens.

Le métropolite PHILIPPE à IVAN, 1568.

L’opritchnina est l’armée royale… une année progressiste.

Joseph STALINE, 1947.


En février 1565, un oukaze du tsar divise l’État moscovite, le fend en deux « comme d’un coup de hache », pour reprendre l’image de la Chronique universelle de 1617. La plus grande partie, qui prend le nom de zemchtchina (la « terre », le « pays »), conserve l’ancienne administration ; dans l’autre, l’opritchnina (la « réserve »), tout le pouvoir est entre les mains du tsar. Le mot russe opritch, qui désigne d’abord la part de biens revenant à une veuve, s’ancre solidement dans la langue après l’apparition des néologismes opritchnina et opritchnik, devenus synonymes de pouvoir impitoyable et sans limites. Durant les années staliniennes, les responsables de la culture, qui doivent répondre à la « commande d’État », s’efforcent, sur l’injonction personnelle du Guide, de présenter l’opritchnina comme un phénomène « progressiste ». Ils y réussiront temporairement.

L’opritchnina est l’invention la plus étonnante du Terrible ; elle frappera l’imagination des contemporains du tsar et des générations suivantes. L’oukaze relatif au partage de l’État restera en vigueur sept ans et demi, mais l’opritchnina deviendra le symbole du règne d’Ivan IV et déclenchera une polémique sur les moyens et les fins, le sens du décret imposé par le souverain et ses conséquences.

Le débat s’ouvre dès le XVIe siècle et se poursuit de nos jours. Les faits en sont connus. La chronique officielle les rapporte et des témoins nous en ont laissé le récit ; la chronique en donne les grandes lignes, les contemporains des événements précisent les détails, décrivent le comportement des acteurs, victimes et bourreaux. Que les témoins, pour la plupart, soient des étrangers ayant à régler des comptes avec le tsar et Moscou, donne un tour particulier à leur relation. L’Allemand Heinrich Staden1 est un opritchnik enrichi durant les années de l’opritchnina et qui, après la suppression de cette dernière, perd le domaine dont il avait la jouissance ; les aventuriers livoniens que sont Johann Taube et Helert Kruze2, commencent, eux, par effectuer des missions diplomatiques pour Ivan le Terrible, puis trahissent le tsar et se réfugient en Lituanie. Albert Schlichting3, Allemand servant dans l’armée polonaise au temps de la guerre de Livonie, se retrouve prisonnier à Moscou. Il est le seul, parmi les témoins étrangers, à connaître le russe, ce qui lui permet d’être employé comme interprète par un Belge, médecin personnel du tsar. En 1570, Schlichting s’enfuit en Pologne et y écrit ses carnets de l’opritchnina. Son récit fait sensation au Vatican : le pape Pie V renonce à son projet d’entamer des pourparlers avec Ivan sur l’union des Églises. Pour Hugh F. Graham, historien anglais du XXe siècle, Schlichting inaugure la longue série des « écrits antirusses » ; mais un historien russe de notre temps considère que le récit de l’Allemand, « malgré toutes ses erreurs, ses inexactitudes et ses outrances parfois fantastiques, produit une impression favorable parce le mensonge haineux, la calomnie volontaire, dont est empreinte la lettre des courtisans liflandiens Taube et Kruze, en sont absents4 ».

La chronique expose en détail le déroulement des événements. Le 3 décembre 1564, un train de centaines de traîneaux chargés du trésor du souverain, de précieuses reliques sacrées (icônes, crucifix) prises aux églises, quitte Moscou, emportant le tsar, la tsarine Maria Temrioukovna – une Kabardine, épousée par Ivan peu après la mort d’Anastassia –, les tsarévitchs et les familiers de la cour, avec femmes et enfants. Ayant erré quelque temps aux environs de la capitale, le tsar s’arrête au Faubourg d’Alexandrov (Alexandrovskaïa sloboda). Un mois plus tard seulement, le 3 janvier 1565, Ivan adresse à Moscou, à l’intention du métropolite Athanase et du gouvernement resté sur place, une lettre et « une liste ; or dans cette liste étaient décrites les trahisons des boïars et des voïevodes, et de toutes sortes d’employés des prikazes ».

