15 Une monarchie avec Douma



La monarchie constitutionnelle était le seul moyen de transformer pacifiquement l’État.

Vassili MAKLAKOV.


Le premier parti politique russe légalement enregistré en octobre 1905 est le Parti constitutionnel-démocrate (KD), à tendance libérale. Il ne tarde pas à changer son nom en Parti de la Liberté du Peuple, mais on continue à parler du Parti KD, ou cadet – des « Cadets ». Le leader des « Cadets » est l’historien Paul Milioukov. Le juriste Vassili Maklakov en conduit l’aile droite. Tandis que, pour Milioukov, les révolutionnaires sont, en 1905, des « alliés de gauche », Maklakov juge nécessaire et possible une transformation pacifique, non révolutionnaire, de la Russie en monarchie constitutionnelle. Ils ne sont pas nombreux à partager ce point de vue dans le pays.

Le manifeste promulgué, Nicolas II accepte la création d’un Conseil des ministres. Le président en est le comte Witte, qui devient ainsi le premier Premier ministre de l’histoire russe. Le gouvernement Witte se donne pour tâche principale de préparer les élections à la Douma et d’écraser les « troubles », à l’aide de l’armée. On recourt à la force militaire pour mater l’insurrection de Moscou, des détachements punitifs opèrent en Sibérie, le long de la voie ferrée et dans les grandes villes, ainsi que dans les pays Baltes. En Pologne, Witte juge indispensable d’instaurer l’état de guerre, car il estime le Royaume « en situation d’anarchie ».

La conjoncture paraît explosive au Premier ministre : la guerre contre le Japon a imposé une concentration de troupes en Extrême-Orient, et s’il y a encore quelques forces sur les marches, le centre, lui, en est complètement dépourvu. Il faut d’urgence transférer des unités de Transbaïkalie dans les gouvernements centraux, mais la grève des cheminots stoppe les mouvements de troupes. « Il faut à tout prix remettre de l’ordre sur la voie de chemin de fer de Sibérie et anéantir la révolution dans les centres sibériens », télégraphie Witte, le 26 décembre 1905, au commandant des troupes de la Région militaire de Sibérie, le général Soukhotine1.

Modéré mais très alarmé par l’insurrection de Moscou, Sergueï Witte prône le recours à des mesures radicales à l’égard des insurgés. Le 23 janvier 1906, il rapporte au tsar : « Votre Majesté Impériale, le général Meller-Zakomelski fait dire que Tchita s’est rendue sans combattre. Pouvons-nous penser, cependant, que l’affaire s’arrêtera là ? Je me permets de vous informer humblement que, pour moi, il est essentiel de traduire sans délai tous les coupables devant la cour martiale2… »

L’insistance du Premier ministre plonge Nicolas II dans la perplexité. Il écrit à sa mère : « Depuis les événements de Moscou [l’empereur fait ici allusion à la révolte de décembre 1905], Witte a radicalement changé. Voici qu’il veut pendre et fusiller tout le monde ! » Mais ce n’est pas le ton résolu avec lequel Witte exige qu’on châtie les révolutionnaires, qui embarrasse le monarque. Nicolas II soutient toujours ardemment ceux qui veulent remettre de l’ordre dans le pays. Simplement, il n’éprouve guère de sympathie pour Sergueï Witte : « Je n’ai jamais vu pareil caméléon, poursuit Nicolas dans sa lettre à sa mère, ni homme changeant comme lui de convictions. Grâce à ce trait de caractère, plus personne, ou presque, ne le croit, il s’est définitivement enfoncé aux yeux de tous, à l’exception, peut-être, des juifs de l’étranger3… »

Sergueï Witte veut mater la révolution là où il le juge nécessaire, et effectuer des réformes quand il l’estime possible, pour moderniser le pays. Une Commission gouvernementale prépare une réforme agraire, qui ne sera effectuée que par le Premier ministre suivant. Le gouvernement de Witte élabore également la loi électorale, adoptée le 11 décembre 1905. La nouvelle loi élargit quelque peu la « représentation populaire », en comparaison, du moins, de la loi du 6 août 1905. Le manifeste du 17 octobre promettait « d’amener à prendre part à la Douma… les classes de la population qui, actuellement, sont complètement privées de droits électoraux ». La nouvelle loi tient cette promesse, en instaurant, outre les curies des propriétaires, des villes et des paysans, une curie pour les ouvriers. Le suffrage n’est ni direct, ni égalitaire, ni universel. Cependant, pour la première fois, une part considérable de la population envoie ses représentants à l’assemblée législative.

Pour Sergueï Witte, le texte de loi préparé par son gouvernement ne corrige en rien le grand « défaut » – c’est le terme qu’il emploie – de la loi du 6 août : son caractère paysan. Les législateurs ont saisi le désir de Nicolas II, selon lequel « la puissance ne peut reposer que sur la paysannerie, traditionnellement fidèle à l’autocratie4 ». Une Douma très « à gauche » est finalement élue. Le 15 avril 1906, le tsar reproche à Witte : « J’ai le sentiment que si la Douma est aussi extrême, ce n’est pas par suite des mesures répressives du gouvernement, mais grâce… au fait que les autorités se sont complètement abstenues de prendre part à la campagne électorale, ce qui serait impensable dans les autres États5. »

En ce qui concerne la « campagne électorale », Nicolas II a parfaitement raison. Mais les reproches qu’il adresse à Sergueï Witte masquent sa déception du « peuple » et une irritation contre son Premier ministre, qui atteint le point de rupture. Le 16 avril, Witte reçoit une lettre rédigée de la main de l’empereur, l’informant qu’il est « libéré de ses présentes fonctions ». Witte a été à la tête du le gouvernement pendant six mois et suscité le mécontentement de tous. Les « cercles » dirigeants le tiennent pour un « franc-maçon », un protecteur des juifs. L’opinion s’en prend à lui parce qu’il a employé la force contre les révolutionnaires et parce qu’il n’a rien fait contre les groupuscules réactionnaires dont l’importance s’est accrue durant les années troublées.

