6 Un pénible rétablissement



Les peuples sauvages aiment l’indépendance, les peuples sages aiment l’ordre, or l’ordre ne peut exister sans pouvoir autocratique.

Nikolaï KARAMZINE.


L’histoire de la Russie s’organise – avant même l’apparition de la notion de « Russie » – autour de grandes tâches, que l’on peut qualifier de visées stratégiques : rassemblement des terres autour de Moscou ; victoire sur le « joug » tatar ; édification d’un État centralisé ; lutte pour l’accès à la mer, etc. La première moitié du XVIIe siècle est un temps de restauration de l’État, le temps de sa remise en ordre. Le Temps des Troubles, nous l’avons dit, a montré par l’exemple comment un État pouvait s’effondrer. Le règne du premier Romanov permet de répondre à la question : comment un État peut-il être restauré ? Il va de soi que les deux démonstrations n’ont pas valeur universelle et qu’elles s’appliquent essentiellement à l’État moscovite, à la façon dont il s’est effondré, puis reconstitué.

Le rétablissement commence par l’élection, à la tête d’un État atteint par une crise très profonde, d’un jeune homme chétif qui évoque, pour les contemporains, le tsar Fiodor. Klioutchevski reconnaît qu’on a élu, non pas le plus capable, mais bien le plus commode. K. Waliszewski est plus cruel : « L’avènement du premier Romanov, qui devait mettre un terme au Temps des Troubles, est une splendide réfutation du proverbe populaire qui veut que, pour faire un ragoût, il faut avoir le lièvre1. » En outre, la mère de Michel, la révérende Marfa, « intrigante fantasque » (toujours selon Klioutchevski), tient la bride courte à son fils. Le père du jeune homme, appelé par la suite à jouer un rôle capital dans la vie de l’État, se trouve, nous l’avons vu, au moment de son élection, dans les geôles polonaises.

Michel Romanov monte sur le trône dans un pays entièrement ruiné : villes et villages sont en cendres, les paysans quittent les labours et fuient pour tenter de sauver leur vie, le Trésor est vide, l’armée en déroute. Pire : comme devait le dire la mère de Michel, qui ne souhaitait guère que son fils devînt tsar, les gens de Moscou « ont sombré dans la pire des veuleries ». Nikolaï Kostomarov constate : « La triste histoire vécue par la société russe donna des fruits amers. » L’historien qualifie durement la génération issue des Troubles de « pitoyable, mesquine, une génération de gens bornés, obtus, peu susceptibles de se situer au-dessus de leurs intérêts quotidiens2 ».

C’est dans ce contexte qu’on entreprend la restauration de l’État. Après son élection, Michel s’engage sous serment, dans un acte écrit, à restreindre son pouvoir. Le document officiel n’a pas été retrouvé et la seule source sur laquelle se fondent les historiens est une mention de l’événement par Grigori Kotochikhine. Le témoignage de Kotochikhine, contemporain et homme plein d’expérience et de savoir, est confirmé par quelques précédents : tous les tsars, à partir d’Ivan IV le Terrible, ont promis de juger selon les anciennes lois, de ne jamais rendre la justice ni condamner selon leur bon vouloir, de ne pas instaurer de nouvelles lois ni de nouveaux impôts sans le consentement du Zemski sobor. De fait, sous le règne de Michel, le Sobor est souvent convoqué et il délibère de tous les grands problèmes de la vie étatique. Dans la première moitié du XVIIe siècle, l’activité du Sobor connaît son plein épanouissement. Lev Goumilev écrit : « Le choix était extrêmement heureux car, régnant de 1613 à 1645, Michel n’entreprit jamais rien lui-même. » En 1992, l’historien en vient à cette étrange conclusion : au début, « la tâche d’organiser l’État fut remplie par le Zemski sobor… Plus tard… un ordre relatif fut instauré dans l’État et le besoin du Zemski sobor disparut3 ». En d’autres termes, pour l’historien russe de la fin du XXe siècle, les institutions représentatives ne sont indispensables qu’aux instants de crises, aux époques de « désordre ».

Représentatifs, les Sobors le sont très largement sous le règne de Michel ; à travers eux, toutes les couches de la population participent aux affaires de l’État, dans la dernière période des Troubles. Les Sobors entérinent immanquablement les propositions du tsar, et la seule fois où l’assemblée se permet une décision radicalement contraire à l’opinion du souverain, Michel agit selon son bon vouloir. Représentants élus, les membres du Sobor considèrent leur action au sein de l’assemblée, non comme un droit ou un privilège, mais comme une obligation, l’accomplissement d’un devoir. Cela n’empêche pas le tsar de voir dans l’existence du Sobor une limite à son pouvoir. C’est également l’opinion des contemporains. Donnant une définition de l’autocrate, Grigori Kotochikhine compare « son » tsar, Alexis Mikhaïlovitch, avec le père de ce dernier, Michel Fiodorovitch. Alexis, lui, ne fait pas de promesses écrites à ses sujets. En outre, le « tsar Michel Fiodorovitch, bien que s’affirmant autocrate, ne pouvait rien faire sans le conseil des boïars4 ». Le tsar Alexis, lui, se passera fort bien du « conseil des boïars ». Il sera donc un véritable autocrate.