Un mois durant, Moscou ne sait ni ne comprend ce qui se passe. Les souverains moscovites ont en effet coutume, même lorsqu’ils s’absentent peu de temps, de nommer des hommes pour conduire l’État. Ivan, lui, a abandonné Moscou sans désigner personne, laissant la ville privée de gouvernement. Terrifiés, les Moscovites qui ont gardé le souvenir des luttes sanglantes durant les années d’enfance et de jeunesse du tsar, craignent une émeute de la populace et l’arbitraire des boïars. En même temps que la lettre adressée à ces derniers et au métropolite, le tsar envoie une autre missive aux marchands ainsi qu’« à toute la chrétienté de la ville de Moscou ». Une délégation conduite par le métropolite et composée d’ecclésiastiques, de boïars et « de toutes sortes de Moscovites », se rend alors au Faubourg d’Alexandrov, afin de prier le tsar de revenir sur le trône.

La députation doit écouter les accusations que le tsar formule à l’encontre, non pas d’individus précis, mais, pour reprendre une formule moderne, de la structure d’État, de tous les « hommes de service », du premier boïar au dernier clerc. Le tsar les charge de tous les péchés de l’univers, depuis le pillage du Trésor jusqu’à la trahison des intérêts de l’État en politique extérieure. Ivan pose comme condition à son retour à Moscou que tous, sans exception, acceptent de lui laisser un pouvoir illimité. Cela implique que le clergé renonce à son droit traditionnel d’intercéder en faveur des hommes tombés en disgrâce, et les boïars aux très anciennes garanties d’une justice princière véritablement équitable. En même temps, le tsar exige la possibilité de créer une troupe personnelle de « réserve » (l’opritchnina), autrement dit une cour à part, pour bien marquer la rupture avec la précédente, symbole d’un système contre lequel Ivan s’élève. Le territoire de « réserve » que s’adjuge le tsar devrait permettre d’assurer l’entretien de la nouvelle cour et de la troupe. Au cas où ces conditions seraient repoussées, Ivan menace de renoncer au pouvoir.

Toutes les conditions posées par le tsar sont unanimement acceptées et, au début de février, Ivan IV rentre triomphalement à Moscou. Conçu depuis bien longtemps et soigneusement préparé, le coup de force a réussi. Le petit-fils d’Ivan III a réalisé l’utopie : il détient désormais ce pouvoir absolu, illimité, que prônaient Philothée et Ivan Peresvetov. Un système de pouvoir autocratique sans frein s’instaure, tel que la Russie n’en a jamais connu.

Taube et Kruze notent qu’à son retour après deux mois d’absence, Ivan est presque méconnaissable : il n’a plus ni cheveux ni barbe. Certains historiens expliquent ce phénomène par les tourments d’un tsar qui, croyant fanatiquement au caractère divin de sa fonction, supportait mal l’idée d’une éventuelle abdication. D’autres explications sont possibles. Le tsar auquel Kourbski, dans ses lettres, reproche souvent sa couardise, qu’il dit toujours prêt à « prendre ses jambes à son cou et se cacher », craignait peut-être que son coup de force n’échouât.

Ivan ordonne la construction des Quartiers de l’opritchnina (juste en face du Kremlin), il s’entoure de conseillers nouveaux, soigneusement choisis, et de la « troupe satanique » des opritchniks, puis entreprend de passer à la réalisation de ses plans.

Quels sont-ils et, surtout, contre qui le coup de force était-il dirigé ? La réponse qui vient aussitôt à l’esprit – contre ceux qui limitaient le pouvoir du tsar – est insuffisante, parce que trop générale et suscitant d’autres questions. Le point de vue de N. Karamzine, qui dénie à l’opritchnina des visées étatiques et n’y voit que la manifestation des qualités personnelles du Terrible, a fait école. Au milieu du XIXe siècle, Constantin Kaveline réhabilite l’opritchnina, « institution calomniée par les contemporains et incomprise des générations suivantes ». Représentant de l’« école historico-juridique » qui voit l’histoire russe comme une paisible évolution du « mode patrimonial » vers le mode étatique, Kaveline formule une théorie appelée, avec quelques réfutations et modifications, à être reprise par nombre d’historiens : « L’opritchnina fut la première tentative pour créer une noblesse de service vouée à remplacer l’ancienne noblesse patrimoniale fondée sur le sang, et pour faire entrer le mérite personnel dans la conduite de l’État5. » Contemporain de l’historien, l’écrivain Alexis Tolstoï exprime la même idée, de façon plus littéraire : « […] Le tsar priait avec zèle. Il demandait à Dieu la paix pour la Sainte Russie, implorait le Seigneur de le laisser combattre la trahison et l’insubordination, de lui accorder sa bénédiction afin qu’il pût mener à bien cette tâche de grande sueur : ramener au même niveau puissants et faibles, de sorte qu’en Russie nul ne fût plus haut que les autres, que tous vécussent dans l’égalité et qu’il fût ainsi le seul à les dominer tous, pareil au chêne se dressant dans la plaine nue. » Le comte Tolstoï perçoit le processus de la même façon que l’historien libéral Kaveline, mais il l’évalue différemment. Pour Kaveline, l’opritchnina est une affaire d’État, progressiste ; pour Alexis Tolstoï, c’est une révolution égalitaire qui n’a aucune chance d’aboutir. Car, affirme l’écrivain : « Deux épis ne peuvent pousser de la même façon, les montagnes escarpées ne peuvent être ramenées au niveau des collines, et la terre ne saurait exister sans boïars6. » L’historien et l’écrivain reconnaissent la même fin à l’opritchnina : la lutte contre les boïars et leur pouvoir qui restreint celui du tsar.