Mais la grande raison du renvoi de Witte est que Nicolas II est mécontent de lui. Le comte Witte n’est pas un libéral. C’est un homme d’État qui comprend la nécessité de certaines réformes, mais qui est aussi partisan d’un pouvoir ferme. « Rien de tout cela n’aurait lieu, dit-il, évoquant la situation du pays, si Alexandre III était encore vivant6. » Nicolas II s’était adressé à Witte, après son renvoi du ministère des Finances, parce qu’il avait besoin de lui. Pourtant, il ne supporte pas le ton docte et condescendant de son ministre, lors de leurs entretiens. Quand Witte entreprend de donner des conseils au tsar, ce dernier lui répond : « Vous oubliez, Sergueï Ioulievitch, que j’ai trente-huit ans7. »

La tension dans les relations entre l’empereur et son Premier ministre excède largement la simple antipathie personnelle. Piotr Dournovo, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Witte, monarchiste convaincu et homme de droite, qualifie Nicolas II de « despote impuissant8 ».

Quelques jours après le renvoi de Witte, le tsar signe les « Lois fondamentales de l’État », entérinées le 27 avril 1906. Elles représentent, de fait, une Constitution, bien que le terme ne soit pas employé, parce qu’il implique une limitation du pouvoir autocratique. Les « Lois » proclament que le « pouvoir autocratique suprême » est détenu par l’empereur, mais elles évoquent aussi les droits et les devoirs des citoyens, ainsi que l’instauration d’un Conseil et d’une Douma d’État. Selon l’article 44, « aucune loi nouvelle ne peut entrer en vigueur sans l’approbation du Conseil d’État (qui devient ainsi une sorte de “Chambre Haute”) et de la Douma ».

Les « Lois fondamentales » transforment la Russie en monarchie dotée d’une Douma, où le pouvoir autocratique doit apprendre à vivre avec un Parlement. L’existence de ce dernier est ressentie on ne peut plus péniblement par l’empereur. L’historien américain Martin Malia qualifie Sergueï Witte et son successeur, Piotr Stolypine, de « mini-Bismarck », ou de « Bismarck sans Guillaume Ier ».

Dans sa lettre d’adieu à Witte, l’empereur ne retient qu’une victoire de son Premier ministre : « L’heureuse conclusion de l’emprunt. » C’est, écrit Nicolas II, la « plus belle page de votre action. C’est une grande victoire morale du gouvernement, le gage de la tranquillité future et du paisible développement de la Russie9 ».

La guerre contre le Japon et les secousses révolutionnaires portent un coup très dur aux finances russes. Il faut de l’argent. Le grand marché, pour la Russie, est la France. Sergueï Witte s’adresse au « groupe chrétien » de banques, dirigé par la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui a à sa tête E. Neitzlin. Le second groupe, « juif », commandé par les Rothschild, est prêt à concéder un emprunt à la Russie, à la condition que les juifs y voient leur situation s’améliorer. Witte ne veut pas lier les négociations financières à la « question juive », connaissant la position de Nicolas II sur ce sujet. Le banquier français, lui, attire au « syndicat des banques » des financiers étrangers, anglais, néerlandais, autrichiens, allemands, américains et russes.

L’obtention d’un crédit est un problème qui ressortit, certes, au domaine financier, mais aussi, et surtout, à celui de la politique extérieure. À la conférence sur le Maroc, qui se tient à Algésiras (Espagne), en janvier 1906, la Russie soutient résolument la France contre l’Allemagne. En représailles, et sur l’injonction de Guillaume II, les banques allemandes refusent de prendre part à l’emprunt. Elles sont suivies par l’Américain Morgan. L’ouvrage du statisticien allemand Rudolf Martin, qui prédisait la défaite de la Russie dans la guerre contre le Japon et la faillite inévitable de l’Empire russe, sert de fondement théorique au refus des banquiers allemands.

Les arguments de Rudolf Martin se déploient dans deux directions. Il rappelle tout d’abord le point de vue du fondateur de l’école historique allemande en économie politique, Wilhelm Roscher, pour lequel les emprunts étrangers ne servent qu’à augmenter la puissance du pays emprunteur. « Dans le cas d’emprunts extérieurs, écrit-il en 1894, l’État a déjà l’avantage que tout son capital intérieur lui demeure, sous forme de réserve intacte. » Roscher ajoute que la Russie, dont les créditeurs sont, pour la plupart, hors de ses frontières, a la possibilité, en cas de difficultés financières, de se déclarer en faillite, portant par là même un coup très dur à ceux qui lui ont consenti des prêts10. Le second argument de Martin, convaincu de la banqueroute inévitable de la Russie, est le coup qui frappera la France, où plus de dix milliards de francs sont garantis par l’État russe.

Rudolf Martin fait sa démonstration : que la France consente donc des emprunts à la Russie ! Ce sera tant pis pour les Français et pour les Russes, et tant mieux pour l’Allemagne11.

Sergueï Witte visait un crédit de deux millions sept cent cinquante mille francs, mais, « conséquence de la perfidie de l’Allemagne et de Morgan12 », il ne sera que de deux millions deux cent cinquante mille francs (843 750 000 roubles), au taux annuel de 6 %. C’est pourtant, note fièrement Witte, « le plus gros emprunt jamais obtenu dans un État étranger, de toute l’histoire des peuples… Il donna au gouvernement impérial la possibilité de survivre à toutes les péripéties des années 1906-1910, en le dotant d’une réserve qui, s’ajoutant au retour des troupes de Transbaïkalie, restaurait l’ordre et la confiance du pouvoir dans ses propres actes13 ».