Malgré le caractère limité de ses fonctions, le Zemski sobor a un rôle considérable durant le règne du premier Romanov. L’assemblée des délégués de « toute la terre » russe légitime le nouveau tsar, la nouvelle dynastie. C’est là un point essentiel, car Michel est un homme doux, qui se laisse influencer par son entourage. Le Hollandais Isaak Massa, qui vit alors à Moscou, écrit qu’il compte sur la Providence pour ouvrir les yeux au tsar : la Russie « a besoin d’un nouvel Ivan le Terrible, c’est l’unique moyen de préserver le trône ; le peuple russe ne prospère que sous la poigne d’un maître, il n’est riche et heureux qu’en esclavage »5. Il est frappant de constater que cette idée de la nécessité d’un tsar à poigne et de sanglantes répressions, naît sous la plume d’un citoyen de la libre république hollandaise. Le besoin du despotisme en Russie et pour les Russes deviendra en effet le thème privilégié, la conclusion numéro un de tous les voyageurs occidentaux en visite dans l’empire des tsars. Cela tient peut-être avant tout au fait que les étrangers ont toujours obtenu des autocrates de Russie des privilèges qu’ils ne pouvaient attendre du Zemski sobor.

La restauration de l’État implique avant tout que soit rétabli un minimum d’ordre. La première mesure dans ce sens consistera à mettre au pas les bandes de brigands qui se déchaînent à travers la Russie. Parmi ces derniers, on en trouve de « nobles », qui se battent pour le droit et contre l’arbitraire ; il en est aussi de très ordinaires, qui pillent tous ceux qui tombent sous leur couteau. Longtemps encore, Ivan Zarucki, accompagné de Marina Mniszek et de son fils, le « Petit-Brigand », continue d’inquiéter Moscou. Tentant d’échapper à ses poursuivants, le détachement de Zarucki s’enfonce de plus en plus loin vers le sud. En juin 1614, près de six cents Cosaques de la Volga – tout ce qui reste dans le camp de Zarucki – sont encerclés par les streltsy (arquebusiers) de Moscou. Les Cosaques livrent l’ataman, ainsi que Marina et son fils, et déclarent prêter serment à Michel. En juillet, les prisonniers sont transférés à Moscou. Zarucki subit le supplice du pal, le fils de Marina et du second Faux-Dmitri, âgé d’à peine quatre ans, est pendu ; la tsarine déchue, elle, est jetée en prison où elle ne tarde pas à mourir de maladie et, comme l’écrit son biographe, « du mal de la liberté ». Mais la rumeur continue de prétendre que le fils de Marina est en vie, effrayant Moscou…

Dans les régions septentrionales – de Kholmogory à Arkhanguelsk –, les bandes de Balovien et d’autres chefs font toujours la loi ; les bandits aiment particulièrement à emplir de poudre la bouche et les oreilles de leurs victimes, et à y mettre le feu.

Au centre, c’est Alexander Jozef Lissowski, talentueux commandant de cavalerie et bandit sans pitié, qui mène la danse. Il ne mourra qu’en 1616, vraisemblablement empoisonné. Les « Lissowskiens » sont si bien connus en Russie, en Pologne et dans d’autres pays d’Europe, que la Diète de la Rzeczpospolita adopte une loi spéciale, exemptant de tout châtiment ceux qui parviendraient à en tuer.

La situation, déjà sombre, de la Russie est aggravée par la présence sur son territoire de deux armées ennemies : les Suédois tiennent le littoral de la Baltique et Novgorod ; les Polonais n’ont pas perdu l’espoir de placer Ladislas sur le trône de Moscou : n’est-il pas formellement tsar, légalement élu par le Zemski sobor ? L’armée moscovite, elle, est à peu près inexistante. Deux problèmes indissolublement liés se posent au jeune tsar : il lui faut une armée, et de l’argent pour la créer. Or, comment collecter l’impôt dans un pays ruiné ? Comment former une armée capable de défendre l’État contre les prétentions des Polonais qui disposent, eux, de troupes expérimentées, et des Suédois qui, sous la conduite de Gustave-Adolphe, ont créé la plus puissante armée d’Europe ?

La tentative effectuée pour collecter un impôt se solde par un échec : personne ne veut payer, et quand les collecteurs réussissent à réunir un peu d’argent, ils le gardent pour eux. En 1616, le Zemski sobor décrète qu’une taxe sera prélevée sur tous les gens de négoce, représentant un cinquième (20 %) de leur avoir ; elle sera obligatoirement acquittée en argent, et non en nature. Un impôt de cent vingt roubles sera en outre perçu sur chaque araire. Les figures les plus fortunées de l’État – les Stroganov – doivent payer seize mille roubles, puis on leur en demande quarante mille supplémentaires. Les fourrures de Sibérie – l’une des grandes marchandises d’exportation – et le sel constituent, nous l’avons vu, leur principale richesse.

Ruinée par les guerres et les exactions, la population n’est pas en état de payer ce que lui demande l’État. Les impôts lui sont littéralement arrachés à coups de trique. On rosse ceux qui se refusent à payer jusqu’à ce qu’ils sortent leur argent, ou que mort s’ensuive. En 1620, le tsar déclare aux marchands moscovites assemblés : « Chacun de vous sait que dans l’État moscovite, règne l’indigence, du fait de la guerre et de nos péchés ; le Trésor est vide, le souverain ne collecte rien, sinon les taxes de douane et l’argent des débits de boissons6. » On encourage de toutes les façons la consommation d’alcool, dont la vente est un monopole du tsar : « Hormis les débits du souverain, nul n’a la vente des boissons. » On cherche à emprunter. John Merick, qui dirige la « Compagnie moscovite des marchands anglais » (née au XVIe siècle, elle règne sur le marché moscovite), accorde au tsar un prêt de cent mille livres7.