La rareté des sources empêche les historiens de percer les secrets de l’époque d’Ivan le Terrible. On ne peut qu’émettre des hypothèses, sur la base des quelques témoignages laissés par les contemporains et les chroniqueurs officiels. Sergueï Platonov (1860-1933), l’un des plus brillants spécialistes des XVIe-XVIIe siècles, considère que presque toutes les possessions territoriales princières, du moins les plus centrales, furent englobées dans l’opritchnina qui sapa la puissance boïare, privée de ses domaines. S. Vesselovski (1876-1952), auteur d’importantes études sur l’histoire de l’opritchnina, réfute « la conception compliquée et alambiquée de S.F. Platonov7 » : examinant le territoire de l’opritchnina, il en déduit que cette dernière n’était pas dirigée contre la haute noblesse, qu’elle se résuma à la suppression de personnes physiques et ne fut en rien une rupture avec l’ancien ordre. L’historien Rouslan Skrynnikov, auteur de très nombreux travaux sur l’histoire des XVIe-XVIIe siècles (en particulier, nous l’avons vu, d’une biographie d’Ivan le Terrible), a découvert une nouvelle source d’information : les registres fiscaux – les cadastres – de la région de Kazan où furent déportées nombre de victimes de l’opritchnina. Rouslan Skrynnikov estime avoir « définitivement percé l’énigme de l’opritchnina8 ». Les registres de quelque cent quatre-vingts personnes (avec leurs familles) se retrouvèrent dans l’exil de Kazan. Près des deux tiers des exilés portaient un titre princier. Le coup le plus dur, conclut Skrynnikov, fut porté contre la noblesse de Souzdal, sommet de l’aristocratie russe, « qui cernait le trône en muraille serrée », prenant la monarchie en otage. La pratique de l’opritchnina, consistant à expulser les propriétaires des terres qui lui étaient cédées, eut pour effet d’« anéantir les domaines princiers. La catastrophe fut telle qu’aucune des amnisties ultérieures de même que la rétrocession partielle des terres patrimoniales aux princes en disgrâce, ne purent en effacer les conséquences9 ».

Les opinions, diamétralement opposées, des historiens sur l’un des épisodes capitaux de l’histoire russe conduisent à s’interroger sur les possibilités réelles de sonder le passé. Chaque historien découvre dans l’époque d’Ivan et dans la figure du tsar ce qu’il veut bien y trouver, ce que sa vision du monde et son époque lui permettent d’y déceler. Les tenants de la théorie d’une finalité de l’histoire entrevoient, dans les actes du Terrible, des plans, une stratégie, des objectifs. En revanche, ceux qui ne croient pas aux « lois historiques » y voient la manifestation du tempérament du tsar et y relèvent des signes de folie.

