3 Les voisins : les Khazars, Byzance et les autres
Bornes et frontières – querelles et guerres.
Dicton russe.
La chronique des origines qui relate, au début du XIIe siècle, des événements vieux de deux cents ans, divise le monde tel qu’elle le connaît en trois groupes de population : le « peuple slave », les « gens d’ailleurs », les « étrangers ». La partie consacrée aux Slaves est assez obscure, on y perçoit difficilement le point où s’arrêtent les Slaves et où commence la Rus, et quelle place y occupent les Varègues. Si une série d’historiens, nous l’avons vu, réfutent ce passage de la Chronique, y voyant un ajout plus tardif, d’autres s’efforcent de sonder les pensées du chroniqueur. L’historien polonais A. Brückner en vient, pour sa part, à la conclusion que « celui qui donnera une juste définition du mot Rus, trouvera la clef de l’histoire russe ancienne1 ». Laissant de côté la querelle des « origines », on peut admettre que pour Nestor, la parenté des tribus slaves était évidente. Même si, là encore, le chroniqueur fait remarquer que les « Novgorodiens… sont gens de souche varègue, alors qu’avant ils étaient slaves ». Plus tard, relatant l’histoire de la Russie kiévienne, il notera une « slavisation » des Varègues. En tout état de cause, il connaît avec certitude « ceux qui sont proches », « des nôtres ». Les « gens d’ailleurs » sont, dans sa terminologie, les tribus finnoises établies sur les rives de la Baltique et dans le bassin de la Volga. Leur colonisation par les Slaves s’effectue dans l’ensemble pacifiquement, du VIIe siècle au début du IXe siècle. Les « étrangers », eux, sont les voisins hostiles auxquels se heurtent les Slaves dans leur progression à travers la plaine.
Les témoignages des rares voyageurs qui parcourent la région brossent le tableau d’un pays de marécages et de forêts, dont les habitants sont chasseurs, pêcheurs, apiculteurs et laboureurs. En même temps, les hôtes « venus d’ailleurs » notent l’existence d’un grand nombre de cités. « C’est le pays des villes », écrivent-ils. On ne saurait trouver meilleure preuve d’une activité commerciale florissante. La chronique de Nestor nous apprend qu’« en l’an 6367 (859), les Varègues d’au-delà des mers prélevaient le tribut sur les Tchoudes, les Slaves, les Mériens et tous les Krivitchs, cependant que les Khazars le prélevaient sur les Polianes, les Severianes et les Viatitchs… ». Pour le chroniqueur, les tribus finno-slaves sont « des nôtres », tandis que Varègues et Khazars sont les ennemis. Ajoutons que les Varègues se trouvent au début de la voie commerciale, sur la Baltique, et les Khazars à l’autre bout, occupant les steppes menant à la mer Noire, donc à Byzance.
La nature des relations entre les Varègues et les populations locales change au fur et à mesure que les guerriers scandinaves (invités ou venus de leur propre chef) cessent de se limiter à des raids épisodiques pour prélever le tribut et s’implanter solidement sur les territoires conquis. Les villes fortifiées, comptoirs de la voie commerciale, deviennent les capitales de principautés. Mille ans plus tard, Nikolaï Karamzine, auteur de la première histoire de Russie en plusieurs volumes (1808-1824), évoquera cette « fameuse génération varègue à laquelle la Russie est redevable de son existence, de son nom et de sa grandeur… ». Il en ira tout autrement avec les Khazars.
Comme nombre de leurs prédécesseurs türks, les Khazars surgissent dans les steppes de la Russie méridionale, depuis les profondeurs de l’Asie. Pour les philologues, la racine de leur nom, kaz, est synonyme de « nomade ». On la retrouve dans le nom des Cosaques, ou celui des Kazakhs. On ignore à quel moment exactement les Khazars font leur apparition en Europe. Mais leur État, dont le centre est situé dans le Nord-Caucase, gagne en importance politique durant le VIe siècle. Au milieu du siècle suivant, tandis que les Türks de l’Ouest s’affaiblissent, puis au VIIIe siècle, la puissance khazare atteint à son apogée. Les Khazars détiennent les bassins de la Caspienne et de la mer Noire, ils stoppent, dans le Caucase, l’invasion arabe. L’État khazar se trouve au cœur du commerce international. Selon le témoignage des contemporains, le sceau d’or sur les missives adressées au kagan khazar par la chancellerie impériale de Byzance, est plus lourd que celui frappé sur les messages envoyés au pape, ou à l’empereur d’Occident. Malgré l’interdiction formelle faite aux empereurs byzantins de prendre pour femmes des princesses barbares, les filles du souverain khazar monteront fréquemment sur le trône de Constantinople. C’est ainsi qu’en mémoire de sa mère, l’empereur Léon IV fut surnommé « le Khazar ».
