3 Moscou et le monde



La période mérovingienne russe commence avec l’anéantissement du joug tatar (1480) et se poursuit jusqu’aux derniers Rurik et aux premiers Romanov, jusqu’à Pierre le Grand (1689-1725).

Oswald SPENGLER1.


Célèbre auteur du Déclin de l’Occident2, essai de morphologie de l’histoire mondiale – ainsi que Spengler qualifie son ouvrage –, le philosophe allemand émet l’hypothèse selon laquelle l’histoire russe des XVe-XVIe siècles correspondrait à l’histoire de France au temps des Mérovingiens (Ve-VIIIe siècles). En d’autres termes, l’histoire russe serait « en retard » sur l’histoire occidentale de quelque huit ou dix siècles. Spengler insiste : « Je conseille à chacun de lire l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours (avant 591), puis les chapitres correspondants du vieux Karamzine, en particulier tout ce qui concerne Ivan le Terrible, Boris Godounov et Chouïski. On ne saurait trouver plus de ressemblances. » L’auteur du Déclin de l’Occident songe ici aux incessantes guerres intestines menées par les rois francs et aux conflits les opposant à l’extérieur, qu’il juge analogues à la lutte des princes moscovites contre les princes patrimoniaux, puis au Temps des Troubles. On peut à loisir trouver des points communs entre le règne de Clovis (481-511) et celui d’Ivan III, mais ils n’expliquent pas grand-chose et ne démontrent rien.

L’idée de l’arriération de la Russie n’appartient pas à Oswald Spengler : il s’est contenté de l’exprimer clairement et de façon convaincante. Les voyageurs et diplomates, les artisans et mercenaires qui affluent, au XVe siècle, dans la principauté de Moscou, fournissent de très nombreux témoignages du « retard » de la Moscovie sur l’Occident. Les habitants de cet État en plein essor semblent eux-mêmes confirmer cette impression ; à ceci près qu’ils interprètent cette « arriération » comme une « différence », une « dissemblance ». Un sentiment qui ne quittera jamais la conscience russe. Ce peuple qui se rattache au monde chrétien – mais à sa branche orthodoxe – veut à la fois être partie intégrante du monde occidental, et demeurer à l’extérieur. La nécessité de rattraper l’Occident dans certains domaines, et avant tout celui des armes, est bien souvent perçue comme une volonté d’imiter les « Latins », ennemis de l’Église et de la vraie foi. Attirance et répulsion, intérêt et mépris, ce mélange de sentiments contradictoires définit les rapports de Moscou avec le monde extérieur. Mais ces sentiments déterminent aussi l’attitude du monde à l’égard de Moscou. Moscou fascine et effraie. Sous le règne d’Ivan III et de son successeur, les étrangers sont très nombreux à faire leur apparition dans la cité russe. On leur aménage un quartier spécial : la Nemetskaïa sloboda (le Faubourg des Allemands).

Au XVe siècle, l’Europe sort du Moyen Âge. Une civilisation s’érige, fondamentalement différente de la civilisation moscovite. Très naturellement, les étrangers comparent ce qu’ils voient à ce qu’ils connaissent et, pleins de stupeur, parfois d’effroi, souvent de répulsion, relèvent les différences. Très naturellement aussi, leur propre modèle leur semble le meilleur, et le modèle étranger condamnable. Depuis Sigismond de Herberstein qui nous laisse son remarquable ouvrage sur la Moscovie d’Ivan III, les voyageurs étrangers notent la toute-puissance du grand-prince (puis du tsar), la soumission de la population, la cruauté des mœurs. La justesse de ces observations ne fait aucun doute, mais il convient de ne pas oublier que les XVe et XVIe siècles (comme, d’ailleurs, les siècles précédents) sont une époque sans pitié. Contemporain d’Ivan III, le roi de France, Louis XI, tout entier tendu vers les buts qu’il s’est fixé et qu’il compte bien atteindre par n’importe quels moyens, dépasse en cruauté le prince russe. Le roi d’Angleterre Henri VIII, contemporain de Vassili III, est un tyran et l’ennemi acharné des féodaux. Au temps de Vassili III, l’Espagne est gouvernée par les Rois-Catholiques, Ferdinand et Isabelle : l’Inquisition qu’ils instaurent est un puissant instrument de renforcement du pouvoir absolu. Ivan III, enfin, a pour contemporain, dans cette Italie d’où lui vient une fiancée, César Borgia, célèbre pour sa cruauté et son manque absolu de principes dans le choix des moyens politiques.