Historiens, intellectuels et écrivains ont une approche théorique d’Ivan le Terrible, qu’ils appréhendent comme une figure du passé, un personnage historique. À la recherche d’un modèle d’action concret, Staline, lui, se fixe d’abord sur Pierre le Grand, puis lui préfère Ivan IV. La célébration du père de l’opritchnina commence dans les années quarante et est confiée, non aux historiens – qui s’y intéressent néanmoins – mais aux responsables de la culture : romanciers, dramaturges, poètes, réalisateurs de cinéma. Cette campagne reflète indirectement l’attitude du « Petit Père des Peuples » à l’égard du Terrible. Son opinion sur Ivan, Staline la formule directement lors d’un entretien avec Eisenstein et Nikolaï Tcherkassov, qui joue le rôle du tsar. L’entretien a lieu le 25 février 1947, à la demande des réalisateurs, soucieux de persuader l’Instance suprême que la condamnation et l’interdiction de la deuxième partie du film Ivan le Terrible sont le fruit d’un malentendu et que le film peut être amendé, pour peu que Staline donne les directives du remaniement. Se refusant à jouer ce rôle de guide mais acceptant d’exprimer « son point de vue de spectateur », Staline formule sa vision du passé et en souligne la justesse. Notamment : « Votre tsar est irrésolu, on dirait Hamlet. Chacun ne cesse de lui souffler ce qu’il doit faire, il ne prend pas les décisions lui-même… Le tsar Ivan était un grand et sage souverain, et, comparé à Louis XI (vous avez lu des ouvrages sur Louis XI qui prépara l’absolutisme de Louis XIV ?), Ivan le Terrible est cent coudées au-dessus. » En outre, « vous ne montrez pas l’opritchnina comme il convient. L’opritchnina est l’armée royale. À la différence de l’armée féodale qui, à tout instant, pouvait replier ses bannières et quitter le combat, une armée régulière est formée, une armée progressiste ».

Expliquant la signification de la politique d’Ivan, Staline commence par un véritable traité de cruauté : « Ivan le Terrible était très cruel. On peut, bien sûr, le montrer, mais il faut également montrer pourquoi il était indispensable qu’il le fût. » Pour Staline, qui s’y entend en matière de cruauté, le caractère d’Ivan pèche par quelques faiblesses : « L’une des erreurs d’Ivan le Terrible fut de n’avoir pas su liquider les cinq grandes familles féodales qui demeuraient encore, de n’avoir pas mené jusqu’au bout le combat contre les féodaux. S’il l’avait fait, la Rus eût évité le Temps des Troubles… Sur ce plan, Ivan est gêné par Dieu : le Terrible anéantit une famille de féodaux, puis il se reprend et fait son mea culpa une année durant, alors qu’il lui faudrait agir avec plus de résolution encore10. »

Staline, qui se met à l’école du passé, qualifie de progressiste la politique d’Ivan, parce qu’il observe la progression du féodalisme vers l’absolutisme à travers des lunettes marxistes, comme un mouvement vers l’avant. Mais Staline, praticien et bâtisseur d’un État totalitaire, critique la tactique du tsar, expliquant ses lacunes par sa faiblesse de caractère, le sentiment que les exécutions perpétrées constituent un péché qu’il faut absolument laver. Devant le remarquable et progressiste chef d’État que représente le Terrible aux yeux de Staline, ce dernier, lointain héritier du tsar, veut apparaître plus immense et progressiste encore ; il tire donc les leçons des erreurs commises par le créateur de l’opritchnina. « Les parallèles historiques sont toujours risqués », estime à juste titre Staline, mais la comparaison du temps de l’opritchnina et de l’époque de la « grande terreur », des années 1565-1572 et 1935-1938, met en évidence tant de points communs qu’elle permet de comparer également l’action et les objectifs du tsar terrible et du terrible secrétaire général. Un parallèle qui permet, à son tour, de comprendre des événements historiques survenus à quatre siècles de distance : les contemporains de la terreur stalinienne deviennent ainsi les « témoins » de la terreur instaurée par l’opritchnina.

Arrestations, exils, tortures, exécutions sont le résultat d’innombrables procès, la répression, impitoyable, arbitraire, frappe la société. La célèbre formule de la « grande terreur » – nul n’est irremplaçable – aurait pu être inventée dans les années de l’opritchnina, que Kourbski devait qualifier de « gigantesque flambée de férocité ». Parmi les très nombreuses théories rationalisant la politique d’Ivan, la plus proche de la réalité semble être celle de Vassili Klioutchevski, car elle est confirmée par la pratique stalinienne. Dans les années 1560, Ivan le Terrible se heurte à une contradiction qu’il lui faut résoudre : l’État moscovite est une monarchie autocratique, doté d’un appareil dirigeant aristocratique (boïar). Le tsar pourrait opter pour la solution des réformes, mais il choisit l’opritchnina. L’analogie avec Staline est évidente : dans les années trente, le secrétaire général s’empare du pouvoir absolu, jusqu’alors limité par l’« ancien » parti communiste.