Le problème numéro un est la guerre qui se déroule sur deux fronts à la fois. Il devient urgent de signer la paix avec la Pologne et la Suède. On commence par engager des pourparlers avec les Suédois, leurs prétentions étant exclusivement territoriales. Par ailleurs, Gustave-Adolphe n’est pas en bons termes avec la Pologne et le Danemark, et il nourrit des projets ambitieux concernant l’Allemagne. Des Anglais (John Merick) et des Hollandais prennent part aux négociations, en qualité de médiateurs. Les ambassadeurs russes dépêchés en Hollande à ce sujet sont si pauvres qu’à Amsterdam, on leur offre mille florins pour leur entretien. Malgré cette pénible situation, malgré la défaite des troupes moscovites dans les empoignades avec les Suédois, les pourparlers sont longs et difficiles. Enfin, le 27 février 1617, la paix est définitivement signée. Les Russes retrouvent Novgorod, Staraïa Ladoga, Gdov et leurs environs ; la Suède conserve le littoral, Ivangorod, Iam, Koporié, Orechek, Korela et leurs districts. L’État moscovite perd l’accès à la mer Baltique et trouve par là même un but de politique étrangère pour les cent ans à venir.

La victoire de la Suède, qui compte quelque neuf cent mille habitants et un million deux cent cinquante mille avec la Finlande, est l’œuvre de son jeune roi Gustave-Adolphe, qui encourage le développement industriel du pays – la Suède devient le premier producteur et exportateur européen de fer et de cuivre – et entreprend de réformer le système des finances, de l’administration et de l’instruction. Il trouve ainsi les moyens et la possibilité de créer une armée, la meilleure du monde, sans doute, dans les années 1630, au moment où elle s’engage dans la guerre de Trente Ans.

Les rapports avec la Pologne sont autrement plus complexes. L’héritier, Ladislas, continue de se considérer comme le tsar moscovite et espère bien monter sur le trône, au Kremlin. Son père, Sigismond III, a fini par admettre qu’il n’y parviendrait pas lui-même. Il se résout donc à se contenter de ce qu’il a obtenu : la prise de Smolensk, un triomphe à Varsovie, avec démonstration publique du tsar de Moscou – Vassili Chouïski –, prisonnier. Le 7 avril 1617, à la cathédrale de Varsovie, le chef de l’Église polonaise, l’archevêque Gembicki, bénit Ladislas qui part en campagne contre Moscou, et lui remet le glaive et le gonfalon. L’héritier prend la route au cours de l’été 1617. Ses troupes ont à leur tête l’hetman Chodkiewicz, l’un des capitaines les plus fameux de Pologne. En septembre 1618, les Polonais sont de nouveau aux portes de Moscou. Vingt mille Cosaques zaporogues les accompagnent, conduits par Piotr Konachevitch Sagaïdatchny, qui reçoit de Ladislas les insignes d’hetman : l’épingle, le gonfalon et le tambourin. Les Cosaques orthodoxes, alliés aux catholiques polono-lituaniens, ne parviennent pas à persuader les Russes de la nécessité de soutenir le prétendant polonais. Ladislas a pourtant des arguments. Les messages qu’il fait répandre dans le pays énumèrent les privations infligées aux ressortissants de l’État moscovite « par les conseillers de Michel, leur entêtement, leur avidité et leur cupidité ». De son côté, l’héritier polonais promet « miséricorde, gratifications et assistance ». Convoqués le 9 septembre à Moscou, les membres du Zemski sobor décident à l’unanimité de soutenir l’orthodoxie et le souverain, de « se battre au péril de leurs vies contre leur ennemi, l’héritier Ladislas, ainsi que contre les Polonais, les Lituaniens et les Tcherkesses qui marchent sur eux ». Les Tcherkesses désignent ici les Ukrainiens.

Après un assaut malheureux, l’armée de Ladislas bat en retraite et s’arrête à Touchino. Étrangement, ce lieu attire tous ceux qui rêvent de ceindre la couronne moscovite. Les troupes de Moscou l’y suivent, mais elles sont trop faibles pour attaquer l’adversaire qui, de son côté, n’ose passer à l’offensive. Le 1er décembre 1618, Moscou et Varsovie signent, à Déoulino, un accord de paix pour quatorze ans et demi. Moscou se résigne à la perte de Smolensk et n’obtient pas de Ladislas qu’il renonce définitivement à ses prétentions au trône russe. Le tsar Michel obtient cependant un traité et le retour de son père, Philarète, enfin libéré de sa captivité polonaise. On verra un lointain écho des événements survenus au début du XVIIe siècle, et une preuve de ce que le passé peut offrir aux hommes politiques, dans une décision prise, au cours de l’été 1993, par les autorités de la jeune république souveraine d’Ukraine : le premier bâtiment de la flotte ukrainienne porte le nom de Sagaïdatchny.