L’État moscovite, qui étonne tant les voyageurs étrangers, n’est donc pas plus cruel que l’époque elle-même, et le processus de centralisation et de liquidation progressive des féodaux en Occident correspond exactement à la disparition des principautés patrimoniales, englobées par Moscou. Le grand trait distinctif de la Moscovie est l’anéantissement de l’individu par l’État, lequel s’incarne dans le souverain de droit divin. La doctrine – car il s’agit bien de cela – la nature divine du pouvoir exercé par le souverain moscovite, lui donne une nouvelle légitimité. Avant que ne soit proclamée cette essence « divine » du prince, ce dernier tirait son pouvoir de l’héritage reçu de son père et de son grand-père. Désormais, le pouvoir suprême du prince est libre de toute juridiction terrestre. Le pouvoir « de droit divin » transforme tous les sujets du souverain moscovite en êtres de second ordre, complètement soumis.

Le terme kholop (esclave) désigne un paysan attaché à la terre et à son propriétaire, ou un esclave acheté. Il est aussi employé dans un sens plus large, pour qualifier un serviteur docile, résigné. À compter de la fin du XVe siècle, toutes les requêtes adressées au grand-prince, puis au tsar, seront signées : ton esclave (kholop)… suivi du nom. Tous, jusqu’aux princes patrimoniaux et aux frères d’Ivan III et Vassili III, se disent « esclaves » du souverain. Si les propres frères du souverain se considèrent comme son « esclave », on imagine aisément ce qu’il en est de ses autres sujets.

Analysant « l’automne du Moyen Âge » – la vie occidentale aux XIVe-XVe siècles –, J. Huizinga en donne les trois principaux éléments : vaillance, honneur, amour. Autant de qualités individuelles qui n’ont pas leur place dans la vie moscovite. On ne peut montrer de vaillance que dans le service du prince ; dans une société où tous sont « esclaves » du souverain, la notion d’honneur prend un sens particulier ; quant à l’amour courtois inventé par les troubadours provençaux du XIIe siècle, quant à l’amour charnel passionné chanté par Dante, Pétrarque et tant d’autres poètes, il ne peut constituer un élément de la vie de la Rus, la littérature y étant, jusqu’au XVIe siècle, entre les mains des moines ; or, l’on sait que, sans la promotion de la littérature, l’amour n’existe pas.