Si Ivan ne peut s’accommoder de l’appareil boïar, il n’a pas, cependant, la possibilité de l’anéantir complètement car il n’y a rien pour le remplacer. L’opritchnina est une tentative de vivre, non avec les boïars, mais en parallèle : puisqu’il existe une Douma des Boïars pour la zemchtchina, on voit apparaître une Douma des Boïars de l’opritchnina ; à proximité du palais du souverain au Kremlin, un autre est édifié. La bouillonnante imagination d’Ivan invente, pour les opritchniks, un uniforme qui sème l’effroi : vêtus de noir, ils montent des chevaux moreau, un balai et une tête de chien accrochés à leur selle. Ils évoquent des créatures fantastiques, sorties des entrailles de la terre. Mais le rôle essentiel, dans la « troupe satanique », est joué par des boïars : Alexis Basmanov, qui appartient à la branche aînée d’une des plus vieilles familles de boïars, les Plechtcheïev, et le prince Athanase Viazemski. Quant à Maliouta Skouratov, l’exécuteur des basses œuvres d’Ivan, présenté comme un héros positif dans le film d’Eisenstein, il n’a, en réalité, rien d’un « homme du peuple ».

Dans une de ses lettres, Kourbski rappelle à Ivan qu’un jour où le tsar rendait visite à Vassian Toporkov, partisan de Joseph de Volok, dans son monastère, pour lui demander des conseils sur la meilleure façon de régner et de maintenir les seigneurs dans l’obéissance, le moine avait répondu : « Ne garde pas à tes côtés de conseiller plus intelligent que toi. » Ivan se garde de répliquer au récit de Kourbski, et il n’est pas exclu que le conseil de Vassian l’ait inspiré dans le choix de ses conseillers de l’opritchnina.

Vassili Klioutchevski conclut : « Soupçonnant l’ensemble des boïars de trahison, [le tsar] se jeta sur les suspects, les fauchant les uns après les autres, mais il laissa leur classe administrer la zemchtchina ; impuissant à briser un système de gouvernement qui ne lui convenait pas, il entreprit d’anéantir individuellement des personnalités qu’il suspectait ou haïssait… En cela résidait l’incohérence de l’opritchnina : née d’un conflit dont la cause était le système et non des individus, elle fut dirigée contre des individus et non contre le système. »

Pour R. Skrynnikov, la solution de l’« énigme de l’opritchnina » est simple : elle visait à anéantir les quatre grandes familles princières de Souzdal (les Chouïski, les princes de Rostov, Iaroslavl et Starodoub) qui pesaient de toutes leurs forces sur la direction politique du pays. L’« énigme » demeure, toutefois, en ce qui concerne l’ampleur de la répression, qui dépassa largement le « groupe des quatre » sus-mentionné et dévasta l’État moscovite plus sûrement que les incursions tatares.

Après les premières exécutions de 1565, vient un répit, rompu en 1567 par une nouvelle période de « grande terreur » qui durera plus de trois ans. Le mécontentement, croissant parmi les boïars, s’exprime dans des propos séditieux qui parviennent aux oreilles du tsar et augmentent sa peur d’un complot qui lui ôterait le trône, et peut-être la vie. Les Lituaniens promettent par courrier leur soutien aux boïars de Moscou, pour le cas où ils entreprendraient une action contre le tsar. Le tsar intercepte les messages, demande sans ménagement des comptes aux boïars, feint d’accepter les propositions qui lui sont faites dans l’espoir de tout apprendre d’un complot qui, manifestement, n’existe pas. On n’en trouve, en tout cas, aucune trace, sinon dans les témoignages de H. Staden et A. Schlichting, les seuls à avoir laissé des écrits ; mais il faut garder présent à l’esprit qu’ils tiraient leurs informations des cercles de l’opritchnina. Ivan le Terrible exige qu’on lui apporte les chroniques en cours de rédaction, puis il s’abstient de les rendre, mettant un terme à une tradition née de nombreux siècles plus tôt. Toutes les archives de l’opritchnina ont disparu. Les historiens tentent de trouver quelques traces des événements dans la liste des morts, établie sur l’ordre personnel du Terrible, à la fin de sa vie.

