8 L’automne de la Moscovie



L’horloge de la Tour du Sauveur fut installée en 1624-1625, par l’Anglais Holoway. Le 5 octobre 1654, la pendule s’effondra et se brisa au cours d’un incendie. Elle fut rétablie par la suite.

Chronique.

Les Allemands ont inventé les horloges mécaniques, cauchemardesque symbole de la fuite du temps… Les premiers beffrois apparurent en Allemagne vers l’an 1200.

Oswald SPENGLER.


Un temps nouveau advient à Moscou, et la pendule de la Tour du Kremlin en témoigne. Les mœurs changent. En 1648, Alexis Mikhaïlovitch, souverain âgé de dix-neuf ans, ordonne d’annoncer à toutes les villes l’interdiction des « jeux laïcs, œuvre du diable, des chansons et ignominies (les spectacles) sataniques ». Les contrevenants auront droit, la première fois, à une bastonnade en règle et, en cas de récidive, referont connaissance avec le bâton, puis seront exilés. Tous les instruments de musique doivent en outre être confisqués et détruits.

En 1672, le tsar Alexis permet cependant à une troupe ambulante d’acteurs allemands, de passage à Moscou, de montrer « son art » au palais et de présenter la Comédie d’Artaxerxès, dont le sujet est emprunté au Livre d’Esther. Mais un quart de siècle s’est écoulé depuis l’interdiction des « jeux, œuvre du diable » et Moscou, entre-temps, s’est dotée d’un théâtre. Les historiens expliquent que le tsar vient de se remarier et que sa jeune épouse, Natalia Narychkina, aime à s’amuser ; amoureux, Alexis ne cherche qu’à la contenter. Il n’est toutefois pas douteux que le changement d’attitude du monarque à l’égard des plaisirs, reflète les changements survenus au sein de l’État. Il est clair également que l’impulsion vient à la fois d’Occident et du Kremlin.

L’époque n’est toutefois guère joyeuse, et le jeune tsar en prend conscience très tôt. À peine âgé de dix-huit ans, il décide de se marier. On réunit près de deux cents jeunes filles, puis on en propose six au tsar, qui choisit celle qui lui plaît. Pour Boris Morozov, organisateur du mariage, le choix d’Alexis est erroné. Le précepteur du tsarévitch assume le gouvernement de l’État depuis que son élève a accédé au trône, et il veut, à travers ce mariage, conforter sa situation. Le tsar prend pour fiancée la fille aînée du noble de cour Ilia Miloslavski, Maria. Morozov épousera sa cadette. Les premières noces d’Alexis ont lieu le 16 janvier 1648. C’est un mariage heureux, Alexis aime beaucoup sa femme qui lui donnera treize enfants. Le mariage de Morozov, âgé de soixante ans, avec la toute jeune Anna Miloslavskaïa, n’apporte pas le bonheur au favori du tsar. Médecin anglais d’Alexis, S. Collins s’autorise quelques commérages dans une relation des dix années qu’il a passées à Moscou : « Au lieu d’enfants, ce fut la jalousie qui naquit chez les Morozov, et la jeune épouse du vieux boïar eut à faire connaissance avec une lanière de cuir, grosse comme un doigt. »

Mais les problèmes conjugaux ne sont pas les plus importants. Le 25 mai 1648, la foule des Moscovites arrête le tsar qui rentre de l’église, pour se plaindre du gouvernement de Morozov et de ses hommes de main, Léonce Plechtcheïev, chargé du Zemski Prikaze où parviennent les doléances de la population, et Piotr Trakhaniotov, à la tête du Prikaze des Canons, qui se conduit envers les « hommes de service » avec une rare cruauté. Les trois hommes sont accusés d’avoir augmenté de plusieurs fois la gabelle.