Les grandes caractéristiques de la vie russe sont : patience, soumission, piété. Elles fondent une culture différente, des stéréotypes de comportement sans rapport avec ceux de l’Occident. Auteur des Voies de la théologie russe3, G. Florovski note que « l’histoire de la pensée russe présente bien des aspects mystérieux et incompréhensibles, en particulier son long, son interminable silence. Comment expliquer, en effet, le tardif et lent éveil de la pensée russe ? ». L’historien G. Fedotov qui, à l’instar de Florovski, émigre après la révolution de 1917, exprime la même perplexité : « Dans le Paris sale et pauvre du XIIIe siècle, résonnaient à grand fracas les querelles scolastiques, tandis que sous les ors de Kiev, rayonnante des mosaïques de ses temples, il n’y avait que des moines, composant des chroniques et des paterikons4… » Diverses réponses ont été apportées à la question des raisons du « retard » de la Russie, tel que le voient les étrangers, ou de son « originalité » dans l’interprétation qu’en donnent les Russes. Durant la première moitié du XIXe siècle, Piotr Tchaadaïev explique ce « mutisme intellectuel » par le fait que les peuples occidentaux tiennent leur instruction de Rome où le christianisme revêt des formes helléniques et latines, avec leur richesse de pensée et les traditions de la philosophie antique, tandis que les Russes reçoivent le christianisme de Byzance où la rhétorique et la splendeur du rite masquent souvent la pensée. Développant la même idée, le philosophe S. Levitski évoque le rôle de l’alphabet créé, au IXe siècle, par Cyrille et Méthode, l’importance de la traduction de la Bible et de l’Évangile dans la langue d’Église – le slavon, dialecte macédonien issu de l’ancien bulgare. Les Russes, ensuite, n’eurent pas besoin de traduction, le slavon étant proche de la langue russe ancienne. En Occident, où la Bible existait en traduction grecque et, plus encore, latine, les moines, à la différence des érudits de la Vieille Russie, devaient connaître la langue de Virgile5.

Dimitri Likhatchev, l’un des meilleurs spécialistes de la littérature russe ancienne, laisse de côté les causes pour s’intéresser aux particularités de la culture russe. Il part d’une affirmation discutable : la littérature russe serait « plus ancienne que les littératures française, anglaise, allemande », car ses « débuts remontent à la seconde moitié du Xe siècle6 ». Et de poursuivre : « … la littérature russe ancienne ne recèle pas d’effets géniaux, sa voix est faible. Elle n’a ni Shakespeare ni Dante. C’est un chœur, avec peu ou pas de solistes, et l’unisson y domine » ; la « littérature russe ancienne est plus proche du folklore que de la création individualisée des écrivains des temps modernes », « la littérature de la Rus ne fut pas une littérature d’écrivains : à l’instar de la création populaire, elle fut un art supra-individuel ». Et l’académicien Dimitri Likhatchev résume : « Les écrivains russes anciens ne sont pas des architectes construisant séparément des édifices. Ce sont des bâtisseurs de villes. Ils œuvraient à l’édification d’un ensemble unique et grandiose7 ». La « supra-individualité », pour reprendre l’expression de Dimitri Likhatchev, le « collectivisme », comme on pourrait qualifier cette qualité, caractérise l’ensemble de la culture russe ancienne, jusque dans ses manifestations les plus éclatantes : l’architecture et la peinture d’icônes.

L’orthodoxie joue un rôle décisif dans la formation de cette culture qui, à son tour, modèle la vision du monde des Russes et leur comportement. Des facteurs matériels entrent aussi en ligne de compte dans l’élaboration du comportement et de la mentalité : un type d’agriculture nécessitant de fréquents déplacements vers de nouveaux territoires, après épuisement des anciens ; des mouvements également commandés par le besoin de fuir un danger. L’absence d’attachement à un lieu explique, entre autres, que la Moscou de bois brûle régulièrement tous les cinq ou dix ans ; les chroniqueurs s’étonnent de ce que, sous le règne d’Ivan Kalita, quatre gros incendies aient lieu en quinze ans, mais la capitale de la grande-principauté est réduite en cendres à peu près aussi souvent sous Ivan III. Or, invariablement, la ville est reconstruite en bois ; s’il est vrai que c’est le matériau le plus facilement accessible, la possibilité de bâtir la cité en pierre existe bel et bien, mais les Moscovites n’y ont pas souvent recourt.