Le retour du père du tsar engendre des changements au Kremlin. Jusqu’à présent, Michel, jeune et faible, était entièrement soumis à sa mère et à la famille de celle-ci, les Saltykov. D’autocrate, il n’avait que le nom. Nommé patriarche peu après son arrivée à Moscou (la cérémonie est célébrée par le patriarche universel Théophane, alors dans la capitale moscovite), Philarète est élevé à la dignité de veliki gossoudar (« grand souverain »), un titre qui désigne à la fois le tsar et le patriarche. Pour les historiens, c’est le début de la « dualité des pouvoirs » à Moscou. Doté d’un tsar, l’État est dirigé par deux souverains. Philarète possède les qualités qui font défaut à son fils : ambition, amour du pouvoir, expérience de la vie, autorité. Il n’a aucune éducation religieuse et il est connu pour son goût des plaisirs profanes. Mais en ce temps-là, cela n’empêche pas de réussir une carrière étatique et ecclésiastique. Richelieu, après tout, est contemporain de Philarète. Le patriarche de Moscou partage d’ailleurs ses vues sur le rôle du monarque et de l’État. Il détient en outre un pouvoir – que son fils lui concède bien volontiers – dont Richelieu n’oserait rêver.

Les étrangers rapportent qu’après le retour de Philarète, des bouleversements ont lieu dans tous les prikazes ; des mesures sont prises pour changer la législation, renforçant en particulier la lutte contre la corruption. Parallèlement, les immenses territoires confiés à la gestion du patriarche, les possessions des monastères, les votchinas des métropolites sont dispensés de l’impôt.

La reconstruction de l’État a pour visée première de remplir les caisses. On procède au recensement de la population et des terres – on établit un cadastre –, pour brosser un tableau de l’état du pays et faciliter la collecte de l’impôt. Les abus dont se rendent coupables les fonctionnaires chargés du recensement – ils portent sur les registres de fausses informations, moyennant des pots-de-vin – attirent l’attention du Sobor de 1619. Les livres, cependant, donnent une idée de la situation de l’État moscovite, au sortir des Troubles.

L’État ne dédaigne aucun moyen pour trouver de l’argent : il prélève des impôts sur tout, s’adjuge le monopole des marchandises destinées à l’exportation. En 1635, le commerce du lin est ainsi monopolisé, en 1642, celui du salpêtre. L’État recourt également volontiers au système des affermages.

Pour lutter contre le brigandage qui a pris des proportions effarantes, on remet à l’honneur le système d’autonomie relative octroyé par Ivan le Terrible aux communes, avec des administrateurs élus. Le pays est divisé en unités administratives (goubas), qui se choisissent un staroste parmi la noblesse de cour, riche, de bonne conduite et dotée de lettres de créance. Il arrive qu’on ne trouve pas de volontaires pour exercer les fonctions de staroste ; ce dernier est alors nommé, et non élu. Les starostes de goubas ont la charge d’assurer la sécurité des districts qui leur sont confiés, mais leurs droits sont strictement limités : ils ne sont pas autorisés à rendre la justice sans l’accord du Razboïny Prikaze (sorte de ministère de la Justice) de Moscou, et les voïevodes interviennent dans leurs affaires. La situation des starostes de goubas est très caractéristique de l’administration moscovite au sein de laquelle, en règle générale, les obligations ne sont pas définies avec précision.

La diminution de la population – conséquence des guerres, des années de famine, des départs vers la Steppe et les marches, loin des régions en ruine – entraîne un manque aigu de main-d’œuvre paysanne. Les nobles se plaignent de ne pouvoir « servir » dans les rangs de l’armée, parce qu’ils n’ont pas de paysans pour cultiver leurs terres. On s’attache donc à fixer les paysans à la terre, et le servage se voit renforcé. Notant que « la Pologne ignorait le servage en tant que tel : chaque paysan pouvait quitter son seigneur s’il le souhaitait », Lev Goumilev considère que « l’absence de servage créait, pour les paysans, des conditions de vie inférieures à celle du servage instauré dans la Russie moscovite »8. En réalité, le servage existe bel et bien en Pologne, il est même particulièrement dur en Ukraine ; mais il importe à l’historien russe de démontrer que la vie collective, sous la protection attentive du souverain, vaut mille fois mieux qu’une liberté angoissante, où l’individu ploie sous le joug de l’impôt. Les opinions de Lev Goumilev, ardent propagandiste de « la voie » russe, rejoignent étonnamment celles du Hollandais Isaak Massa évoquées ci-avant.

La grande particularité de la reconstruction entreprise, réside dans une volonté d’en revenir, autant que faire se peut, aux vieilles traditions moscovites, fortement ébranlées durant les Troubles. On assiste à une restauration du système autocratique, qui s’effectue sans résistance, son principal adversaire – la couche supérieure des boïars – ayant été défait et discrédité. « Les idées d’une monarchie élue et limitée, qui avaient mûri pendant les Troubles, ne lancèrent pas de racines profondes », note l’historien A. Kizevetter9.

Le règne du premier Romanov est marqué par un afflux d’étrangers à Moscou. Ils étaient déjà présents dans la capitale de la principauté au temps d’Ivan III, Ivan le Terrible entretenait des liens étroits avec certains d’entre eux, et les imposteurs ouvraient largement la porte aux aventuriers en tout genre, dont le séjour ne devait pas laisser de bons souvenirs à la population. Le pays n’en demeure pas moins fermé, et le nombre important d’étrangers qui visitent la Moscovie pour une raison ou une autre, n’y change rien. Tout, dans l’État moscovite, paraît étrange, incompréhensible, parfois repoussant aux étrangers ; et les étrangers font la même impression aux autochtones. Les croyances, les usages, la géographie, le climat – autant d’éléments générateurs d’incompréhension mutuelle, autant d’éléments étrangers, ce qui, le plus souvent, revient à dire : hostiles.