L’indignation suscitée par l’impôt sur le sel, instauré en 1647, est si grande qu’on ne tarde pas à le supprimer. Mais le ressentiment reste très vif et les Moscovites, qui ont bien d’autres causes de mécontentement, exigent que soient châtiés les initiateurs de la taxe. Le tsar parvient à persuader la foule de se disperser. Un soulèvement n’en éclate pas moins par la suite, avec d’autant plus de violence : les insurgés font irruption au Kremlin, mettent à sac la maison de Morozov et de ses adjoints. L’émeute se poursuit le lendemain. Afin de sauver son ami et précepteur, le tsar jette en pâture à la foule Plechtcheïev et Trakhaniotov, mais il refuse de livrer Boris Morozov. L’incendie qui se déclare dans la ville détourne l’attention des émeutiers. La rumeur publique prétendra que les flammes s’apaisèrent, dès lors qu’on entreprit de jeter dans le brasier le corps de Plechtcheïev. Selon Oléarius, après cela, en effet, le feu se calma. Les troubles de Moscou entreront dans l’histoire sous l’appellation de « Révolte du Sel ».

Les impôts, nous l’avons dit, sont la première cause de l’émeute. La très lourde pression fiscale exercée sur la population moscovite explique les explosions et soulèvements incessants, ainsi que la révolte de Stepan Razine, qui ébranlent la capitale russe au XVIIe siècle, particulièrement sous le règne du Très-Paisible. Mais il est d’autres raisons : les effets du Temps des Troubles se font toujours sentir ; les étrangers sont en grand nombre à Moscou et les signes manifestes de leur influence suscitent le mécontement. L’asservissement des paysans est en outre achevé (au niveau législatif), et les sévères restrictions faites aux droits des citadins équivalent à leur assignation à résidence. Le Schisme (Raskol) va encore jeter de l’huile sur le feu des émeutes.

Au Sobor réuni en 1620 pour résoudre la question du négoce avec la Compagnie anglaise de John Merick, le tsar et le patriarche déclarent sans ambiguïté : « Chacun de vous sait qu’en raison des péchés commis dans l’État moscovite, la guerre a semé partout la ruine, que le Trésor est vide, hormis les taxes douanières et l’argent des estaminets1. » Ce sont toutefois là les deux principales sources de revenus de l’État, sous le règne d’Alexis. Certains historiens n’hésitent d’ailleurs pas à qualifier les troubles de 1648 de « Révolte des Estaminets », les émeutiers exigeant, parmi d’autres revendications, l’abolition du système d’affermage sur les débits de boissons et le commerce de l’alcool. Dans une supplique adressée au tsar, les délégués élus des Moscovites écrivent : « À Moscou et aux environs, se trouvent des faubourgs dépendants du patriarche, des monastères, des boïars et de gens d’autres grades (tchins)… Y vivent des prêteurs, avec leur cour, qui… afferment les douanes, les estaminets… et c’est ainsi qu’eux autres, gens de service et de taille, sont devenus miséreux et couverts de dettes… » On demande au tsar que « tout, partout, appartienne à l’État2 ».

Pressurés sans pitié par les négociants en alcool, les Moscovites croient sincèrement que dans « les estaminets d’État », les boissons seront moins chères. Leurs revendications révèlent aussi une volonté de ne laisser s’enrichir personne, excepté l’État. En 1652, la question des débits de boissons est examinée par le Sobor, qui décide d’instaurer un monopole sur l’alcool. Les débits privés sont interdits, chaque ville met en place un hôtel de commerce, d’où les alcools sont livrés à tous les débits et estaminets. Ces hôtels sont tenus par deux fonctionnaires assermentés, qui doivent fournir annuellement au Trésor une somme déterminée. Oléarius rapporte : « À l’heure actuelle, on compte jusqu’à un millier d’hôtels de ce type dans tout l’État. Ils rapportent au souverain d’énormes bénéfices3. » Dans les débits de boissons, est affiché un oukaze du tsar, portant cet avertissement : « Les buveurs ne seront point rappelés ni chassés des estaminets, ni l’époux par l’épouse, ni le fils par le père, le frère, la sœur ou autre parentèle, tant que lesdits buveurs n’auront point bu jusqu’à la limite de leur croix. » La croix est en effet la seule chose qu’il est interdit de gager au cabaret.