Le pouvoir absolu des souverains moscovites est également un élément essentiel de la culture et de la vie spirituelle et matérielle. Les historiens et publicistes russes en recherchent l’origine aux environs du XVIe siècle. Joseph de Volok, Philothée et leurs disciples et continuateurs en trouvent l’explication dans le passé lointain, la tradition byzantine héritée par Vladimir le Soleil Rouge et Vladimir II Monomaque, tout en rattachant la généalogie des autocrates à l’empereur romain Auguste. Les chercheurs du XIXe siècle donnent des explications rationnelles, évoquant un processus de développement influencé par les conditions géopolitiques du nord-est. Certains soulignent le rôle du joug mongol, qui suscita le besoin d’un prince fort, protégeant la population ; d’autres mettent en évidence l’impact du modèle mongol de pouvoir sur les souverains moscovites. Auteur d’un ouvrage intitulé Le Pouvoir des souverains moscovites (1889) et demeuré l’un des meilleurs sur le sujet, M. Diakonov écrit : « Le terrain le plus favorable à l’apparition du monarque absolu dans sa version moscovite, fut la multitude noire et grise du peuple qui n’avait pas le temps de songer à de quelconques droits et libertés, tant elle était accaparée par le souci de son pain quotidien et de sa sécurité face aux puissants. Cet absolutisme se développa très progressivement sur la terre russe, et sans doute n’eût-il pas trouvé aussi rapidement son expression définitive sous la forme de l’autocratie tsariste, si les Grecs et les Italiens n’étaient venus, au temps d’Ivan III, le favoriser. » Les historiens soviétiques évoquent les lois de la lutte des classes et le progrès inéluctable que constituait la création d’un État centralisé, impliquant un pouvoir fort.

Ivan III comprend la nécessité du pouvoir absolu (son petit-fils, Ivan le Terrible, méditera beaucoup sur le sujet), y voyant la garantie de l’ordre pour l’État. Dans une lettre à sa fille mariée au grand-prince de Lituanie, Ivan explique : « J’ai entendu parler du désordre de la terre lituanienne, au temps où les souverains y étaient nombreux ; tu sais pour ta part quel désordre régnait sur notre terre au temps de mon père, puis, après sa mort, quels problèmes il y eut entre moi et mes frères, et sans doute as-tu toi-même souvenance de certaines choses8. » Ivan III rappelle à sa fille la « grande confusion » qui sévissait sous le règne de son père, Vassili II, contraint, de longues années durant, de guerroyer contre son oncle et ses fils ; il évoque sa propre lutte contre ses frères. Le grand-prince de Moscou parle aussi des difficultés rencontrées par son gendre, Alexandre, tant en Lituanie qu’en Pologne dont il a été élu roi. Ivan III fait part à sa fille de sa vision des choses parce qu’en 1503, elle a écrit une lettre ouverte, soutenant publiquement son mari et dénonçant la politique perfide de son père.

Radicalement contraire, la structure politique des deux États qui, depuis longtemps déjà, luttent pour la suprématie en Europe orientale, est pour partie à l’origine des guerres incessantes que se livrent Moscou et l’Union polono-lituanienne. En même temps, le destin de ces deux États offre une illustration parfaite des vices et des vertus de l’autocratie et de la monarchie républicaine.

Les guerres de conquêtes d’Ivan III et de son fils Vassili III permettent d’englober dans les limites de la principauté de Moscou tous les territoires peuplés de Grands-Russiens. Cela, les historiens le reconnaissent comme un fait incontestable. En revanche, la définition du terme de « Grands-Russiens » pose problème et les disputes concernant le moment précis où se forme la nation « grand-russe » et sa composition ethnique, sont sans fin. Les questions nationales, essentiellement théoriques au XIXe siècle et retenant principalement l’attention des historiens, prennent, dans les dernières décennies du XXe siècle, un caractère d’une brûlante actualité politique.

Les origines slaves de la Russie kiévienne ne prêtent pas à polémique, bien qu’il n’y ait pas accord sur le rôle et l’importance des Normands, fondateurs de l’État administré par la dynastie des Rurik. La composition ethnique de la Russie moscovite fait, elle, l’objet de virulentes disputes.