Après sa nomination aux fonctions de Premier ministre en remplacement de Witte, Ivan Goremykine, âgé de soixante-sept ans, fait, durant deux mois et demi, la démonstration de son incompétence. Nicolas II confie alors le « rétablissement de l’ordre » au gouverneur de Saratov, Piotr Stolypine. Pendant cinq ans, Stolypine habituera progressivement la Russie à un nouveau système étatique : la monarchie avec Douma.

Le nouveau président du Conseil est nettement plus jeune que ses précédesseurs : il a tout juste quarante-quatre ans. Issu d’une ancienne famille noble, il fait, à la différence de Witte, partie du sérail bien qu’il passe pour « libéral », et il prend la tête du gouvernement, sans avoir derrière lui une carrière dans la bureaucratie pétersbourgeoise. Après des études à la faculté de mathématiques et de physique de l’université de Pétersbourg, et une thèse consacrée à l’agriculture, Stolypine entre au ministère de l’Intérieur. Treize ans durant (1889-1902), il est maréchal de la noblesse et président du Congrès des Médiateurs à Kovno, sur les marches occidentales de l’empire. En 1902, il est nommé gouverneur de Grodno, puis, un an plus tard, de Saratov. Il devient ainsi le plus jeune gouverneur du pays.

Le gouvernement de Saratov est l’un des principaux foyers de troubles agraires. Piotr Stolypine fait la preuve de ses talents d’administrateur et de son courage personnel ; il pacifie relativement rapidement le territoire dont il a la charge. L’action du gouverneur de Saratov attire l’attention du tsar. Stolypine est nommé ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Goremykine et, après le renvoi du vieux bureaucrate, il prend la tête du Conseil, tout en conservant le portefeuille de l’Intérieur.

On prête à Stolypine des propos qu’il n’a pas tenus : « D’abord l’apaisement, puis la réforme. » Cette formule traduit, en effet, le programme du nouveau chef du gouvernement, mais en le simplifiant à l’extrême. La révolution est déjà vaincue, même si elle n’en a pas conscience. Dans sa première déclaration publique, Stolypine évoque la situation du pays : « Au cours des deux dernières années, le mouvement révolutionnaire se manifeste avec une force extraordinaire. Il s’est particulièrement renforcé depuis ce printemps. » Le président du Conseil énumère : « Mutineries à Sébastopol, à Sveaborg, dans le port de Reval, à Cronstadt, assassinats de personnages officiels et d’officiers de police, agressions et pillages se succèdent14. » Il ne s’est pas écoulé un mois depuis la nomination de Stolypine, que, déjà, les « maximalistes15 » font sauter la datcha du Premier ministre dans l’île Aptekarski : sa fille et son fils sont gravement atteints, l’attentat fait vingt-sept morts et trente-trois blessés. La nécessité de « pacifier » apparaît avec encore plus de force.

On entreprend donc d’écraser la révolte. La simplification de la formule : « D’abord l’apaisement, puis la réforme », réside dans le fait qu’en réalité, Stolypine conjugue les deux : la lutte contre la révolution s’accompagne de la mise au point d’un programme de réformes et d’un début de réalisation.

La plupart des contemporains jugent négativement la politique de Piotr Stolypine. On voit en lui, tantôt – l’aile gauche de la société – un ennemi de la révolution, tantôt – l’aile droite – un réformateur radical. Vassili Maklakov, l’un des plus brillants orateurs des Deuxième et Troisième Doumas, qui prône les idées des « Cadets » et apparaît donc comme un adversaire idéologique de Stolypine, reviendra sur ses positions, de nombreuses années plus tard : « Pour parler la langue d’aujourd’hui, écrira-t-il en 1954, Stolypine incarnait la politique que l’on qualifie d’ordinaire de “politique de gauche faite de la main droite”16. »

La politique de « gauche » dont parle Maklakov est une politique de réformes. Toutefois, le nom de Stolypine sera très longtemps assimilé à la terreur contre-révolutionnaire. L’action de son gouvernement est décrite comme une « tornade sanglante ». Le nom de Stolypine est principalement lié à la promulgation, le 19 août 1906, d’une loi sur les tribunaux militaires, permettant aux gouverneurs-généraux, dans le cas « où le crime est si patent, si évident qu’il n’est nul besoin d’enquêter, de déférer les prévenus devant une cour martiale d’exception, en appliquant les lois valables en temps de guerre ».

Les tribunaux spéciaux vont fonctionner pendant sept mois et marquer très profondément les contemporains. Témoin des guerres paysannes et des révolutions prolétariennes, Vassili Maklakov note : « En 1906, les gens n’étaient pas encore revenus à l’état sauvage, comme aujourd’hui, et les exécutions émouvaient17. » À la fin du XXe siècle, le nombre des victimes de la « tornade sanglante », de la « réaction stolypinienne », n’étonne plus que par sa – relative – insignifiance.

Un historien soviétique dresse la liste de tous les condamnés à mort – et exécutés – en Russie pour raisons politiques, entre 1824 et 1917. Il calcule ainsi que « Stolypine et sa clique » – le chapitre s’intitule « Le Ministre-Pendeur » – « ont exécuté plus de cinq mille personnes (entre 1906 et 1911)18 ». Mais il existe un autre chiffre à prendre en considération : en 1906-1907, les terroristes tuent et mutilent quatre mille cinq cents personnes. Le nombre total des victimes de la « terreur de gauche », entre 1905 et 1907, excède neuf mille19.

