7 Alexis le Très-Paisible



Quant au tsar d’aujourd’hui, il fut proclamé pour régner et ne donna point de message de lui, comme l’avaient fait les précédents tsars, et on ne lui en demanda point parce qu’on le voyait fort paisible, et puis il signait du nom d’autocrate et gouvernait l’État selon son bon vouloir.

Grigori KOTOCHIKHINE.


Après la mort de Michel, la Russie ne connaît aucun problème de succession. Le bonheur conjugal n’avait pourtant pas été donné facilement au premier Romanov. En 1616, il avait pris pour femme la fille d’un noble de cour sans fortune, Maria Khlopova. La mère du tsar s’y était vivement opposée et avait tout fait pour briser cette union. Huit ans plus tard, en 1624, le tsar se remariait avec la fille du prince Vladimir Dolgorouki, prénommée elle aussi Maria. Elle devait mourir au bout de quatre mois, manifestement empoisonnée. C’est en 1626 seulement, que Michel trouva enfin une nouvelle épouse, agréée par tous : Eudoxie Strechneva, fille d’un noble de petite lignée. Elle lui donna dix enfants, dont six moururent en bas âge. À la mort du tsar, restaient l’héritier, Alexis, et trois filles : Irina, Anna et Tatiana.

Alexis Mikhaïlovitch monte sur le trône, comme son père, à seize ans. Il étonne ses contemporains par sa douceur, son affabilité, et entrera dans l’histoire russe sous le nom de « Très-Paisible ». Les lettres d’Alexis Mikhaïlovitch – il aime écrire et se montre prolixe – confirment les impressions de ceux qui ont l’occasion de le rencontrer. À l’humeur débonnaire du tsar succèdent parfois des accès de colère, mais qui ne durent pas.

Dès l’âge de cinq ans, on lui apprend à lire. Ses premières lectures sont des horologions (livres liturgiques contenant l’ordinaire des vêpres, des deux offices de complies, de l’office de minuit, des matines, des heures et heures intermédiaires), des psautiers, les Actes des Apôtres. Toute sa vie, Alexis lira des livres religieux ; sa ferveur, qui se traduit en particulier par une stricte observance des rites de l’Église, est une de ses grandes caractéristiques.

Les biographes d’Alexis Mikhaïlovitch notent que la bibliothèque du futur tsar compte, au milieu des ouvrages religieux, un lexique et une grammaire édités en Lituanie, ainsi qu’une Cosmographie et des « feuilles imprimées », c’est-à-dire des images. Les biographes soulignent qu’enfant, il est (avec ses frères) habillé « à l’allemande ». Ce mode nouveau – non traditionnel – d’éducation de l’héritier est à mettre au crédit de son précepteur – son diadka, selon le terme officiel –, le boïar Boris Morozov. Après l’accession d’Alexis au trône, Morozov demeurera, pour de longues années, le principal conseiller du tsar.

Les rapports entre le monarque et son conseiller sont très amicaux – une autre caractéristique d’Alexis : le tsar s’attache vivement à ses proches dont il se sépare difficilement, même quand les circonstances l’exigent. Nature contemplative, passive, Alexis Mikhaïlovitch est influençable, et la plupart de ses conseillers ne manquent pas d’en profiter. Rejoignant l’opinion des contemporains, étrangers pour la plupart, Sergueï Soloviev tient Boris Morozov pour un administrateur intelligent qui, toutefois, selon l’historien, « ne sut pas s’élever au-dessus de la condition de simple vremenchtchik » (littéralement : « homme du moment », favori).

Intelligent, plutôt instruit pour son temps, grand lecteur et volontiers écrivain – on lui doit un ouvrage sur la chasse au faucon dont il est un passionné (Le Code des chemins fauconniers), des souvenirs inachevés de la guerre de Pologne, des essais de versification –, Alexis Mikhaïlovitch règne sur l’État moscovite en des temps très durs. S’il est baptisé, nous l’avons dit, le « Très-Paisible », la seconde moitié du XVIIe siècle est, elle, en Russie, extraordinairement agitée et bruyante. Le fils d’Alexis, Pierre le Grand, éclipsera les années de règne paternel, qui, pourtant, auront été sans doute aussi importantes dans l’histoire russe. Un fait est en tout cas certain : sans les progrès accomplis sous le gouvernement d’Alexis, sans les succès obtenus, les réformes de Pierre eussent été impossibles.

La notion de « succès » est, on le sait, éminemment relative. C’est particulièrement net dans le domaine historique où les succès d’hier deviennent parfois les échecs de demain, et inversement. Sous le règne d’Alexis, l’État moscovite mène d’incessantes guerres qui se soldent, pour la plupart, par des échecs ; il est en outre secoué par des soulèvements, des rébellions, des révoltes. Les impôts pèsent de plus en plus lourdement sur le pays, et l’Église orthodoxe traverse une des épreuves les plus terribles de son histoire. Et cependant, Moscou se fait de plus en plus puissante. Ses grands voisins – la Rzeczpospolita et la Suède – qui, au début du siècle, semblaient avoir signé son arrêt de mort, s’affaiblissent au contraire, pour, au début du siècle suivant, cesser d’être des facteurs déterminants dans l’histoire de l’Europe.