Iouri Dolgorouki et son fils Andreï Bogolioubski se déplacent vers le nord-est et entreprennent de coloniser des territoires déjà peuplés. Les futures principautés de Souzdal, Vladimir, Moscou sont occupées par des tribus finnoises : Mériens, Vesses, Mouromiens et autres. Ils sont assimilés par les nouveaux venus et christianisés, ils perdent leur langue et adoptent celle des colonisateurs. M. Pokrovski qui, en marxiste orthodoxe, n’accorde guère d’attention aux problèmes nationaux, voit les « Grands-Russiens » comme un mélange ethnique, finnois pour les quatre cinquièmes, et slave pour le reste9. Pokrovski fait ici allusion à la première étape de la colonisation entreprise au XIIe siècle. Au XIVe siècle, au moment où s’amorce le déclin de la Horde d’Or, la population moscovite comprend un grand nombre de Tatars, passés au service du grand-prince.

La formation de l’ethnos grand-russien va de pair avec son éloignement des autres peuples slaves qui, à leur tour, assimilent les tribus non slaves voisines. Au XIVe siècle, constate laconiquement Lev Goumilev, l’ancien ethnos russe se scinde en plusieurs parties : « Les Rus du nord-est se mêlent aux Mériens, aux Mouromiens, aux Vesses et aux Türks de la Grande Steppe, pour donner naissance aux Russes, tandis que ceux du sud-ouest se fondent aux Lituaniens et aux Polovtsiens, pour former les Biélorusses et les Ukrainiens10. » Comme la plupart des historiens, Lev Goumilev assimile « Russe » et « Grand-Russien ». La notion de « Grande-Russie » (Velikaïa Rus), par opposition à la « Petite-Russie » (Malaïa Rus), apparaît au XIVe siècle, introduite par le clergé grec de Constantinople, en liaison avec la division de l’Église russe en deux métropoles, dont l’une a son centre à Vladimir-sur-la-Kliazma (où s’installe le métropolite de Kiev), et l’autre à Galitch. Les notions de « Petite-Russie » et de « Russie Blanche » (Bielaïa Rus) (les historiens ne sont toujours pas d’accord sur l’origine de cette dernière appellation, apparue également, de toute évidence, au XIVe siècle) n’ont alors aucune connotation ethnique. Les trois Rus – Grande, Petite et Blanche – sont slaves, leur noyau de base est constitué par les tribus mentionnées dans la chronique de Nestor. L’histoire de la Grande-Russie, de la Petite-Russie (que l’on commencera ensuite à appeler l’Ukraine) et de la Russie Blanche (la Biélorussie) se distingue après la chute de la Russie kiévienne (les historiens ukrainiens considèrent pour leur part que la puissance kiévienne était ukrainienne), après l’invasion tatare et les conquêtes lituaniennes.

Cette division a des causes politiques : tandis que les principautés russes du nord-est sont peu à peu dévorées par Moscou, les populations de Petite-Russie et de Russie Blanche sont intégrées dans la grande-principauté lituano-russe, puis dans le royaume polono-lituanien. Petits-Russiens (Ukrainiens) et Biélorusses perdent, pour de longs siècles, leur qualité d’acteurs de l’histoire. Les Grands-Russiens, à l’inverse, réunis sous l’autorité de la principauté de Moscou, entrent dans l’histoire. L’unification, par les princes moscovites, de la Rus du Nord-Est – unification qui s’accélère au XVe siècle – confère à la principauté de Moscou une nouvelle qualité : elle devient un État grand-russien national. Le grand-prince moscovite se transforme en souverain « grand-russe ». L’idéologie qui naît à cette époque place en outre son pouvoir en terrain solide.