Pour S. Collins, qui séjourne à Moscou au temps du monopole sur les alcools, les débits de la capitale fournissent annuellement au Trésor du tsar entre dix et vingt mille roubles. Un contemporain note que les estaminets sont en grand nombre. Les Moscovites avaient vu juste : les boissons « d’État » sont en effet moins chères que celles des débits privés. Le prix en est fixé à cinquante kopecks le seau (douze litres). Un chercheur de notre temps, auteur de la première histoire de la vodka en Russie, souligne la priorité accordée à l’invention d’une nouvelle boisson populaire – la vodka –, tout en reconnaissant que le nom de cette boisson lui-même n’apparaît pas avant le XIXe siècle. Jusqu’alors, la vodka est appelée, en russe, « vin de blé » (la vodka étant principalement fabriquée à base de céréales), ou encore « vin brûlé » (traduction de l’allemand brantwein), etc.

L’impôt le plus important est néanmoins prélevé sur la terre. Autre impôt très lourd, la redevance spéciale destinée à l’entretien des streltsy. Entre 1618 et 1663, il est multiplié par dix. Dans les années 1650 et 1660, au cours desquelles la Russie mène de longues et épuisantes guerres contre la Pologne et la Suède, on lève régulièrement des impôts supplémentaires, correspondant à cinq, dix ou vingt pour cent de l’ensemble des biens et des revenus. Ces prélèvements spéciaux frappent principalement les commerçants et les artisans des villes.

En 1656, durant la guerre contre la Pologne, le gouvernement de Moscou trouve un moyen simple et pratique de remplir les caisses de l’État : on frappe un rouble de cuivre dont on calque officiellement le cours sur celui du rouble-argent. La valeur respective des deux métaux est de 62,5 pour 1. On entreprend ensuite de racheter les pièces d’argent contre des roubles de cuivre. Nombreux sont les Russes séduits par cette nouvelle monnaie, si facile à fabriquer : les roubles-cuivre se multiplient, dépassant largement les émissions d’État. Leur cours dégringole, tandis que les prix grimpent. Le mécontentement populaire atteint au point de rupture, lorsqu’on apprend que le beau-père du tsar, Ilia Miloslavski, alors à la tête de cinq Prikazes dont le Grand Prikaze du Trésor, compte parmi les faux-monnayeurs les plus actifs. Selon des témoins de l’époque, le père de la tsarine et ministre des Finances aurait ainsi produit pour son compte quelque cent vingt mille roubles. On aura une idée de ce que représente cette somme, en précisant que, chaque année, ainsi que l’indique Kotochikhine, le Trésor perçoit un million trois cent onze mille roubles.

Le 25 juillet 1663, Moscou explose : la foule se précipite à Kolomenskoïé, où se trouve le tsar, exigeant que lui soient livrés les fautifs de sa pénible condition. Le tsar paraît sur le perron du palais et tente de calmer les Moscovites. Mais, selon un témoin, ces derniers le saisissent par les boutons de son habit, en criant : « Comment pourrions-nous croire quoi que ce soit ? » Le tsar prend Dieu à témoin et tope avec un des émeutiers. Cependant, la « Révolte du Cuivre » se poursuit deux jours encore et ne cesse qu’avec l’intervention des streltsy. Les émeutiers sont durement réprimés : quelque cent cinquante d’entre eux sont pendus près de Kolomenskoïé, d’autres sont torturés, ont les bras et les jambes coupés, d’autres encore – en nombre moindre – sont fouettés, marqués de la lettre « b » (bountovchtchik – émeutier) et envoyés en Sibérie jusqu’à la fin de leurs jours. Le rouble-cuivre ne sera supprimé qu’un an plus tard.