Difficile, en l’absence de documents, de déterminer où s’arrêtent les propos séditieux et où commence la conspiration ! Ivan le Terrible croit sans nul doute à la réalité du danger. En 1556, il ordonne la construction d’une « ville de pierre » sur la rive escarpée de la Vologda et envisage d’y transporter sa capitale. Entourée d’impénétrables forêts, reliée à la mer Blanche par la Dvina et la Soukhona, la nouvelle capitale présenterait, comparée à Moscou, de nombreux avantages. Le prince Sviatoslav, rappelons-le, rêvait de quitter Kiev pour Pereïaslavl ; son descendant, Andreï Bogolioubski, réalisa ce rêve en gagnant les forêts impénétrables de la région de Moscou. Pierre le Grand, lui, mettra à exécution le plan d’Ivan : Vologda se trouve à peu près à mi-chemin de Moscou et de Saint-Pétersbourg, lorsqu’on se dirige vers le nord.

Ivan le Terrible se réfugie fréquemment à Vologda, y passant au total quelque trois ans et cinq mois. En 1567, cependant, il mande au palais de l’opritchnina l’ambassadeur anglais Anton Jenkinson et, sous le sceau du secret, lui remet une lettre à l’intention de la reine Élisabeth Ire, dans laquelle il propose une alliance et demande l’asile pour lui et sa famille. Ivan formule diplomatiquement sa requête : les deux souverains doivent (secrètement) se garantir mutuellement l’asile. Mais Élisabeth Ire n’a aucune intention de se réfugier où que ce soit.

Trois années durant, les exécutions se succèdent, parfois au terme de procès, parfois sans. Le métropolite Philippe tente d’intercéder en faveur des victimes des persécutions et, en présence du tsar, prononce, à la cathédrale de l’Assomption, un sermon sur la nécessité de supprimer l’opritchnina. Furieux, Ivan réplique, rapporte le chroniqueur de Novgorod, par ce terrible avertissement : « J’ai montré de la douceur envers vous, mais à présent je vous ferai hurler ! » Le premier coup frappe la Douma des Boïars : le plus ancien de ses membres, le connétable Ivan Tcheliadine-Fiodorov, est exécuté, ainsi que d’autres représentants de vieilles familles nobles. Décapitée, la Douma ne proteste pas contre la condamnation du métropolite Philippe, enfermé dans un monastère où il sera tué. L’affaire Vladimir Staritski, le grand procès politique de l’époque, s’étend sur les trois années de la « grande terreur ». Après la mort d’Ivan Tcheliadine-Fiodorov, on s’attaque aux Staritski : la tante du tsar, Eufrossinia, mère de Vladimir, est empoisonnée, puis le prince Vladimir lui-même boit une coupe de vin mêlée de poison.

L’exécution des « conspirateurs » s’accompagne de l’assassinat de leurs parents et serviteurs. Quand Ivan découvre que les fils du « complot » remontent à Novgorod, il gagne, en janvier 1570, avec l’armée des opritchniks, le grand centre de négoce du pays et s’y comporte comme dans une ville ennemie. Novgorod est impitoyablement pillée, incendiée, détruite ; le tsar, toutefois, accorde sa grâce à la population : la légende veut qu’il ait été effrayé par les menaces d’un fol-en-Christ. Les Novgorodiens sont accusés de soutenir Vladimir Staritski et de collusion avec la Lituanie. En regagnant Moscou, les opritchniks saccagent tout sur leur passage. Puis un nouveau procès s’ouvre dans la capitale : les grades les plus élevés des prikazes sont accusés de complot, de même que les clercs affiliés à la Douma, dont les responsables de six prikazes. Parmi eux, Ivan Viskovaty qui, depuis 1549, dirige la politique étrangère moscovite à laquelle, pour la première fois, est réservée une Maison (Isba) : le Possolski prikaze (« ministère des ambassades »). À compter de 1561, Ivan Viskovaty occupe les fonctions de petchatnik (trésorier). D’origine modeste, il fait une brillante carrière grâce à son intelligence et à ses remarquables capacités. Les contemporains rapportent que le tsar voue une grande affection au vieux diplomate. Mais lorsque ce dernier entreprend de protester contre la terreur et l’opritchnina, il est exécuté avec cent vingt autres « conjurés ».

La terreur suit sa propre logique : les ennemis sont de plus en plus nombreux. Après les familles princières, vient le tour des notables moscovites non titrés, puis de l’Église ; ensuite, ce sont la mise à sac de Novgorod et l’anéantissement du sommet de l’administration. Chaque exécution met en lumière de nouveaux noms, entraîne de nouvelles exécutions. Dans la seconde moitié des années 1570, les initiateurs de l’opritchnina, Alexis Basmanov, Athanase Viazemski et leurs proches sont visés. Le favori d’Ivan, Fiodor Basmanov, égorge son propre père afin de prouver son affection au tsar. Il sera le seul, parmi les premiers dirigeants de l’opritchnina, à être épargné et mourra en relégation à Bieloozero. Maliouta Skouratov et Vassili Griaznoï, esclaves fidèles du tsar qui jamais n’osèrent le contredire, occupent les places laissées vacantes par les exécutions.