Trois princes moscovites marquent l’ensemble du XVe siècle : Vassili Ier qui, monté sur le trône en 1389, apporte l’héritage du XIVe siècle, Vassili II et Ivan III, mort en 1505, qui fait entrer cet héritage dans le XVIe siècle. La création, en un siècle, d’un État incluant tout le territoire de la Rus du Nord-Est, modifie la position de Moscou sur le plan extérieur. Elle était, jusqu’alors, protégée de l’étranger par ses adversaires, les autres principautés russes qui étaient aussi la cible de sa politique de conquêtes. Au fur et à mesure que Tver, Iaroslavl, Rostov, Nijni-Novgorod, Riazan, Smolensk, Novgorod et Pskov sont dévorées par Moscou et que toutes les principautés russes deviennent parties intégrantes de l’État moscovite, ce dernier se trouve de plus en plus en contact, à ses frontières, avec les États étrangers. De nouveaux dangers se font jour, de nouvelles menaces, le besoin apparaît de repousser encore les limites du pays pour garantir sa sécurité. L’impérialisme défensif ne connaît pas de repos et n’en laisse à personne.

Les historiens russes voient dans cette politique une nécessité absolue. Le plus grand d’entre eux, sans nul doute Vassili Klioutchevski, savant doué d’une puissante pénétration, écrivain talentueux, homme aux idées libérales, est aujourd’hui encore le plus lisible des auteurs de gigantesques histoires de Russie. Pour lui, le principal moteur de l’action des princes moscovites fut « l’intérêt supérieur de la défense de l’État contre les ennemis extérieurs ». Klioutchevski tire le bilan de cette période historique : « L’État moscovite fut conçu au XIVe siècle sous un joug étranger, il s’édifia et s’agrandit aux XVe et XVIe siècles, en menant une lutte acharnée pour sa survie, à l’ouest, au sud et au sud-est. » L’historien voit dans la menace planant sur l’État un trait positif : « La lutte extérieure contint également les conflits intérieurs. À l’intérieur, les rivaux faisaient la paix contre des ennemis extérieurs communs, les désaccords politiques et sociaux s’estompaient devant le danger national et religieux11. »

La menace extérieure – menace pour l’intégrité de l’État, l’indépendance nationale, la religion –, instrument majeur de rassemblement du peuple autour de celui qui incarne son unité, est à la base de la politique extérieure et intérieure de Moscou.

Au début du XVIe siècle, Moscou connaît le monde incomparablement mieux que ce dernier ne la connaît. Il faut attendre le milieu du XVe siècle pour qu’apparaissent en Occident de brefs commentaires d’étrangers, venus par hasard en territoire russe. La liste bibliographique de ces témoignages, établie en 1845 par l’historien russe F. Adelung, ne retient, pour le XVe siècle, que trois récits de voyages à l’est : l’un du Flamand Gilbert de Lannois, les autres de deux Vénitiens, Josaphat Barbaro et Ambroise Contarini. Moscou, toutefois, n’était pas leur destination première et ils ne la virent qu’en passant : ils visaient Novgorod et la Perse. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’Occident se fît, des terres qui s’ouvraient au-delà de la Pologne, une idée souvent fantastique, tant du point de vue de l’administration, des us et coutumes, que de la géographie.

La première source majeure d’information sur l’État moscovite est la relation du diplomate allemand Sigismond de Herberstein. Il se rend à Moscou, nous l’avons dit, à deux reprises, en 1517 et 1526 ; il connaît le russe et inclut dans ses Rerum Moscovitarum commentarii, non seulement des observations personnelles, mais aussi des textes historiques russes. Herberstein arrive à Moscou comme ambassadeur de l’empereur germanique Maximilien. Le destinataire de cette ambassade est le grand-prince Vassili III, fils d’Ivan III. L’apparition, à cette époque, du premier témoignage détaillé et, pour une grande part, digne de foi sur la Moscovie, est on ne peut plus logique. Le règne de Vassili, qui dure vingt-huit ans (1505-1533), clôt l’histoire de la grande-principauté de Moscou et ouvre celle du royaume (tsarat) moscovite.

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