Les Révoltes du Sel (ou des Estaminets) (1648) et du Cuivre (1662) frappent les esprits des contemporains et des historiens, parce qu’elles ébranlent la capitale de l’État. Toutefois, les quinze années qui s’écoulent entre les deux soulèvements moscovites, sont caractérisées par des troubles incessants, qui éclatent dans les régions les plus diverses de Moscovie : Novgorod, Pskov, Veliki Oustioug, Koursk, Voronej, Totma, et bien d’autres. La géographie des émeutes montre que le centre, le sud et le nord du pays sont principalement touchés. Il s’agit, pour l’essentiel, de révoltes urbaines. Mais à partir de la seconde moitié des années 1660, des désordres se font jour sur le Don, parmi les Cosaques et les paysans ; en 1670-1671, ils se transformeront, sous la conduite de Stepan Razine, en véritable guerre paysanne.

Toutes les couches de la population sont mécontentes, mais les soulèvements, les émeutes, les révoltes sont dirigés contre les usages et pratiques en vigueur, et non contre l’ordre établi, au centre duquel se trouve le tsar. Alexis croit fermement que son pouvoir lui vient de Dieu, lui est inspiré par Dieu. Doux et sensible, il n’en rejette pas moins catégoriquement l’idée que ses sujets puissent avoir des droits et les faire valoir auprès du pouvoir suprême. « À qui refuses-tu d’obéir ? » reproche le tsar à un boïar qui n’a pas exécuté son ordre. « Au Christ lui-même ? » Le peuple a la même image du tsar : il incarne la justice absolue. On cherche protection auprès de lui contre l’arbitraire des autorités, on lui demande aide et assistance. Le tsar intervient, quand des suppliques lui parviennent, il se mêle du travail des Prikazes, contrôle (ou tente de contrôler) l’administration.

Les soulèvements populaires sont dirigés contre les boïars et les fonctionnaires des Prikazes, contre les « méchants conseillers ». Le peuple, toutefois, ne s’oppose pas à la tutelle du tsar, juste par définition, puisque venant de Dieu. La langue russe dispose de deux mots pour traduire la notion de liberté : svoboda et volia. Le premier n’entre en usage que tardivement ; volia, en revanche, remonte au fond des âges ou presque. Le mot svoboda est d’origine étrangère et désigne la liberté individuelle ; volia exprime, le plus souvent, la libération brutale, violente, d’une tutelle. La philosophie et la pratique du pouvoir consistent, au temps d’Alexis, à ne pas accorder de volia aux plus humbles. La volia ne peut donc être obtenue que par la force. La volia peut être accordée, elle peut aussi être « arrachée ». C’est une notion extérieure, matérielle, sans la signification morale de la svoboda. La volia peut être prise dans deux cas : quand on possède une force hors du commun, digne des figures de légendes et permettant de rejeter les douces chaînes de la tutelle ; quand les forces extérieures qui protègent la tutelle s’affaiblissent soudain.

Bien souvent, la volia, lorsqu’elle rompt ses chaînes, prend la forme d’une licence effrénée, d’une fête cruelle où tout est permis. Au XIXe siècle, considérant l’histoire de son pays, Pouchkine mettra en garde contre le bount (le soulèvement) à la russe, « impitoyable et absurde ». Absurde pour le grand poète russe du XIXe siècle, imprégné de rationalisme, le bount a, pour les révoltés des XVIIe et XVIIIe siècles, un sens profond, évident : les acteurs des Révoltes du Sel et du Cuivre vont chercher la « vérité-justice » (la pravda) auprès du tsar. L’armée de Stepan Razine, dépêche ainsi deux nefs – l’une tendue de velours rouge, l’autre de velours noir – « au tsarévitch Alexis Alexeïevitch » (le fils du tsar, mort avant le début du soulèvement) et « au patriarche Nikone ». Nul, dans les troupes insurgées, n’a jamais vu aucun d’eux, mais cela n’empêche pas les révoltés de se battre contre les boïars, les voïevodes et les gens des Prikazes, pour le tsarévitch, Nikone et Stepan Razine. Les émeutiers manifestent ainsi leur mécontentement du tsar Alexis, mais sous une forme atténuée, puisqu’ils reportent leur foi dans le tsar sur son fils.