La situation est encore aggravée dans le pays par la « terreur de droite ». Fondée en octobre 1905 et dirigée par le docteur Doubrovine, l’Union du Peuple russe organise des pogroms et pratique l’assassinat politique contre les « ennemis de la Russie » : les députés « cadets » de la Première Douma, Herzenstein et Iollos, sont assassinés, un attentat est perpétré contre Witte.

Les nombreuses victimes ne rafraîchissent en rien l’espoir que l’opinion place dans la révolution : cette dernière ne manquera pas de satisfaire les moindres revendications de toutes les couches de la société. La révolution est perçue comme un bienfait, un bien, la mort des révolutionnaires comme un sacrifice nécessaire pour que l’avenir soit rose, et la confirmation du mal immanent que représente la réaction. L’héroïsme révolutionnaire est dans l’air du temps. Le Récit des sept pendus de Leonid Andreïev, l’un des écrivains les plus populaires de l’époque, célèbre les terroristes et la profonde humanité des victimes du pouvoir. Le chef de la section pétersbourgeoise de l’Okhrana, le général Guerassimov, dirige l’arrestation d’un groupe terroriste qui compte deux femmes. Il cite, dans ses Mémoires, les paroles du procureur qui, de par ses fonctions, doit assister à l’exécution : « Il fallait voir comment mouraient ces gens… Pas un soupir, pas un regret, pas la moindre prière, pas le moindre signe de faiblesse… Ils montaient à l’échaffaud, le sourire aux lèvres. C’étaient de vrais héros20. »

Un autre écrivain, le plus populaire de son temps, Maxime Gorki, parle à son tour de l’héroïsme et des héros. Partout, on répète les paroles de la Chanson du Faucon : « Nous chantons un hymne à la folie des braves ! La folie des braves est la sagesse de la vie ! » Le maître à penser Gorki proclame que la folie est sagesse, il professe avec succès que la mort héroïque du « faucon » est de loin préférable à la pitoyable existence terrestre de la « couleuvre ». Le but suprême de la vie est l’exploit, l’acte héroïque qui rapproche la révolution.

Ouverte le 27 avril 1906, la Première Douma trahit les espoirs des auteurs de la loi électorale, qui avaient cru, à la suite du tsar, que les paysans constituaient le grand point d’appui de la monarchie. La Douma se révèle tellement « à gauche » que la presse progressiste la baptise : « Douma de la vindicte populaire. » Le parti de Lénine boycotte les élections (le « Guide » reconnaîtra plus tard que c’était une erreur). Le parti vainqueur est le Parti constitutionnel-démocrate (les « Cadets »), avec cent soixante-dix-neuf députés sur quatre cent soixante-dix-huit, suivi de la Fraction paysanne : quatre-vingt-dix-sept députés.

Iossif Hessen rapporte que la presse « cadet » évoque en ces termes l’ouverture de la Douma : « L’histoire gardera le souvenir radieux d’une heure radieuse de l’histoire du peuple russe… Ce sera la première heure d’une ère nouvelle dans la vie de notre pays21. » Mais, « dès le lendemain », reconnaît le mémorialiste, « une guerre ouverte, à mort, se déclara entre la Douma et le gouvernement22 ». Les « Cadets », qui ont remporté une victoire convaincante aux élections, sont persuadés qu’ils triompheront tout aussi aisément du pouvoir. Dans le programme qu’ils adressent à Nicolas II, ils exigent la suppression de la « Deuxième Chambre » (le Conseil d’État) et la création d’un gouvernement responsable devant la Douma qu’ils baptisent, non pas « chambre législative », mais « pouvoir législatif ».

Évaluant l’action de ses camarades de parti, Vassili Maklakov constate que, dans la Première Douma, celle-ci est dirigée contre la Constitution (les « Lois fondamentales »). Plaçant avec insistance la « volonté du peuple » au-dessus de la loi, les « Cadets » acceptent néanmoins le principe de l’autocratie, qui place la volonté du tsar au-dessus de la loi. Ces deux tendances se trouvent alors en passe de créer en Russie un État de droit23. Toutefois, au printemps 1906, lorsque Nicolas II tente, comme dit Maklakov, de « jouer loyalement son nouveau rôle de monarque constitutionnel », les « Cadets », éperonnés par leur victoire, surestiment leurs forces et leurs possibilités. Au nom du gouvernement Goremykine, Piotr Stolypine négocie avec le leader « cadet », Paul Milioukov. On propose à des députés de la Douma d’entrer au gouvernement, mais la nomination des ministres de la Guerre, de la Marine, de la Cour et de l’Intérieur, reste du ressort de l’empereur. Stolypine ne cache pas qu’il aura la charge des affaires intérieures. Milioukov répond par un refus catégorique.

L’ancien ministre de l’Intérieur, Trepov, nommé maréchal du palais, négocie de son côté, dans le but de saper le crédit de Stolypine et sa proposition. Il accepte l’idée d’un gouvernement entièrement composé de députés de la Douma. Le plan retors du général Trepov se fonde sur la certitude qu’un cabinet « cadet » entrera forcément en conflit avec l’empereur, lequel se verra dans l’obligation de nommer un dictateur militaire. L’auteur de la formule : « Ne pas ménager les cartouches ! » est prêt à assumer cette fonction.

L’échec des négociations, l’incapacité de la Douma et du gouvernement à coopérer, conduisent à la dissolution de l’assemblée, moins de trois mois après sa création. Jetant un regard en arrière, Vassili Maklakov résume ainsi la situation : les « Cadets » étaient venus en vainqueurs, ils exigeaient la capitulation du gouvernement. La dissolution de la Douma et la nomination de Piotr Stolypine au poste de Premier ministre constituent la réponse du pouvoir. Il apparaît que les « Cadets » ne disposaient pas d’une force réelle dans le pays. Privés de leur mandat, les députés se réunissent à Vyborg où ils rédigent « l’Appel de Vyborg », conviant le peuple à la « résistance passive ». On ne pouvait, écrit Maklakov, « imaginer démarche plus malheureuse et inutile. Elle n’enthousiasma ni n’effraya personne…24 ».