Les deux grandes tâches auxquelles est confronté le tsar Michel, les deux principaux facteurs de redressement du pays – l’argent et l’armée – sont liés aux étrangers. L’étranger est source de revenus – de ces revenus qui font si cruellement défaut. Cela peut se traduire en termes de prêts – ainsi les cent mille livres (transformées en vingt mille, « grâce » aux intermédiaires) reçues des Anglais –, de taxes douanières prélevées pour l’entrée ou le transit des marchandises sur le territoire moscovite. Les relations hostiles avec la Pologne catholique déterminent l’orientation « protestante » de la politique extérieure (en particulier commerciale) de Moscou. Les grands partenaires de la Moscovie sont l’Angleterre, la Hollande, la Suède (après la signature du traité de paix), le duché du Holstein. Les détails des relations entre la compagnie des négociants du Holstein et l’État moscovite sont bien connus, grâce à Adam Oléarius, mathématicien et bibliothécaire à la cour du duc, membre de l’ambassade envoyée à Moscou. Sa Description de voyage en Moscovie (où il fit deux séjours, d’abord en 1633, puis dans les années 1635-1639) est une mine d’informations sur la Russie du XVIIe siècle. Adam Oléarius note en particulier que le droit, pour dix ans, de faire transiter par le territoire moscovite des marchandises à destination de la Perse, devait coûter aux négociants du Holstein six cent mille efimoks10. Précisons qu’une livre anglaise vaut alors quatorze efimoks.

L’autorisation faite aux étrangers de créer toutes sortes d’« institutions utiles », joue un rôle important dans les relations avec l’extérieur : on construit des usines produisant du fer, des canons, des boulets et du verre ; on installe des tanneries de peau d’élan, des fabriques de montres et d’objets en or. Ces entreprises emploient presque exclusivement des étrangers. La Russie de ce temps ignore les artisans, et le gouvernement n’encourage guère, chez les Russes, un apprentissage qui implique des contacts suivis ; car si on a besoin des étrangers, on ne cesse pas pour autant de s’en méfier, de les suspecter, de voir en eux des « Latins » et des « luthériens », donc des ennemis de la vraie foi chrétienne. L’industrie suscite la même défiance. Les étrangers obtiennent des avantages et des privilèges (pour lesquels ils paient), mais ils ne sont autorisés à bâtir leurs usines que loin des villes et des populations.

Oscillant entre la nécessité et les sentiments, la politique menée envers les étrangers au temps de Michel suscite des réactions diamétralement opposées parmi les historiens. L’historien polono-français K. Waliszewski écrit, au début du XXe siècle, que Michel et Philarète « laissèrent exploiter le pays par les étrangers et empêchèrent son libre développement ». À la fin du XXe siècle, Lev Goumilev déclare : « À la différence d’Ivan le Terrible et de l’entourage des imposteurs, le gouvernement, au temps de Michel Romanov, instaura de sévères restrictions pour les négociants étrangers… Dans le commerce extérieur, l’État russe entreprit de se laisser guider sans réserve par les intérêts de ses propres marchands. »

Chaque chercheur pourrait citer des faits pour étayer son point de vue. Waliszewski pourrait ainsi se référer aux plaintes des marchands de Pskov qui souffraient de la concurrence des Suédois, ainsi que des larges privilèges accordés aux Hollandais. Lev Goumilev, lui, juge essentielle la décision du Zemski Sobor de ne pas accorder à John Merick, chef de la Compagnie anglaise, le droit de commercer par la Volga avec la Perse, et par l’Ob avec la Chine. Il fallut la prière instante des « gens de négoce » moscovites pour que le Sobor ne donne pas satisfaction aux Anglais qui, peu de temps auparavant, avaient consenti un prêt au jeune tsar. Le Sobor devait justifier son refus par le fait que les Moscovites commerçaient eux-mêmes avec la Perse, en rachetant leurs marchandises aux Anglais ; il ajouta que la voie de la Volga était dangereuse, en raison des brigands. L’Ob, expliqua-t-on à John Merick, était plus dangereux encore, puisque constamment recouvert par les glaces ; en outre, la Chine était un État de petites dimensions, au demeurant indigent. Les Moscovites connaissaient un peu la Chine : en 1618, les premiers émissaires – les Cosaques Ivan Petline et Andreï Moundov – s’étaient rendus à Pékin. Moscou ne voulait pas partager avec les Anglais les opportunités qui s’y dessinaient.

Les diverses appréciations de la politique menée par le premier Romanov dans le domaine du commerce extérieur, tiennent aussi au fait que, pour Michel et Philarète, l’essentiel est l’intérêt de l’État, tel qu’ils le comprennent, autrement dit l’intérêt du souverain. Tout le reste est secondaire. Il est autrement plus important de percevoir immédiatement de l’argent frais – en échange de privilèges, de facilités particulières – que d’avoir des visées à long terme, de favoriser le développement des villes ou de soulager un peu les populations. Les passions personnelles du tsar jouent aussi leur rôle. Michel s’entoure de médecins, d’apothicaires, d’oculistes, d’alchimistes, d’horlogers (le tsar raffole des horloges et, lorsqu’il déjeune, il en a toujours deux à côté de lui), de facteurs d’orgues.

Adam Oléarius rapporte qu’à Moscou, à l’époque où il y séjourne, vivent de nombreux étrangers, dont un millier de familles protestantes. Elles s’installèrent d’abord où bon leur sembla et bâtirent partout leurs maisons de prières (leurs temples). Les prêtres s’élevèrent contre ces pratiques, voyant une menace dans ce voisinage des Russes et des « luthériens ». Tous les temples furent alors détruits, un seul fut autorisé, à la Nemietskaïa sloboda (Faubourg des Allemands), loin des églises orthodoxes.