Depuis un siècle et demi, les écoliers de Russie apprennent le mot « khazar » en même temps que le poème de Pouchkine intitulé La Chanson d’Oleg le Très-Sage (1822). Le poète y évoque l’un des premiers princes russes, Oleg, alors qu’il s’apprête à châtier « le Khazar insensé » : en punition d’un de ses « pillages barbares », le prince a décidé d’incendier les villages et les terres de l’ennemi. Un comportement considéré, à l’époque, comme normal de part et d’autre. Les historiens russes ne nourrissent aucune animosité particulière envers les Khazars, n’ayant visiblement pas de raisons à cela. Vassili Klioutchevski note : « Le joug khazar ne fut ni trop dur ni trop terrible pour les Slaves du Dniepr. Au contraire, ne privant les Slaves de l’Est de leur indépendance extérieure, il leur offrit d’importants avantages économiques. Dès lors, pour les populations du Dniepr qui payaient docilement le tribut, les voies fluviales de la steppe étaient ouvertes, menant aux marchés de la mer Noire et de la Caspienne2. » Le médiéviste I. Gotié rapporte : « Une bienveillante attitude à l’égard des peuples soumis et la tolérance religieuse permirent aux Khazars de créer et de préserver quatre siècles durant un grand État qui, de la Crimée au Iaïk (le fleuve Oural), ne connaissait pas de frontières naturelles. Leur meilleure arme de défense fut la Pax khazarica qui régnait, en ce temps, de la mer Caspienne à l’embouchure du Dniepr, des monts Caucase aux forêts de Russie centrale3. »
Les relations avec les Khazars (ou plutôt l’attitude à leur égard) commencent à se gâter à la fin des années quarante du XXe siècle. La politique stalinienne d’après-guerre, visant à l’isolement complet du pays, se fonde sur une idéologie d’un nationalisme extrême, dont les mots d’ordre sont l’affirmation de la suprématie russe, la lutte contre « l’admiration béate de l’étranger » et le cosmopolitisme (autrement dit, contre les influences juives). L’État khazar est l’exemple rêvé pour une juste réinterprétation du passé et, par là même, du présent. Au VIIIe siècle, en effet, le prince khazar Bulan et sa cour se convertissent au judaïsme. Rejetant l’islam venu des Arabes et le christianisme, religion de Byzance, le kagan opte pour une religion « neutre ».
Cet événement qui, des siècles durant, ne devait intéresser que les historiens, devient, entre les mains des idéologues soviétiques, une arme d’éducation du peuple. En janvier 1952, la Pravda publie un article traînant dans la boue les travaux du professeur M. Artamonov, éminent spécialiste de l’histoire russe ancienne, auteur d’Essais sur l’histoire des Khazars parus en 1936. Les idées avancées par Artamonov, qui soulignait en particulier l’influence des Khazars sur la Russie kiévienne, n’avaient pas, alors, spécialement attiré l’attention des autorités. Quinze ans plus tard, la situation a changé. Le professeur Artamonov, qui prépare une réédition de son livre, est accusé de minimiser l’importance de la culture russe ancienne, de falsifier l’histoire, d’idéaliser l’État khazar. La Pravda décrète : « Le kaganat khazar, conglomérat de tribus primitives, n’a eu aucun rôle positif dans la création de l’État des Slaves d’Orient. » Remaniée, l’Histoire des Khazars du professeur Artamonov ne paraîtra qu’en 1962. Les traces de l’intervention de l’organe du Parti y seront patentes, ne fût-ce que dans l’apparition d’expressions telles que « classe parasite de coloration juive », ou « judaïsme militant ».