Dans les premières années du XVIe siècle, la prédiction du moine Philothée : « Moscou, Troisième Rome », était l’expression d’un rêve insensé, d’une foi irrationnelle en une prédestination divine, de la conviction que la capitale d’une petite principauté perdue au milieu des forêts, était appelée à devenir le centre du véritable empire chrétien. Au milieu du XVIIe siècle, après tous les bouleversements subis par l’État moscovite, apparaît le fondement concret permettant de croire que la réalisation de la prophétie est possible.

Les historiens, philosophes, sociologues, idéologues donnent à ce phénomène de nombreuses explications. On cherche – et on trouve – l’origine de la spécificité de l’histoire et du caractère russes dans la géographie (l’espace et le climat, les forêts et les fleuves), l’ethnographie (le mélange de Slaves, de Finnois, de Tatars), la géopolitique (la situation en Eurasie). Mais aussi différentes que soient les théories « historio-sophiques », elles ont un dénominateur commun : toutes mettent en évidence les rapports entre l’État et ses sujets, et en font un phénomène déterminant. Vassili Klioutchevski résume lapidairement l’histoire russe : l’État prenait de l’embonpoint, le peuple s’étiolait.

Le point de vue de Klioutchevski n’a jamais, à ce jour, suscité de contestations. Seul, change, selon les historiens, le jugement de valeur : les uns soulignent la réussite de l’État, malgré l’étiolement du peuple ; d’autres – principalement, les marxistes –, plaçant à égalité l’État et le peuple, voient dans la lutte des classes l’instrument du renforcement de l’État. Nikolaï Berdiaev constate « l’échec spirituel de l’idée : “Moscou, Troisième Rome” », et l’explique par le fait que cette « idéologie », favorisa la consolidation et la puissance de l’État moscovite, de l’autocratie tsariste, mais non « l’épanouissement de l’Église ni le développement de la vie spirituelle1 ».

Nikolaï Berdiaev semble paraphraser Klioutchevski : quand l’État prend de l’embonpoint, la vie spirituelle s’étiole. Mais alors, se pose la question de savoir pourquoi il en est ainsi. Une question qui entraîne nombre de réponses. La première est d’ordre messianique. Les sujets de l’État moscovite, écrit Nikolaï Berdiaev, se vivent comme un peuple élu. Et le philosophe ajoute : « La vocation religieuse russe, vocation hors du commun, est liée à la force et à la grandeur de l’État russe, à l’importance exceptionnelle du tsar russe2. »

Les historiens prérévolutionnaires expliquent le besoin d’un État fort par la réalité de la menace étrangère, la nécessité d’édifier une véritable puissance dans la plaine eurasienne. Les historiens soviétiques, qui qualifient de progressiste l’État centralisé parce qu’il est plus puissant qu’un État fractionné, lui attribuent comme mission de construire le socialisme.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’historien Ivan Zabeline donne la formule détaillée du « principe du rod (la famille) » qui, pour lui, explique l’attitude russe à l’égard de l’autocratie et de l’État. Il ouvre sa démonstration sur une référence à Grigori Kotochikhine qui, expliquant pourquoi on ne laisse jamais les ambassadeurs étrangers remettre personnellement les présents de leurs monarques aux épouses et aux filles des tsars russes, écrit : « Car le beau sexe de l’État moscovite ignore la lecture et l’écriture, qu’il n’y est point accoutumé, que les femmes ont l’esprit naturellement simple, qu’elles n’ont guère l’esprit de repartie et qu’elles sont pudiques ; il est vrai que de l’âge le plus tendre jusques à leurs noces, elles vivent auprès de leur père, à l’abri des regards indiscrets, dans des appartements secrets où, hormis leurs parents les plus proches, personne – et surtout pas les étrangers – ne peut les voir3. » Ivan Zabeline perçoit dans la place de la femme au sein de la société russe le trait fondamental de cette société, l’explication de son état intellectuel et moral, de son niveau d’instruction et de son degré de liberté civile.

L’historien poursuit son raisonnement : comment une société de ce type serait-elle plus intelligente et audacieuse – autrement dit, plus libre –, alors qu’elle est ignorante et intellectuellement sous-développée ? alors qu’elle vit recluse, de l’enfance à la vieillesse, dans des « appartements secrets », en d’autres termes dans des conditions de tutelle et de censure constantes ? alors qu’elle ne voit rien ni personne et, donc, ne connaît que ses proches, ne tire d’enseignement que du cercle familial et des préceptes du Ménagier (Domostroï) ? Les principes qui fondent la société, de même que les femmes recluses dans le terem, permettent de comprendre « pourquoi les forces vives de la liberté humaine n’y sont point agissantes et pourquoi les libres mouvements de l’esprit et de la libre volonté ne s’y épanouissent pas4 ».