Les étrangers vivant à Moscou au service de la cour dépendent du Prikaze des Apothicaires. On leur paie un revenu en argent et en fourrures ; ils ont en outre droit à divers produits et denrées – une certaine quantité de bière, de vin, d’hydromel, d’avoine et de fourrage.

Les étrangers sont avant tout nécessaires à l’armée où ils servent depuis bien longtemps. Durant la seconde moitié du XVIe siècle, le nombre des mercenaires présents dans l’infanterie, indique Fletcher, atteint quatre mille trois cents hommes, se répartissant comme suit : près de quatre mille Cosaques (Tcherkesses), près de cent cinquante Hollandais et Écossais, une centaine de Grecs, Turcs, Danois et Suédois. L’infanterie prenant une importance croissante dans l’armée moscovite, on voit grimper le nombre des streltsy – fantassins utilisant des armes à feu : mousquetons à mèche, carabines et pistoles. Il faut, pour les former, faire appel à des spécialistes étrangers. La chose est d’autant plus indispensable que l’armée moscovite du XVIIe siècle accuse, à cet égard, un solide retard sur les armées occidentales. En visite à Moscou à la fin du siècle, le diplomate autrichien (impérial) J. Korb note que les Tatars sont les seuls à craindre les armes moscovites ; les voisins occidentaux de la Moscovie se gaussent, eux, de l’état d’esprit et de la technique des combattants russes11.

Les armées européennes de l’époque font couramment appel à des mercenaires étrangers. La meilleure d’entre elles – l’armée suédoise – est composée aux quatre cinquièmes d’Écossais, d’Anglais, d’Allemands. Mais dans l’armée de Gustave-Adolphe, tous les officiers sont suédois. L’armée moscovite, elle, fait appel à des mercenaires, officiers et instructeurs. Dans les années 1626-1632, elle compte quelque cinq mille fantassins non russes. Les instructions pour l’enrôlement stipulent que l’on peut engager des hommes de toutes nations, mais pas des catholiques.

Le besoin de spécialistes des armes est une évidence pour le gouvernement. On en enrôle au prix fort, et on les considère avec méfiance et circonspection. Augustin Meyerberg qui publie à Paris, en 1661, le récit de son voyage à Moscou, cite des officiers étrangers servant dans l’armée russe. Malgré leur solde élevée, beaucoup regrettent d’être allés chercher fortune en Moscovie ; et ils ne peuvent rentrer chez eux, même au terme de leur contrat. Si rien ne persuade un étranger de continuer à servir au-delà du délai fixé – ni les récompenses, ni les appâts les plus divers –, on relègue l’obstiné tellement loin dans les profondeurs de la Russie, qu’il n’imagine pas être un jour en mesure d’en sortir12.

L’histoire du mariage raté de la fille de Michel, Irina, avec un prince étranger peut être considérée comme l’exemple même de l’attitude à l’égard de l’extérieur. Aucun historien du règne du premier Romanov n’a pu éviter de narrer cette triste affaire, que l’on pourrait intituler : « Le roman de Woldemar ». En 1643, arrive à Moscou, avec une suite de trois cents personnes, le fils du roi de Danemark, Christian IV, Woldemar. Auparavant, au terme de longs pourparlers, un accord est intervenu : le prince héritier prend pour épouse la princesse Irina ; elle lui apporte en dot les principautés de Souzdal et Iaroslavl, et il conserve sa foi protestante. On évite de lui montrer un portrait de la fiancée, par crainte de pratiques de sorcellerie. C’est d’ailleurs dans l’ordre des choses : les mœurs moscovites veulent que l’époux voie sa jeune épouse pour la première fois dans la chambre nuptiale.

Grigori Kotochikhine, qui décrit les coutumes des mariages et les possibilités de substitution des fiancées, conclut : « Nulle part au monde, il n’est tromperie plus grande sur les jeunes filles que dans l’État moscovite ; car ils [les Russes] n’ont pas adopté cette pratique, en usage dans d’autres États, qui veut que l’on voie par soi-même et que l’on s’accorde à l’avance avec la promise13. » Mais les soucis de Woldemar sont liés à une tromperie d’un autre genre. On exige de lui qu’il se convertisse à l’orthodoxie. Lorsqu’il refuse et demande à rentrer chez lui, on ne lui en laisse pas la possibilité. Le prince tente alors de s’enfuir, mais il est rattrapé. Woldemar accepte que ses futurs enfants soient élevés dans la religion orthodoxe, mais cela ne fait pas avancer les choses. Le tsar Michel ne veut rien savoir, et seule sa mort permettra à Woldemar, deux ans après son arrivée à Moscou, de regagner son pays.

Le caractère volontairement fermé de l’État moscovite, dicté par la peur et une incroyable assurance, par la suspicion et l’orgueil, est encore renforcé par la conscience que le pays a besoin des étrangers honnis. On les paie cher, mais on les considère toujours comme des espions, ou des otages. La guerre devient le moyen le plus simple et le plus direct de sortir de l’enfermement, tout en demeurant la meilleure façon de garder ses distances.