1989 voit la publication d’un ouvrage monumental de Lev Goumilev, intitulé : La Russie ancienne et la Grande Steppe. Historien et ethnologue, l’auteur adopte un angle de vue tout à fait particulier : « L’étude de la Rus des origines, comme une histoire des relations russo-khazares4… » L’État khazar est pour lui le premier lieu de rencontre de deux ethnos voués, par la suite, à se combattre des siècles durant : les Juifs et les Slaves (Russes), incarnant, selon Goumilev, le mal et le bien, le malsain et le sain. « Le drame de l’ethnos khazar », écrit-il, vient de ce que ce peuple « s’est montré, en matière de religion, d’une tolérance confinant à la plus complète indifférenciation5 ». Cette « indifférenciation » devait atteindre un degré tel que leur kagan se convertit au judaïsme, ce qui, un siècle plus tard, allait mener l’État khazar à sa perte. Un coup fatal lui fut d’ailleurs porté par Sviatoslav, prince de Kiev, qui, en 965, mit à sac la ville d’Itil, capitale de Khazarie.
Les griefs de Lev Goumilev envers l’État khazar sont multiples : ce dernier a eu le tort, à ses yeux, de subjuguer les tribus slaves et de leur réclamer un tribut, mais aussi d’être une « puissance marchande », autrement dit d’accorder une attention particulière au commerce extérieur – surtout celui des esclaves –, donc d’être soumis à l’influence de l’Occident. Toutefois, le reproche principal – de fait, une accusation – est le judaïsme professé au sommet de l’État. Les peuples des steppes de l’Eurasie ignorant, alors, la notion de religion d’État, le choix du kagan ou du khan ne s’étendait pas forcément à l’ensemble de la tribu, libre d’opter pour d’autres confessions. Et Goumilev souligne qu’on trouvait aussi, dans la population khazare, des chrétiens, des musulmans et des païens, opprimés par les « maîtres juifs d’Itil. »
Le judaïsme vient aux Khazars par des marchands rahdonites, ceux qui, en langue persane, « connaissent les routes ». La situation internationale au milieu du VIIIe siècle explique pourquoi les juifs furent les premiers marchands à trouver le chemin de l’Europe orientale. À compter de la moitié du VIIe siècle, musulmans et chrétiens se livrent une guerre incessante. Considérés comme neutres par les parties en conflit, les anciens citoyens de l’Empire romain d’origine hébraïque peuvent voyager, dans des conditions de relative sécurité, de Marseille en Afrique du Nord, puis vers Constantinople d’où ils gagnent la capitale khazare. Leur « marchandise » principale est constituée par les esclaves, un négoce que Lev Goumilev qualifie de « répugnant ». Loin de nous l’idée de penser le contraire. Mais l’historien n’apprécie pas non plus que les rahdonites se livrent au commerce d’objets de luxe. « Traduit dans le langage du XXe siècle, écrit-il, ce négoce est l’équivalent du trafic de devises et de la vente des stupéfiants6. » On se demandera toutefois s’il convient de considérer le passé, en le « traduisant dans le langage du XXe siècle ». Au VIIIe siècle, le commerce des esclaves est une profession éminemment respectable, de même que celui des objets de luxe ou, pour le XXe siècle, ces opérations de change qui suscitent tant de répulsion chez l’auteur de La Russie ancienne et la Grande Steppe.
La projection de nos concepts – ou de nos phobies – sur le passé, la transformation d’anachronismes en armes de conditionnement idéologique donnent parfois de curieux résultats. Développant sa conception des origines de la Russie, Omeljan Pritsak utilise le témoignage d’un auteur arabe du IXe siècle, Ibn Khurdadhbah, chef des services de renseignement des califes abbassides. Tous les historiens russes le mentionnent, car il est le premier à évoquer l’existence des Rus. Toutefois, citant l’écrivain arabe selon lequel les marchands russes « transportent des peaux d’écureuil, de renard gris-brun et des glaives, depuis les limites extrêmes du territoire slave jusqu’au Pont-Euxin7 », les historiens russes se gardent de rappeler qu’il mentionnait aussi le commerce des esclaves. Omeljan Pritsak, lui, donne une information complète : Ibn Khurdadhbah évoque deux compagnies de négoce international, se livrant au trafic d’esclaves ; l’une est constituée de juifs rahdonites, l’autre de Rus non juifs. Les rahdonites, en outre, sont particulièrement actifs dans les années 750-830 ; les Rus leur succèdent et les dépassent par l’instauration d’une voie commerciale depuis la Baltique : la fameuse route « des Varègues aux Grecs8 ».
L’accès à la mer Noire place les Slaves de l’Est au contact de leur puissant voisin, Byzance. La rencontre avec l’Empire d’Orient aura un rôle décisif dans l’histoire de la Russie. « L’État russe, écrit un historien soviétique, fut à l’origine du développement des relations avec Byzance. Ayant tout intérêt à établir des liens réguliers avec Constantinople, il surmonta, par la force des armes, les obstacles que s’ingéniait à créer la diplomatie byzantine9. » Passons sur la conviction de l’historien qu’il est possible d’établir des contacts solides par la force des armes, et contentons-nous de relever l’anachronisme que constitue, dans ce contexte, l’expression « l’État russe ». Au IXe siècle, bien entendu, ce dernier n’était pas sorti des limbes.