Quelques semaines après la Révolte du Sel, le tsar, qui a pris conseil des dignitaires de l’Église et de la Douma des Boïars, ordonne de réviser les lois en vigueur. K. Waliszewski montre que la législation sera la grande tâche du siècle et ajoute : « Sous ce rapport, Moscou devança la France de Louis XIV et de Colbert, où il fallut attendre 1663 pour que l’on s’attaquât à l’élaboration d’un “droit français”4. » Une commission présidée par le prince Nikita Obolenski, se met à l’œuvre, le 16 juillet 1648. Elle a pour mission de choisir, dans « les règles édictées par les apôtres, les écrits des Pères de l’Église et les lois byzantines » (le Nomocanon), ce qui peut être utile à la « justice du tsar », de comparer les oukazes des précédents souverains et les décisions des Doumas avec les anciens codes, de mettre au point les textes retenus, d’ajouter les nouvelles instructions indispensables. Le travail est effectué en un temps record. Le 1er septembre 1648, le Sobor est convoqué et, en janvier 1649, un nouveau code (Oulojénié) est adopté. Cet Oulojénié restera en vigueur pendant près de deux siècles, jusqu’à l’élaboration du Code des Lois, en 1833. Ironique, Klioutchevski considère que « cela témoigne moins des mérites du code d’Alexis que de notre aptitude à nous passer très longtemps d’une loi satisfaisante ».

Indubitablement, l’Oulojénié s’efforce de traiter tous les problèmes. Il compte en effet près de mille articles. Le texte original, retrouvé en 1767 au Palais des Armures du Kremlin, se présente sous la forme d’un rouleau de vingt-deux à vingt-six centimètres d’épaisseur, et de trois cent huit mètres de longueur. Il se compose de neuf cent cinquante-neuf feuilles de parchemin.

L’Oulojénié fixe les devoirs de la société envers l’État, et met de l’ordre dans le système de gouvernement. La société moscovite issue des Troubles présente quatre groupes principaux : les « hommes de service » ; les « gens de taille des faubourgs » (les citadins) ; les « gens de taille des campagnes », les kholops. Ces catégories se distinguent avant tout par la nature de leurs obligations : la première sert l’État dans l’armée ou l’administration ; les « gens des faubourgs » paient des impôts sur leur activité artisanale ou commerciale ; ceux des campagnes (les paysans) sont imposés en nature, sur leur production.

Le Code établit, involontairement peut-être, une classification précise de la situation sociale de tous les groupes de population, et fixe les châtiments pour toute injure faite à l’honneur. Les doumnyïé lioudi, boïars, okolnitchi, nobles de cour et clercs, se situent au sommet de l’échelle, juste après les tsarévitchs héritiers des souverains musulmans convertis au christianisme, et les princes. Tout affront à leur endroit est puni de knout et de prison. Dans les autres cas de figures, on paie une amende, allant de un à cinquante roubles, selon le rang de l’offensé. Les Stroganov, richissimes négociants fournissant l’État en argent, forment une classe à eux seuls : la moindre offense les concernant « vaut » cent roubles. La punition prévue pour atteinte à l’honneur d’une femme est deux fois plus lourde que pour un homme, et quatre fois lorsqu’il s’agit d’une jeune fille. Un kholop, lui, n’a droit à rien pour son honneur, et la loi fixe sa valeur totale à cinquante roubles.

Jusqu’alors, la structure sociale moscovite se caractérise par sa mobilité ; on trouve, entre les groupes, des sous-groupes : les « gens des faubourgs » s’occupent d’agriculture, les paysans de commerce, et ceux qui souhaitent se libérer de la taille, concluent avec un propriétaire terrien une kabala (un contrat) qui fait de lui, temporairement, un esclave.

L’Oulojénié supprime cette mobilité, fixant les « gens des faubourgs » dans les villes, leur interdisant de « servir », de passer des kabalas et même de quitter un faubourg pour un autre. La ville devient un centre administratif où vivent les fonctionnaires et les « gens des faubourgs » qui pourvoient à leur entretien. Elle ne joue plus un rôle important dans la vie économique et sociale du pays.