Les massacres perpétrés au plus haut niveau de la société russe ne peuvent rester sans incidence sur les autres couches sociales : des paysans émigrent vers des régions plus tranquilles, le commerce est anéanti, le pays ruiné. L’anéantissement des chefs de l’opritchnina soupçonnés de trahison, jette le doute, dans l’esprit du tsar, sur l’utilité d’une institution principalement créée pour assurer sa sécurité et en laquelle il n’a plus confiance. En 1571, après la mort de Maria Temrioukovna, sa deuxième épouse, le tsar élit, au terme de la traditionnelle « présentation de fiancées » (près de deux mille candidates sont amenées au Faubourg d’Alexandrov), Marfa Sobakina. Elle meurt quinze jours après les noces. Cette fois, le doute n’est plus possible : seuls les hommes du tsar ont pu empoisonner son épouse, dans cette capitale de l’opritchnina qu’est le Faubourg d’Alexandrov, où les gens de la zemchtchina n’ont aucune chance de pénétrer sans autorisation spéciale. L’armée des opritchniks compte alors six mille hommes et est en pleine déliquescence. L’impunité, la toute-puissance, les occasions de pillage attirent chez les opritchniks, selon l’expression de Kourbski, « des parasites et des scélérats de partout ». Heinrich Staden, témoin et acteur, relate : « Les opritchniks mirent sens dessus dessous le pays, les villes et les villages de la zemchtchina, ce pour quoi le grand-prince n’avait pas donné son accord. Ils se fabriquaient eux-mêmes des ordres, prétendant que le grand-prince avait enjoint de tuer tel ou tel notable ou marchand dont ils pensaient qu’il avait de l’argent, de le tuer avec femme et enfants, et de verser l’argent et les biens au trésor du grand-prince. C’est alors que commencèrent d’innombrables crimes et scélératesses dans la zemchtchina. Et cela est impossible à décrire11. »

La confiance du tsar envers la cour de l’opritchnina est fortement ébranlée après un raid du khan de Crimée, Devlet, au printemps 1571. Le prince et opritchnik Mikhaïl Tcherkasski, frère de la seconde épouse du tsar, est nommé commandant en chef de toutes les troupes – de l’opritchnina comme de la zemchtchina – envoyées contre les assaillants. Apprenant que le père du prince Mikhaïl participe au raid de Devlet, à la tête de ses alliés de Nogaïsk et de Kabarda, Ivan ordonne l’exécution de son commandant en chef. Une mesure qui sème la confusion dans les armées russes. Devlet parvient sans obstacle aux portes de Moscou, il en incendie les faubourgs, pille les environs et repart avec un énorme butin. L’incendie gagne le Kremlin et le Kitaï-gorod voisin, tout le territoire de l’opritchnina – y compris le palais de la Neglinnaïa – est réduit en cendres. C’est l’un des incendies les plus effroyables qu’ait jamais connus Moscou.

Affolé, Ivan se réfugie dans le nord et ne rentre à Moscou qu’à la mi-juin. Après une enquête sur les causes de la catastrophe, trois des six voïevodes de l’opritchnina (en plus du prince Tcherkasski) sont exécutés, alors que sur les dix voïevodes de la zemchtchnina, aucun ne tombe en disgrâce. L’année suivante, en prévision d’une nouvelle incursion de la Horde de Crimée, le prince Mikhaïl Vorotynski, voïevode de talent, écarté puis gracié, est nommé commandant en chef. En juillet 1572, les Tatars de Crimée et leurs alliés font irruption sur le territoire de l’État moscovite et marchent sur Moscou. L’affrontement a lieu à quarante-cinq kilomètres de la ville, près du village de Molodia. Il s’achève par la défaite de la Horde. Un coup très grave est ainsi porté à la Crimée. La victoire pousse définitivement Ivan, « installé » à Novgorod le temps des opérations militaires, à supprimer l’opritchnina. Ses prikazes se fondent à ceux de la zemchtchina, des propriétaires expulsés regagnent leurs terres naguère confisquées au profit des opritchniks, l’armée de l’opritchnina est dissoute. Heinrich Staden se plaint amèrement de ce coup du sort. En 1572, un oukaze du tsar interdit même d’employer le terme d’opritchnina.