Qu’il y eût le désir, au demeurant très compréhensible, d’être en liaison avec le puissant empire, principal marché de l’époque et aboutissement du chemin menant « aux Grecs », cela ne fait aucun doute. Constantinople et sa richesse ne pouvaient laisser indifférent. Mais les Vikings ne sont commerçants qu’en second ressort ; au premier chef, ils sont pirates, bandits. L’apparition des bateaux varègues devant Constantinople en 860 n’est certes pas présentée, par ceux qui en furent contemporains, comme une entreprise commerciale. Au même moment, d’ailleurs, des cousins scandinaves des Varègues, venus de l’est de la Suède, attaquent l’Europe occidentale : en 845 et 885, les Danois assiègent Paris, en 1016 ils fondent leur royaume en Angleterre ; auparavant, en 839, le prince norvégien Torgsil est devenu roi d’Irlande. Les Vikings s’emparent de nouveaux territoires et y font souche, se mêlant aux populations locales, donnant leurs noms aux États.
Les Varègues, les Rus se conduisent de la même façon. Descendant vers le sud, la mer Noire et la mer d’Azov, les droujinas varègues rencontrent sur la route de la capitale byzantine, des peuples contre lesquels ils guerroient, avec lesquels ils concluent des alliances et font du négoce. Dans le deuxième quart du VIIe siècle, un puissant royaume bulgare apparaît entre le Kouban et la mer d’Azov. Il ne tarde pas à se scinder en deux. Une partie reste sur place, l’autre part vers l’ouest, franchit le Danube et, de longues années durant, met en péril Byzance. En 761, le khan bulgare marche sur Constantinople, mais il est vaincu. En 811, une nouvelle campagne se solde par la défaite de l’armée byzantine. L’empereur périt au combat. Le vainqueur, le khan Krum, selon la coutume des Huns, ordonne de transformer son crâne en calice. Vers le milieu du IXe siècle, le khan Boris se convertit au christianisme, et les Bulgares, peuple d’origine türk, se slavisent de plus en plus.
Au début du IXe siècle, entre le Don et le Dniepr vivent des Magyars, autre peuple türk. Chassés par les Pétchénègues, nomades de la steppe, ils sont englobés dans l’État khazar, puis gagnent le delta du Danube.
Dans son Administration de l’Empire, riche en innombrables faits ignorés des autres sources – en particulier sur les relations de Byzance avec ses voisins dans la première moitié du Xe siècle, et principalement les Rus – l’empereur Constantin VII Porphyrogénète expose les grands principes de la politique étrangère de l’empire. Le premier d’entre eux – dont l’invention n’est certes pas à porter au crédit de Constantin – consiste à dresser les différents voisins les uns contre les autres. Les diplomates de Byzance sont maîtres dans l’art de « diviser pour régner ». À toutes les frontières du grand empire, les peuples se battent entre eux, poussés, soudoyés par Constantinople. Ainsi, à la fin du IXe siècle, l’empereur Léon IV, en guerre contre le tsar bulgare Siméon, appelle-t-il les Magyars à la rescousse. Conduits par Arpad, ils font irruption en Bulgarie, mettant le pays à feu et à sang. Les Bulgares demandent à leur tour l’aide des Pétchénègues, devenus à l’époque les maîtres de la steppe russe. Prenant les Magyars à revers, ils les contraignent à chercher refuge dans les monts de Transylvanie.
Invités (ou venus d’eux-mêmes) à Novgorod, les Varègues découvrent la voie qui mène « aux Grecs » et deviennent partie intégrante de la politique étrangère de Byzance, combattant l’empire, passant des accords avec lui, scellant une union. Byzance devient à son tour partie intégrante de la politique étrangère de la principauté varègue d’Igor, quand ce dernier transfère sa capitale de Novgorod à Kiev. Naît alors la Russie kiévienne, et commence l’histoire de l’État russe. Le changement de capitale (le premier d’une série) donne l’impulsion au balancier de l’Histoire, entraînant la Rus de l’ouest vers l’est, puis de l’est vers l’ouest, des forêts vers la steppe, puis des steppes vers les forêts.