L’Oulojénié attache définitivement les paysans à la terre. La loi interdit de changer de propriétaire, le paysan est véritablement asservi. On supprime toute notion de prescription dans la recherche des serfs en fuite : le fuyard peut être rendu à son propriétaire n’importe quand, quel que soit le temps écoulé depuis sa défection. Le paysan se voit donc complètement lié au seigneur. Simultanément, il est attaché à l’État, le travail effectué pour le propriétaire terrien étant considéré comme une sorte de service d’État, assurant le côté matériel des obligations du seigneur. L’asservissement des paysans augmente considérablement le poids des nobles de cour (les dvorianié) qui, après la défaite des boïars à l’époque des Troubles, deviennent la classe dominante. Le recensement de 1678 fait ainsi état de 888 000 exploitations agricoles dans le pays, dont 10,4 % appartiennent à des paysans ou des petits-bourgeois libres des faubourgs, 13,3 % à l’Église, 9,3 % à la Cour, 10 % aux boïars, et 57 % aux dvorianié5.

Au cours des deux siècles suivants, le servage, l’asservissement des paysans, donc de l’immense majorité de la population, constitueront la grande particularité du système étatique russe, l’origine de sa puissance et de sa faiblesse, un élément déterminant dans la transformation de l’État moscovite en Empire de Russie et dans le retard pris par le pays. La nature de l’asservissement évoluera avec le temps, mais restera pour l’essentiel telle que l’Oulojénié de 1649 définissait la condition de la population rurale imposable.

L’Oulojénié souligne la différence entre le paysan serf et le kholop, l’esclave. La meilleure illustration de la vraie nature du servage est peut-être l’interdiction faite par la loi au paysan asservi de se vendre en tant que kholop – un moyen, nous l’avons dit, d’échapper à l’imposition. La différence fondamentale entre le Kholop et le serf réside dans le fait que le premier est propriété privée de celui qui l’a acheté, et le second, ainsi que le répète inlassablement l’Oulojénié, propriété de l’État. Vassili Klioutchevski explique : « En interdisant à l’individu la dépendance privée, l’État ne visait pas à protéger en lui l’homme ou le citoyen, il préservait pour lui-même le soldat ou le contribuable. L’Oulojénié n’abolit pas la non-liberté personnelle au nom de la liberté (svoboda), il transforma la liberté personnelle en non-liberté, au nom des intérêts de l’État. » À son habitude, l’historien résume sa pensée avec le plus grand laconisme : « La liberté individuelle devenait une obligation et se voyait soutenue par le knout. »

La « liberté individuelle » dont parle Vassili Klioutchevski, est la « liberté du servage », en admettant qu’il soit possible de combiner deux notions aussi contradictoires. Le serf peut considérer qu’il est « libre », car à la différence du kholop, propriété personnelle du seigneur, il appartient d’abord au tsar. Premier économiste politique russe, auteur, sous le règne de Pierre le Grand, d’un Traité de la pauvreté et de la richesse, Ivan Possochkov (1652 env.-1726) note que les seigneurs ont la jouissance temporaire des paysans, mais que ces derniers appartiennent « éternellement au tsar ». Le souverain les confie aux propriétaires terriens qu’il charge de collecter l’impôt, les transformant en agents financiers de l’État. L’existence d’un maître et protecteur suprême n’allège en rien la dureté de la condition paysanne, mais le serf ne se sent pas l’esclave absolu du propriétaire terrien, puisque au-dessus de lui, se trouve le tsar.