De nouvelles élections mettent en place une Douma encore plus à gauche que la première. Les sociaux-démocrates se présentent et emportent soixante-cinq sièges ; les « travaillistes », proches des socialistes-révolutionnaires (qui ont eux-mêmes trente-sept représentants), se retrouvent avec cent quatre députés. Le « bloc de gauche » acquiert une immense influence au sein de la Douma, qui compte cinq cent dix-huit députés. C’est un revers, en revanche, pour les « Cadets » qui n’obtiennent que quatre-vingt-dix-neuf mandats. Le « bloc de droite » – Parti conservateur des « Octobristes » et organisations « Cent-Noir » – a cinquante-quatre députés. Les sièges restants sont occupés par les délégués de petits partis et groupuscules, changeant d’opinion au gré de leur humeur.

On peut trouver de nombreuses explications rationnelles au profil « de gauche » de la Deuxième Douma. Un fait étrange, toutefois, retient l’attention de l’historien : après l’effondrement de l’Empire soviétique, tous les pays postcommunistes (à l’exception de la République tchèque et, plus récemment, de la Roumanie) porteront au pouvoir, lors des deuxièmes élections, la « gauche », autrement dit les Partis communistes qui semblaient à jamais discrédités par des décennies de gouvernement totalitaire. Là encore, les explications rationnelles ne manquent pas. Mais il y a sans doute, aussi, des causes irrationnelles, mettant en évidence un lien mystérieux, incompréhensible au premier abord, entre ces « deuxièmes élections » et les opinions de « gauche » des électeurs.

La Deuxième Douma, comme la Première, piaffe d’impatience. Elle reprend la confrontation avec le gouvernement, persuadée qu’elle est de représenter la « volonté populaire ». Alexis Souvorine consigne dans son journal, sous un chiffre connu de lui seul : « Il n’y a personne à la Douma. Beaucoup de bandits, une nuée de destructeurs, mais personne qui puisse gouverner… » Et l’éditeur du Temps nouveau poursuit, à propos de l’état d’esprit des élus du peuple : « La Douma aimerait déverser des insultes sur les ministres. Un député a dit : “Je n’ai pas peur d’un sergent de ville, et encore moins d’un ministre. Ce sont eux qui doivent avoir peur25.” »

La dissolution de la Première Douma et l’élection de la Deuxième placent sur le devant de la scène russe Piotr Stolypine. D’une part, il obtient le poste de président du Conseil ; d’autre part, et peut-être surtout, il est le seul ministre russe à faire preuve d’un remarquable talent d’orateur, ce qui le rend capable de défier les plus beaux parleurs de la Douma. Sentant la pression du « bloc de gauche », que renforce la fraction « cadet », et comprenant le désir des députés de faire peur aux sergents de ville et aux ministres, Stolypine réplique avec assurance et audace : « Vous ne nous intimiderez pas ! »

L’avertissement du Premier ministre est dirigé contre la majorité de centre gauche de la Douma, qui tente de toutes ses forces de contrecarrer les réformes, les jugeant trop tardives et insuffisantes. Mais les réactionnaires radicaux mènent aussi une campagne effrénée contre la politique de Stolypine et l’homme lui-même. L’un de leurs organes de presse est le journal L’Étendard russe (Russkoïé znamia), édité par Doubrovine. Répondant au défi du Premier ministre, le journal de Doubrovine déclare : « Que Stolypine sache que le peuple russe orthodoxe ne fait que rire de son “Vous ne nous intimiderez pas” ! Le temps viendra – et il n’est plus loin – où nous ne permettrons plus d’endormir les citoyens russes avec des promesses de Constitution étrangère et autres délires cadets. Non, tout indique que l’heure a sonné de régler la totalité des comptes politiques avec l’actuel gouvernement Stolypine26. »

Les attaques de L’Étendard russe ne feraient que rétablir l’équilibre face aux attaques de la « gauche », si la « droite » n’obtenait soudain le soutien inattendu de l’empereur. Le 4 juin 1907, Nicolas II adresse un télégramme au président de l’Union du Peuple russe, Doubrovine : « Annoncez à tous les présidents de sections et à tous les membres de l’Union du Peuple russe qui m’ont fait parvenir l’expression de leurs sentiments, que je leur suis profondément reconnaissant tant de leur dévouement que de leur empressement à servir le trône et le bien de la chère patrie. Je suis certain qu’à l’heure actuelle tous les Russes qui me sont véritablement fidèles et qui aiment vivement leur patrie se trouveront plus serrés encore autour de mon trône. En augmentant sans cesse leurs rangs, ils m’aideront à régénérer en paix notre grande Russie sacrée, tout en améliorant le sort de son grand peuple. Que l’Union du Peuple russe me soit un vrai soutien. Qu’elle serve à tout le monde et en toute occasion de modèle de légitimité et d’ordre. Nicolas. »

Ce texte est si inattendu, les louanges adressées à l’organisation « Cent-Noir » si outrancières qu’Alexis Souvorine, convaincu qu’il s’agit d’un faux, refuse de faire paraître le télégramme dans son Temps Nouveau, pourtant monarchiste. « Notre Souverain s’est trouvé un beau parti », note-t-il tristement dans son journal27.