Le recrutement de mercenaires, l’accroissement de l’armée et son perfectionnement poursuivent un but très précis. À compter de 1626, on prépare méthodiquement une guerre contre la Pologne. La trêve touche à sa fin et Moscou rassemble ses forces, bien résolue à reconquérir les terres russes dont s’est emparée la Rzeczpospolita. En avril 1632, Sigismond III s’éteint. Le défunt est couché dans son cercueil, ceint de la couronne moscovite, et son héritier, Ladislas IV continue de se considérer comme l’élu de Moscou. Tandis que la Rzeczpospolita procède à l’élection de son roi, un Sobor est réuni à Moscou qui décrète la guerre contre la Pologne, avec d’autant plus d’enthousiasme que la nouvelle armée est prête : cent cinquante-huit canons, trente-deux mille hommes, dont près de quatre mille mercenaires suisses et allemands. Le commandement en est confié au boïar Mikhaïl Cheïne, qui s’est illustré vingt ans plus tôt dans la défense de Smolensk, et à l’okolnitchi Arthème Izmaïlov.

La campagne commence sous les meilleurs auspices, de nombreuses villes sont prises, mais l’armée s’arrête devant Smolensk et entame un siège qui ne donne aucun résultat pendant huit mois. Entre-temps, le problème de l’élection étant réglé, le nouveau roi Ladislas IV marche sur Smolensk et, à son tour, assiège les assaillants. En février 1634, les Russes capitulent, contraints d’accepter les conditions des vainqueurs. Le 1er octobre 1633, Philarète est mort, déjà conscient de la défaite. Le tsar Michel châtie sans pitié les commandants vaincus : Mikhaïl Cheïne, Arthème Izmaïlov et son fils sont exécutés, leurs subordonnés ont droit au knout et à l’exil. La dureté du châtiment est liée à la mort du patriarche, qui protégeait Cheïne, et au retour des parents maternels du tsar, les Saltykov, qui haïssent le voïevode.

Les historiens russes parlent de la « catastrophe de Smolensk ». Il est vrai que la défaite subie par Cheïne est écrasante. Mais les Polonais ne mettent pas à profit leur victoire, bien que Moscou, en pleine guerre à l’ouest, doive en plus faire face à une terrible incursion au sud : des détachements de Tatars de Crimée arrivent aux abords de la capitale. Ladislas IV est cependant le premier à proposer d’entamer des pourparlers de paix. Le rêve de la couronne suédoise, qui ne laissait pas Sigismond III en repos (on la déposa à côté de son cercueil), tourmente aussi son fils qui préfère Stockholm à Moscou. Le 16 novembre 1632, Gustave-Adolphe est tué à la bataille de Lützen. Son héritière, Christine, est âgée de six ans. Ladislas IV se persuade alors que son heure est venue. Il se refuse à prendre en compte le fait que ni ses sujets polono-lituaniens ni les Suédois ne veulent d’aventures au nord. La régularisation des relations avec Moscou est la condition permettant au roi de Pologne de mener à bien ses projets suédois.

En 1635, d’abord au Kremlin puis à Varsovie, la paix est définitivement conclue entre le tsarat de Moscou et la Rzeczpospolita. Elle est baptisée « paix de la Polianovka », parce que les négociateurs se sont rencontrés, en mars 1634, sur les bords de la rivière du même nom. Moscou accepte de rendre « pour toujours » ce que les Polonais avaient déjà obtenu par le traité de Déoulino : la terre de Tchernigov (avec les villes de Tchernigov et de Novgorod-Severski) revient directement à la Pologne, et celle de Smolensk (avec les villes de Smolensk, Iaroslavl, Troubtchevsk et d’autres) à la Lituanie. Les vainqueurs reçoivent vingt mille roubles de contributions de guerre (ils en demandaient cent mille). Ladislas IV renonce à ses prétentions au trône de Moscou. La demande polonaise d’autorisation de construire des églises catholiques en Moscovie, de laisser les mariages se conclure librement entre ressortissants des deux États et de permettre l’acquisition de votchinas dans l’un et l’autre pays, est rejetée. Les émissaires de Varsovie tentent d’obtenir que Michel ne se déclare plus « tsar de toute la Russie », mais « tsar de sa Russie », car une partie du pays se trouve sous contrôle polonais. Les diplomates moscovites refusent catégoriquement. Enfin, les Polonais émettent l’idée d’un serment visant à consolider la paix, et qui serait prêté par tous les « grades » de l’État russe. Ils obtiennent pour toute réponse : « Nous sommes les esclaves de notre souverain et dépendons de sa seule volonté. »

Au début de février 1635, les ambassadeurs de Pologne sont reçus au Palais à Facettes par le tsar, et lui baisent la main. La tradition moscovite veut que si le tsar tend sa main à baiser à des gens d’une autre confession, il la lave aussitôt dans une cuvette placée à côté de son trône. Cet usage choque parfois les étrangers.

Les conditions de la paix de la Polianovka, qui auraient pu être plus dures pour Moscou, montrent un trait essentiel de la diplomatie et de la politique étrangère moscovites. Les pertes territoriales sont lourdes, mais elles sont inévitables – conséquence d’une sévère défaite militaire – et elles restent malgré tout limitées : Ladislas IV n’exige quasiment rien, hormis ce que la Pologne détient déjà. Les ambassadeurs moscovites défendent avant tout ce qui est le plus important pour eux, pour le tsar et pour l’État : le caractère particulier du tsarat moscovite, son enfermement, sa fermeté à l’égard de toutes les tentatives de séduction étrangères, sur le plan tant de la vie quotidienne que de la religion.