L’apparition, aux XVIe-XVIIe siècles, de l’obchtchina (la commune villageoise) reflète la nature particulière de la dépendance serve. Lontemps passée inaperçue et soudain « découverte » au XIXe siècle, l’obchtchina devient l’objet d’impitoyables querelles idéologiques, dont les échos nous parviennent encore à la fin du XXe siècle. L’obchtchina, qui englobe tous les habitants du village, est au départ un instrument visant à faciliter la collecte de l’impôt dans les campagnes. Ses membres sont liés par une responsabilité collective pour le paiement de la taille, répartie entre tous. Peu à peu, l’obchtchina devient une forme d’autogestion : elle distribue les lopins de terre cultivés par les paysans, fait obstacle aux fuyards (la diminution du nombre de ses membres augmentant l’impôt dont sont redevables ceux qui restent) et, plus tard, désigne ceux qui doivent servir dans l’armée… Les décisions sont prises par l’assemblée générale de tous les membres de la communauté. L’obchtchina est une forme de démocratie directe. Auteur d’un ouvrage intitulé Le Despotisme oriental, Kurt Witvogel la qualifie de « démocratie des indigents ». Pour ses membres, elle est une forme d’existence collective (ce que le russe désigne par le mot mir). Jusqu’à la réforme de l’orthographe effectuée en 1917 par le Gouvernement provisoire, il était aisé, à l’écrit, de distinguer le « monde » (mir également, en russe), du mir désignant la communauté villageoise. Par la suite, les deux mots ont la même orthographe, ce qui souligne encore la proximité de ces deux notions. Pour les paysans russes, le mir-obchtchina est le monde dans lequel ils vivent, ignorant bien souvent qu’il en existe un autre ; le mir-obchtchina est un monde où tous sont égaux car nul n’a de droits, tandis que sur tous reposent les mêmes obligations.

Historien et juriste conservateur, Boris Tchitcherine (1828-1904) présente, avec une extrême concision, l’histoire russe comme un processus d’asservissement. Au Moyen Âge, bien qu’il existât des esclaves, une part considérable de la population était libre. Boïars, serviteurs et paysans allaient d’une place à une autre, d’une principauté à une autre, ne se liant que temporairement, sur la base d’un libre contrat. Cet état nomade est incompatible avec le nouvel ordre étatique. Quand les tsars moscovites entreprennent de bâtir l’édifice de l’État uni, ils imposent la corvée à toutes les couches de la société. Les déplacements sont interdits, la liberté disparaît. « On fixa d’abord les boïars et les serviteurs : d’hommes libres, ils se transformèrent en kholops du souverain, contraints de le servir toute leur vie. Puis ce fut le tour des “gens des faubourgs” (citadins), enfin des paysans. Afin que les “hommes de service” pussent servir, il leur fallait des moyens de subsistance, or les terres vides qui leur étaient allouées par le gouvernement n’en fournissaient pas ; il fallut donc y attacher des populations. Ainsi l’asservissement des uns entraîna-t-il celui des autres. » Ce schéma très organisé et équilibré séduit Boris Tchitcherine, qui écrit vingt ans après la libération des paysans et l’achèvement du processus d’émancipation de la Russie. Pour l’historien, ce dernier processus commence par la libération des nobles, puis des populations urbaines, enfin des paysans.

« Le servage généralisé, conclut Boris Tchitcherine, contribua incontestablement au développement social ; grâce à lui, la Russie devint un État puissant et instruit6. »

En fixant la population, en définissant très précisément la position des dvorianié, nouvelle couche sociale dominante (les pomiestiés sont élevés au niveau des votchinas, ce qui revient à dire qu’ils sont héréditaires), l’Oulojénié résout la question du gouvernement d’un État au sein duquel tous ont une place définie, tous sont rangés dans des casiers. Dès lors, les changements n’ont pas valeur de réformes, ils sont simplement dictés par des considérations pratiques, en d’autres termes par l’insatisfaction des anciennes institutions. Ils visent à trouver de nouveaux moyens de régler une vieille question, devenue d’une brûlante actualité dans la seconde moitié du XVIIe siècle : comment tirer de la population le maximum d’argent nécessaire à l’armée ?