Nicolas II envoie son télégramme à Doubrovine après la dissolution de la Deuxième Douma. Cette dernière ne siège pas plus longtemps que la précédente : le 3 juin 1907, violant le manifeste du 17 octobre, le gouvernement l’interdit. D’emblée, elle avait déplu à Nicolas II. De son côté, Piotr Stolypine avait cherché des modes de coopération, dont les « Cadets » ne voulaient pas. La majorité des députés refusait ainsi de condamner la terreur révolutionnaire, tout en condamnant volontiers celle de droite, ou la « terreur gouvernementale ». Le prétexte invoqué pour la dissolution est le refus de la Douma de livrer à la police des députés sociaux-démocrates, appréhendés tandis qu’ils rencontraient les représentants d’organisations politiques au sein de l’armée. De tels liens existaient dans la réalité, mais pour faciliter le travail de la police, la section pétersbourgeoise de l’Okhrana avait, en l’occurrence, utilisé des provocateurs et pris les députés « la main dans le sac ».

Député de la Deuxième Douma, Vassili Maklakov donne une autre explication du « coup de force » – la dissolution – perpétré par le pouvoir : le refus de l’Assemblée de traiter le grand problème de la Russie, la question paysanne, comme le veut Stolypine.

La dissolution de la Deuxième Douma ne signifie pas pour autant la fin du « parlementarisme » russe. L’élection d’une Troisième Douma est fixée. La nouvelle assemblée doit être convoquée le 1er novembre 1907. Mais l’expérience des deux premières Doumas a servi de leçon au gouvernement qui modifie la loi électorale. On s’adapte peu à peu au système parlementaire, on tente de trouver des modes de collaboration entre pouvoirs exécutif et législatif. Au sein de la Troisième Douma, l’aile droite – depuis les représentants des gros propriétaires terriens jusqu’aux nationalistes les plus extrémistes – obtient 33,2 % des suffrages ; le Parti du 17 Octobre, qui défend les intérêts de la bourgeoisie industrielle et commerçante, 34,8 % ; les « Cadets » perdent la place de leader qui était la leur dans les deux précédentes assemblées. La nouvelle loi électorale restreint considérablement les droits des minorités nationales. Les partis révolutionnaires sont représentés à la Troisième Douma, et parmi eux les bolcheviks (quatre d’entre eux entrent dans la fraction social-démocrate).

Martin Malia résume ainsi la situation : « Après 1907, il existe en Russie un Parlement – ou une assemblée – de type prussien, dirigé par les éléments conservateurs et capable d’œuvrer avec l’autocratie qui demeure relativement ouverte28. » Les prédictions d’un contemporain malveillant ne se réalisent pas. L’auteur de L’Avenir de la Russie écrivait en effet, en 1906 : « La révolution russe se prolongera plus longtemps que la Révolution française. Mais la Douma d’État deviendra plus vite une maison de fous… Les séances de la Douma d’État russe rappelleront, dans les prochaines années, de la façon la plus stupéfiante, les séances de la Convention29. »

La Troisième Douma ira jusqu’au bout de son mandat, puis une Quatrième lui succédera, élue jusqu’en 1917. La suivante ne sera formée qu’en 1993.

Auteur, avec les dix volumes de sa Roue rouge, de l’analyse la plus large et la plus complète de la révolution russe, Alexandre Soljénitsyne écrit à propos du « coup de force » du 3 juin 1907 : « … Pour conserver une Douma, il fallait […] modifier la loi électorale. Modification illégale, même si elle se faisait par oukaze, puisque le Manifeste était là. Mais c’était le seul moyen d’obtenir une assemblée capable de travailler30. »

Dans sa première allocution gouvernementale, Stolypine présente un vaste programme de réformes – depuis la levée des restrictions et brimades infligées à divers groupes de population, jusqu’à la transformation du self-government, des tribunaux locaux, de l’impôt sur le revenu, etc. Au centre de tous les changements, Piotr Stolypine place la résolution de la question paysanne. Ni la Première ni la Deuxième Douma ne voulaient s’en occuper, se bornant à proposer des projets de confiscation des terres nobles.

Mettant à profit le répit entre la dissolution de la Première Douma et l’élection de la Deuxième, Stolypine prend une série de mesures (l’article 87 des Lois fondamentales lui en donne le droit), modifiant la situation des paysans en Russie. Le 5 octobre 1906, un oukaze est promulgué, plaçant les paysans à égalité avec les autres couches de la société. L’oukaze du 9 novembre 1906 leur accorde le droit de quitter l’obchtchina, en conservant le lopin de terre dont ils disposent à ce moment précis. Un ensemble d’autres oukazes envisage les multiples aspects de la question paysanne. Mais la Deuxième Douma refuse de transformer en lois ces oukazes extraordinaires.

Membre de la Commission agraire à la Douma, le « Cadet » Tchelnokov rapporte aux députés de son parti, après un entretien avec Stolypine : « Stolypine a complètement perdu la tête avec la question agraire. Il dit : “Avant, je croyais seulement que le salut de la Russie résidait dans la suppression de l’obchtchina ; à présent, j’en ai la certitude. Sans cela, aucune Constitution ne sera du moindre profit pour la Russie31.” » Défendant, devant la Deuxième Douma, la loi du 9 novembre, Piotr Stolypine déclare qu’elle « abolit seulement le rattachement forcé du paysan à l’obchtchina, tirant par là même l’individu d’un asservissement incompatible avec la notion de liberté de l’homme et du travail humain ». La majorité de gauche de la Douma, comme la minorité de droite mais pour des raisons différentes, refuse d’entériner la loi.