S. Vesselovski fait remarquer que si Ivan, en créant l’opritchnina, avait effectué de réelles transformations structurelles dans la classe des « hommes de service », il eût été impossible de se contenter d’un « changement d’enseignes », autrement dit de renoncer à l’opritchnina, sans presque rien modifier. « Mais, conclut l’historien, l’opritchnina n’avait pas de visées étatiques. Elle n’apporta aucun changement essentiel à l’organisation de la cour, elle ne fit que la scinder temporairement en deux parties ennemies ou rivales, ne laissant après elle que confusion et effroyables souvenirs12. »

Si l’on accepte ce jugement sur l’opritchnina, la question des raisons de la marque indélébile laissée sur les contemporains et les générations suivantes, demeure en suspens. Les listes des morts établies sur l’ordre du Terrible ont permis aux historiens de calculer le nombre des victimes. R. Skrynnikov, qui a étudié minutieusement les sources, estime que « dans les années de règne du tsar Ivan, près de quatre mille personnes ont péri13 ». La plupart ont été tuées durant la terreur organisée par l’opritchnina. Si l’on ajoute les victimes de l’arbitraire des opritchniks, non mentionnées dans les listes, on arrive à un chiffre de dix mille personnes. La population de la Moscovie est alors de huit-dix millions. Pour donner un ordre de grandeur, au même moment, le 24 août 1572, la nuit de la Saint-Barthélemy, les Parisiens tuent environ mille cinq cents huguenots. Le massacre des protestants se poursuit dans d’autres villes, portant le nombre des victimes à cinq mille. La France comptant alors près de vingt millions d’habitants, le nombre des victimes est proportionnellement moindre.

Les contemporains rapportent les horreurs dues à la cruauté d’Ivan. À partir de la fin du XVe et jusqu’au XVIIe siècle, l’histoire de Dracula connaît un franc succès en Russie. Cette popularité vient pour une bonne part de ce que, très vite, la figure de Dracula est associée dans l’esprit du lecteur russe à celle d’Ivan le Terrible, en raison de sa cruauté effrénée et de son extrême arbitraire14. Mais cette cruauté n’est pas l’apanage de Moscou ou de la Valachie. Les historiens français notent, à propos des guerres de Religion en France dans les années 1562-1593, soit l’époque d’Ivan le Terrible : « Les adversaires s’y montrèrent en général d’une atroce cruauté15. »

Il faut donc, manifestement, chercher les raisons de l’empreinte laissée par Ivan le Terrible dans le pouvoir absolument illimité du souverain, qui se traduit souvent par des crises soudaines, allant jusqu’à la folie. Le goût du tsar pour les comportements spectaculaires a aussi son importance ; Ivan s’y entend à donner à ses actes la forme d’un tragique spectacle : brusque départ de Moscou, brutale division du pays en deux, costume noir des opritchniks… On dirait aujourd’hui d’Ivan IV qu’il était un publicitaire de génie.

Ayant fait la démonstration de ce que peut être un tsar russe, le Terrible crée le modèle, difficilement accessible, de ce qu’il devrait être. Élevant à des hauteurs incroyables le seuil de l’arbitraire et de la cruauté, Ivan le Terrible permet à ses descendants de paraître modérés et sages, à peu de frais. Pierre le Grand peut faire tout ce que bon lui semble parce qu’avant lui, il y a eu Ivan. Staline cherche à justifier ses actes, en se déclarant l’héritier du Terrible.

La cruauté de l’autocrate est désormais perçue comme un attribut indispensable du pouvoir, avant tout parce que la grande cible de la colère du tsar est constituée par les boïars, les seigneurs. Ivan le Terrible devient ainsi un des tsars les plus prisés et populaires du folklore russe : terreur des puissants, il passe pour le défenseur des faibles, pour un authentique tsar russe, dupé par ses serviteurs les plus proches et opprimant son peuple jusqu’à ce qu’enfin, il apprenne la vérité. Alors, malheur à ceux qui ont osé offenser les petits ! L’effroyable cruauté avec laquelle le châtiment touche l’entourage le plus proche du souverain, élève le tsar plus haut encore, au-dessus des simples mortels. L’absence totale de droits devant le tsar se transforme en égalité de tous ses sujets.

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