Le premier procédé auquel il est recouru est la centralisation. L’Oulojénié effectue une tentative de mettre un peu d’ordre dans l’appareil extraordinairement complexe de la gestion centrale, comptant près de cinquante prikazes et administrations qui y sont rattachées. Chaque prikaze fait en sorte de s’adjuger le plus grand nombre de fonctions, ce qui entraîne un embrouillamini dans les obligations des uns et des autres, et la plus totale confusion. Le Prikaze du Palais, qui relie tous les autres et répond du fonctionnement de la Cour, se trouve ainsi dans l’incapacité de fournir une paire de bas ou de gants au tsar, car la chose est du ressort du Possolski Prikaze, chargé des Affaires étrangères. Le Prikaze des Affaires secrètes, dans lequel certains historiens voient un embryon de police politique, s’occupe avant tout de la chasse au faucon, dont Alexis, nous l’avons vu, est grand amateur et fin connaisseur, et de la fabrication des grenades ; le tsar passe également par lui pour sa correspondance personnelle, surtout dans le domaine diplomatique et militaire. Le maintien de l’ordre dans le pays repose sur le Razboïny Prikaze. L’Oulojénié inclut dans le système de gouvernement un « Prikaze de la parole et de l’action du souverain », qui, lui, sera le véritable ancêtre de la police politique. Il suffit de prononcer les mots magiques : « parole et action du souverain », pour se retrouver devant un juge d’instruction qui, d’emblée, comprend que son interlocuteur détient des informations sur un crime d’État. On limite toutefois le raz de marée des dénonciations, en appliquant le principe : « Au délateur le premier knout. » En effet, malgré le volontarisme évident des délateurs, on commence par les fouetter pour s’assurer de la véracité de leurs dires.

Le système archaïque des Prikazes n’est pas modifié, sauf à considérer comme un changement leur augmentation en nombre. Des innovations, en revanche, ont lieu dans l’administration des régions. L’organe centralisateur est désormais la fonction de voïevode. Jusqu’alors, ce titre désignait les chefs militaires. L’Oulojénié l’applique à tous les représentants de l’administration centrale, envoyés dans les régions pour y gouverner au nom du souverain. Les voïevodes remplacent les gouverneurs (namiestniks) auxquels on permettait de se nourrir sur le compte des provinces, en remerciement de leurs bons et loyaux services. Désormais, le voïevode agit en représentant de l’État. Cependant, si l’antique et archaïque système du kormlenié qui permettait au seigneur de se nourrir sur la région dont il avait la charge, est aboli (au bout d’un certain temps), les mœurs ne changent guère. Les voïevodes ne sont pas rémunérés par l’État mais ils peuvent recevoir des dons, des « cadeaux » de ceux dont ils ont la charge. Les institutions chargées, dans les districts, de la justice et de la police, leur sont soumises ; les voïevodes deviennent ainsi les maîtres absolus du territoire qui leur est confié et dont ils ont à répondre devant les Prikazes, autrement dit l’administration centrale.

L’Oulojénié de 1649 veut améliorer le fonctionnement de la vieille machine d’État, en augmentant les contrôles et en plaçant sous surveillance toutes les fonctions administratives. On commence à s’acheminer lentement – le passage s’effectuera définitivement sous le règne du fils d’Alexis, Pierre le Grand – vers un nouvel ordre étatique, vers un État policier, avec pour principales caractéristiques : une tutelle gouvernementale et une présence policière à tous les niveaux, la soumission de l’économie au Trésor, l’existence d’une bureaucratie largement ramifiée.

L’État policier ne se contente pas de fixer des normes juridiques, il a le souci du bien-être de ses sujets. L’État policier moscovite pousse ce souci à l’extrême, allant jusqu’à interdire (sauf en cas de très grandes difficultés financières) de fumer ou de priser. Au plus fort de la campagne dirigée contre le tabac (« l’herbe du diable »), on coupe le nez des fumeurs pris en flagrant délit. On fixe aussi des normes pour l’usage de la vodka (encouragé en cas de nécessité fiscale). La fréquentation des églises est très exactement prescrite, ainsi que les dévotions annuelles obligatoires.

Les châtiments en vigueur dans la Moscovie du XVIIe siècle ne sont certes pas plus cruels que ceux des États européens de l’époque. Ils sont simplement appliqués plus souvent, pour la simple raison que l’État se soucie plus de ses enfants. L’Oulojénié prévoit ainsi l’emploi du knout dans cent quarante et un cas. Outre le knout, courte tresse d’écorce ou de lanières, au bout affiné, on use fréquemment du batog, badine souple de la taille d’un petit doigt.

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