La loi sur la propriété paysanne de la terre ne sera adoptée que par la Troisième Douma et entérinée par Nicolas II, le 14 juin 1910. Les députés de gauche, les « Cadets » et une grande partie de la droite se prononceront contre. La majorité qui permettra de faire passer la loi se formera autour des « Octobristes », soutenus par la droite modérée et des groupes nationaux (le « Kolo » polonais, par exemple).

Les documents de l’époque, les témoignages des contemporains, l’analyse des historiens permettent de percevoir le caractère incroyablement complexe de la « question paysanne » en Russie. Les événements de la fin du XXe siècle en révéleront brutalement toute l’actualité et aideront à mieux comprendre les événements du début du siècle. La décennie 1906-1916 montre qu’une partie considérable des paysans veut se libérer du cocon de l’obchtchina et obtenir le statut d’agriculteurs libres. Vers 1916, près de deux millions de familles quitteront le mir pour des khoutors, des fermes hors village, ou demeureront dans les limites du village, mais en tant que propriétaires indépendants. La venue des bolcheviks au pouvoir interrompra ce processus. En 1929, quand Staline lancera sa politique de collectivisation forcée et de liquidation des koulaks comme classe, on assistera à une restauration de l’obchtchina, en version soviétique.

Au début des années 1990, après l’effondrement du système soviétique, les kolkhozes et les sovkhozes ne disparaissent pas, comme on pouvait s’y attendre. En effet, le pouvoir qui succède aux autorités communistes ne fait rien pour faciliter l’entrée des agriculteurs dans le monde de l’exploitation individuelle. Un puissant lobby apparaît, formé des présidents de kolkhozes et des directeurs de sovkhozes, qui s’oppose de toutes les façons à l’adoption d’une législation libérant les paysans et permettant aux cultivateurs de travailler individuellement. Vassili Starodoubtsev, l’un des leaders du Parti agrarien à la Douma, ancien participant au pustch de 1991, formule son programme de la façon la plus concise : « Il ne doit pas y avoir de propriété privée de la terre. La terre ne peut être un objet de commerce. » Cette déclaration est faite à Alexandre Prokhanov, éditeur de l’hebdomadaire Zavtra (Demain), en comparaison duquel le Temps Nouveau d’Alexis Souvorine prend des airs de publication gauchiste. Alexandre Prokhanov expose la « conception russe » de la terre : « La terre appartient à Dieu, la terre appartient au peuple, la terre n’appartient à personne, elle est à l’État, elle est sacrée, les hommes y reposent32… »

En 1995, les adversaires de la propriété privée de la terre reprennent mot pour mot les arguments des innombrables ennemis de Piotr Stolypine, il y a quatre-vingt-dix ans. Le 16 novembre 1907, présentant sa réforme agraire à la Douma, Stolypine répond à tous les partisans (quelle que soit l’époque) de la « conception russe » : « Tant que le paysan sera pauvre, tant qu’il ne jouira pas de la propriété individuelle de la terre, tant qu’il se trouvera pris de force dans l’étau de l’obchtchina, il restera un esclave, et aucune loi écrite ne lui confèrera les bienfaits de la liberté civile33. »

Monarchiste et conservateur, Piotr Stolypine voit la « vraie liberté » dans la conjugaison des libertés civiles, du sens de l’État et du patriotisme ; et cette « liberté authentique » a pour vecteur le « petit propriétaire terrien… travailleur, ayant le sens de sa dignité personnelle » et apportant au village « la culture, l’instruction et la satiété34 ».

L’organisation du transfert des paysans qui manquent de terre (pour ceux qui le souhaitent) au-delà de l’Oural (en Sibérie, Extrême-Orient, Asie centrale) constitue une part importante du programme de réforme agraire de Stolypine. Entre 1906 et 1913, quelque trois millions et demi de paysans franchissent ainsi l’Oural.

Le Premier ministre est en butte aux attaques de droite et de gauche, parce que son programme « mise sur les forts ». Les adversaires de Stolypine citent le discours qu’il a prononcé à la Douma le 5 décembre 1908, répondant à ceux qui tentaient de semer l’affolement par des descriptions de paysans ivrognes, buvant la totalité de leurs terres : « Quand nous rédigeons des lois pour tout le pays, il nous faut songer aux forts et aux sages, non aux faibles et aux ivrognes35. » La gauche prétend donc que Stolypine mise sur les « koulaks exploiteurs », la droite sur « un schisme dans les campagnes » – idée antirusse, antinationale.

Piotr Stolypine se défend, en soulignant que « les forts sont la majorité en Russie ». Il ne fait aucun doute que les possibilités offertes par la réforme agraire séduisent avant tout les plus actifs, ceux qui ont le sens de l’initiative, les paysans les plus « forts » : il faut en effet être résolu, avoir une certaine force de caractère pour s’arracher à la chaude étreinte du mir, abandonner son lopin de terre et s’en aller commencer une vie nouvelle, à dix mille kilomètres, dans l’immensité sibérienne. L’économiste français Edmond Théry, qui se rend en Russie en 1913, évoque les progrès considérables accomplis par le pays en six ans (1906-1912), soulignant l’aide massive apportée par l’État, en particulier dans la répartition des terres et les prêts aux paysans. « Il faudra encore une vingtaine d’années, estime l’observateur français, pour que les cent trente millions d’hectares concédés aux obchtchinas en 1861, lors de l’émancipation paysanne, se transforment définitivement en possessions privées… Toutefois, l’impulsion donnée aujourd’hui est d’une telle force que le complet succès de la réforme ne fait pas le moindre doute36. »

Il n’est pas exclu qu’Edmond Théry ait eu vent des célèbres paroles de Piotr Stolypine : « Donnez-moi vingt ans, et je transfigurerai la Russie. »