Ivan Zabeline fait ces remarques dans les années soixante du XIXe siècle, époque de grandes réformes qui vont changer la vie de la société, susciter l’épanouissement des « libres mouvements de l’esprit et de la libre volonté ». Désireux de trouver l’origine des particularismes de la société, de l’homme et de l’État russes, l’historien se tourne vers les temps anciens et découvre que le rod (la famille, la lignée) constitue la cellule de base de la Rus. Aussi le pouvoir est-il, dans les premiers temps, principalement lié au rod. Le père dirige et régente la famille, le roditel (père, parent ; le mot, inusité depuis longtemps au singulier, est employé au pluriel pour désigner « les parents ») gouverne le rod. Il gouverne également l’État : « Dès qu’apparaissait le pouvoir du rod, n’importe où et sous quelque forme que ce fût, il était toujours et partout le pouvoir du père, avec tous ses attributs : l’immense cruauté du plus parfait arbitraire, mais aussi une affectueuse familiarité dans les relations, qui le plaçait inévitablement sur un mode de rapports directs, familiaux, fraternels avec le milieu qui lui était assujetti5. »

Les relations du rod sont celles du père et des enfants, du tuteur et de ses protégés. Ce fut, écrit Ivan Zabeline, « le principe organisateur de notre développement, un principe si fort que le peuple russe, aujourd’hui encore, se perçoit et se conduit comme un enfant, un être immature, exigeant à chaque pas, dans toutes ses aspirations vitales et le moindre de ses gestes, les soins vigilants et la sollicitude de ses parents ». « Aujourd’hui encore », précise Ivan Zabeline en 1869. Plus d’un siècle plus tard, il pourrait dire la même chose : le principe du rod reste, comme l’écrivait l’auteur de La Vie quotidienne des princesses russes, « l’atmosphère morale et politique que nous respirons chaque jour, que nous avons respirée et dont nous avons vécu tout au long de notre histoire6 ».

La nature de ces relations fondées sur le rod induit la différence fondamentale entre les sociétés russe et occidentale. L’esprit du rod empêche une répartition et une délimitation précises des droits ; tous se fondent en une masse indifférenciée – celle du rod. L’individu n’a d’existence que par rapport au père, dans les relations aînés/puînés. La société occidentale, écrit Ivan Zabeline, est « un ensemble d’individus égaux en droit, indépendants les uns des autres ; nous avons, nous, un ensemble de parents7 ». L’historien propose un exemple pour illustrer sa pensée. L’idéal de la société occidentale du Moyen Âge est le chevalier ; un homme devient chevalier, non parce qu’il en a la vocation, mais parce que ses qualités et sa vaillance personnelles en font l’incarnation même de l’homme d’honneur. Dans la Rus, « l’idéal de l’homme d’honneur est recherché par l’individu, non pas en lui-même, mais dans tout ce qui touche à ses pères (otietchevstvo), sa famille (rod), son rang dans l’échelle généalogique8 ». Selon nos conceptions anciennes, explique encore Ivan Zabeline, « l’homme d’honneur en était un, aux yeux de la société, non parce que ses qualités morales ou intellectuelles, ses mérites et sa vaillance le plaçaient au-dessus du commun, mais avant tout par son droit de préséance, celui de son rod, ou le sien propre au sein du rod »9.

La place de l’individu au sein de la société est indiquée par le rod, l’otietchestvo, et non par les mérites personnels, le talent ou la vaillance. Cela induit une notion particulière de l’honneur. L’honneur du chevalier assure, de la façon la plus stricte et pointilleuse, l’immunité de la personne. L’honneur du chevalier réside dans l’idée de sa dignité et de son honneur personnels. L’honneur de la personne russe se trouve, lui, dans l’idée de la dignité de son rod ou de son otietchestvo. Ivan Zabeline émet une hypothèse selon laquelle le mot russe désignant l’honneur, tchest, viendrait du verbe ottchit, signifiant : se conduire à l’égard d’un individu comme avec un père, lui vouer le même respect. Il n’y a donc, pour un boïar russe, aucun déshonneur à être châtié par le souverain, incarnation du père.

Ivan Zabeline réfute l’explication avancée par certains de ses compatriotes historiens, selon laquelle l’autocratie russe serait une « idée tatare », une forme de pouvoir importée et imposée par Batou. Pour lui, « l’autocratie, sous sa forme absolutiste des XVIe et XVIIe siècles, apparut comme une fleur rare, le fruit de la culture générée par le rod, et nous en fûmes nourris, avec un soin jaloux, depuis les premiers temps de notre histoire ».

Durant le règne d’Alexis Mikhaïlovitch le Très-Paisible, qui va durer trente et un ans, des événements ont lieu, d’une importance exceptionnelle dans l’histoire russe ; l’Ukraine tombe « sous la coupe » du tsar moscovite ; l’Église orthodoxe se scinde en partisans des réformes initiées par le patriarche Nikone, et « vieux-croyants », adversaires des innovations. L’État mène en outre des guerres contre la Rzeczpospolita, la Suède, la Turquie. Sur le fond de ces événements, on assiste à un renforcement du pouvoir autocratique, qui réussit à gagner en puissance dans un contexte de profonde crise sociale.

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