L’action déployée par Stolypine porte ses fruits. La révolution est écrasée ; en 1907, les derniers foyers s’en éteignent ; la Troisième Douma adopte la loi agraire et assimile les règles de la vie parlementaire ; la Russie commence à panser ses plaies, après la guerre contre le Japon et la révolution. Parallèlement, Piotr Stolypine perd peu à peu la confiance et le soutien de Nicolas II. En 1909, en réponse au Premier ministre qui, se référant au général Guerassimov, déclare : la révolution est écrasée et le souverain peut se déplacer où il veut, Nicolas lance, irrité : « Je ne comprends pas de quelle révolution vous parlez… Nous avons eu, il est vrai, des désordres, mais ce n’est pas une révolution… D’ailleurs, les désordres eux-mêmes ne seraient pas possibles, s’il y avait au pouvoir des hommes plus énergiques et audacieux. Si, dans ces années-là, j’avais eu près de moi des individus de la trempe du colonel Doumbadze, les choses auraient tourné autrement37. »

Commandant de Yalta, résidence d’été de l’empereur, le colonel Doumbadze s’est rendu célèbre par ses monstrueuses persécutions contre les juifs. La comparaison ne peut qu’offenser Stolypine. « Combien rapidement, dit-il au général Guerassimov, le souverain oublie tous les dangers encourus et tout ce qui a été accompli pour les écarter, pour tirer le pays de la pénible situation dans laquelle il se trouvait38. »

Le 1er septembre 1911, Piotr Stolypine est mortellement blessé au théâtre de Kiev. Nicolas II assiste à la représentation. Le 5 septembre, le Premier ministre s’éteint. L’assassin, Dmitri Bobrov, est membre du Parti socialiste-révolutionnaire et agent de l’Okhrana. Ses attaches juives donnent un supplément d’actualité à son acte terroriste. Bobrov est immédiatement jugé et exécuté. Les circonstances de l’assassinat de Piotr Stolypine ne seront jamais complètement éclaircies. Le nombre impressionnant de ses ennemis rend vraisemblables les rumeurs les plus diverses et les plus contradictoires. Les révolutionnaires haïssent l’homme qui a « pacifié » le pays et l’a mené sur la voie de réformes menaçant de rendre la révolution inutile. La droite voit dans l’action de Stolypine une volonté de saper le régime monarchique. Le centre, et avant tout les « Cadets », craint le bras puissant du président du Conseil qui les empêche d’obtenir un gouvernement responsable devant la Douma. Paul Milioukov, leader des « Cadets » et adversaire irréductible de Stolypine, rappelle que le grand protecteur du Premier ministre fut le « tsar, qui n’aimait pas à être dirigé par une volonté extérieure ». Et il conclut : « Appelé à sauver la Russie de la révolution, il termina ses jours dans le rôle d’un Thomas Becket russe39. »

Paul Milioukov n’évoque le chancelier anglais (1118-1170), tué après que le roi Henri II, irrité, se fut étonné que nul ne voulût le débarrasser d’un conseiller trop remuant, qu’après la révolution de 1917. Mais l’idée que l’empereur ait pris quelque part à l’assassinat du ministre, se fait jour aussitôt après le coup de feu de Bobrov, bien qu’aucune preuve ne vienne l’étayer. Il y a simplement des doutes, des soupçons.

La réévaluation du rôle joué par Piotr Stolypine traduit une volonté manifeste de comprendre l’histoire russe du XXe siècle. Polissant sans fin le miroir de la révolution, Alexandre Soljénitsyne découvre Stolypine et en fait le symbole des possibilités cachées de ce grand pays. L’écrivain brosse le portrait de son héros, favori du destin : « La redingote noire boutonnée jusqu’au menton, droit comme le marbre et tendu d’assurance mystique, insupportable justement parce que ni déchéant vieillard naphtaliné, ni monstre, ni crétin, mais beau, conscient de sa force40… »

L’historien américain Richard Pipes est catégorique : « Stolypine… est l’homme d’État le plus remarquable de la Russie impériale. En dépit de leurs talents hors du commun, ses deux rivaux potentiels, Speranski et Witte, ne possédaient pas ce qu’avait Stolypine : cette combinaison d’intelligence étatique et de savoir-faire politique. » Pipes cite l’ambassadeur anglais à Pétersbourg, Arthur Nicholson, qui tient Stolypine pour « la figure la plus remarquable d’Europe41 ».

Vassili Maklakov trouve la meilleure formule – et la plus laconique – pour caractériser les facultés des deux grands ministres de Nicolas II : « Witte pouvait sauver l’autocratie, Stolypine la monarchie constitutionnelle42. »

Peu avant sa mort, Stolypine élabore un programme de réformes visant à instaurer les fondements solides d’un État de droit, d’une monarchie constitutionnelle. Ce programme prévoit des lois garantissant les droits des citoyens (abolition de l’exil administratif), une réforme de la police, du self-governement (concédant en particulier de larges droits aux zemstvos), la création de ministères de la Sécurité sociale, de la Santé et du Travail. Le programme de Stolypine sera publié pour la première fois en 195643. On peut le considérer comme un projet de « révolution d’en haut ». Mais pour le mettre à exécution, encore eût-il fallu qu’il y eût un « haut ». Soljénitsyne écrit à propos de Stolypine : il avait les « qualités d’un tsar44 ». Mais le tsar légitime est Nicolas II. Le sauveur potentiel de la monarchie constitutionnelle commence à peser à l’empereur presque autant que Witte, et devient donc inutile. Cela peut s’expliquer aussi par le fait qu’au moment de l’assassinat, un autre « sauveur » a fait son apparition à la Cour, incomparablement plus commode et, semble-t-il, plus efficace : Grigori Raspoutine, qui donne l’illusion qu’un lien direct est tissé entre le tsar et son peuple.

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