Un exemple supplémentaire de l’attitude des Russes envers leur territoire, facteur important mais non exclusif de la puissance étatique, est le « siège d’Azov », la prise de la forteresse par les Cosaques et la réaction de Moscou à cette victoire. Depuis 1627, Moscou et Istanbul mènent des pourparlers secrets : en guerre contre la Pologne, la Turquie encourage Moscou qui se prépare alors à entrer en conflit avec Varsovie. Le Grec chypriote Cyrille, nommé patriarche de Constantinople en 1621, est un ennemi juré des « Latins », qu’il connaît bien pour avoir enseigné de longues années dans les écoles orthodoxes d’Ostrog et de Wilno. Lors de la signature de l’Union, il se trouvait à Brest-Litovsk, parmi les adversaires les plus actifs de la réunion des Églises. Cette attitude devait lui conférer une grande autorité parmi les Cosaques zaporogues.

Le patriarche pousse Moscou à rejoindre l’alliance des États protestants qui combattent les Habsbourg, et la Pologne qui leur est liée. Le premier allié des protestants est la France catholique, ennemie de l’Empire. Le gouvernement moscovite se refuse cependant à entrer dans la guerre de Trente Ans, n’y percevant aucun intérêt particulier et se montrant peu enclin à user dans cette aventure les dernières forces d’un pays ruiné. Il voit pourtant tout autrement la guerre menée contre la Pologne, pour des terres ayant « de tout temps » appartenu à la Russie.

En juin 1637, le tsar Michel reçoit un « présent » : les Cosaques prennent la ville d’Azov, sous domination turque. Le premier Faux-Dmitri avait été tué alors qu’il préparait une campagne contre Azov, située à l’embouchure du Don et empêchant l’accès des Russes à la mer Noire. Le tsar reproche aux Cosaques leur initiative personnelle, sans pourtant rendre la ville où il envoie des armes, des munitions et du blé. Quand la Turquie parvient à vaincre les Perses avec lesquels elle était en guerre, quand le sultan Ibrahim succède à Murat défunt, une gigantesque armée turque assiège Azov. Le Récit du siège d’Azov par les Cosaques du Don, description poétique des événements due à un contemporain, évoque les quatre-vingt-treize jours de siège, la proposition faite aux Cosaques de quitter la ville en emportant leur butin, et la résistance héroïque de sept mille cinq cent quatre-vingt dix Cosaques contre une armée de trois cent mille Turcs, Tatars de Crimée et mercenaires14. Le siège d’Azov s’achève en juin 1641, date à laquelle les Turcs repartent sans avoir pu prendre la ville. Mais le problème reste entier. Le sultan exige que le tsar lui rende la forteresse. Michel pose la question au Zemski sobor. La ville conquise par les Cosaques et les possibilités offertes à celui qui en est le maître valent-elles de se lancer dans une guerre contre la Turquie ? Le Sobor s’ouvre en janvier 1642. On demande aussitôt à l’assemblée s’il convient de combattre ou non les Turcs ? Et, si oui, où trouver les moyens de cette guerre qui sera sans doute longue ? Tous les membres du Sobor déclarent aussitôt s’en remettre à la volonté souveraine, ce qui ne les empêche pas de donner des avis différents. Les « hommes de service » se prononcent pour la guerre, considérant que la conservation d’Azov sert les intérêts de l’État. Les hommes de négoce et de taille soulignent la dureté de leur condition, leur incapacité à payer plus d’impôts.

Le tsar décide finalement de faire la paix avec les Turcs et de leur céder Azov. Le refus de soumettre à l’impôt le clergé et les monastères, comme le suggéraient les nobles de cour et les descendants des boïars des districts septentrionaux, joue manifestement un rôle, de même, sans doute, que la conscience d’un danger à augmenter la conscription. Mais avant tout, le tsar refuse de se lancer dans l’entreprise aventureuse où veulent le précipiter les « libres Cosaques », qui ne prennent guère en compte les intérêts de Moscou. Azov ne deviendra russe qu’en 1696, conquise par une armée ayant à sa tête le petit-fils de Michel : Pierre le Grand.

En avril 1642, un émissaire du sultan arrive à Moscou et le tsar adresse aux Cosaques du Don l’ordre de regagner leurs pénates. Une avancée dans les profondeurs du sud semble prématurée à l’État moscovite. En attendant, on mène – particulièrement activement dans les années 1635-1638 – des travaux de fortifications à la frontière méridionale, où les Tatars de Crimée ont coutume de faire des incursions, réduisant les populations en esclavage. Des villes sont bâties (ainsi Tambov, en 1635), des remparts de terre, des places-fortes.

Au temps des « Troubles », l’État moscovite, affaibli, a perdu des territoires à l’ouest. Poursuivant la politique de ses prédécesseurs, Michel Romanov, à l’instar d’Ivan le Terrible ou de Boris Godounov, tente d’accéder à la mer. Mais les rivages de la Baltique restent aux mains de l’ennemi, plus puissant et doté d’une technique militaire plus élaborée.

Grâce à une plus grande concentration de forces, l’État moscovite réussit à protéger ses frontières méridionales, sans se décider – Azov l’a montré – à aller de l’avant. La situation se présente très différemment à l’est. Le Temps des Troubles lui-même n’a pas stoppé l’avancée des Russes en Sibérie. Sous le règne de Michel, la progression vers l’océan s’accélère. L’autorité de Moscou est renforcée par des moyens administratifs et dynastiques traditionnels : le petit-fils du tsar Koutchoum, adversaire de Iermak, a été nommé tsar de Kassimov, en 1614. Et surtout, le pouvoir de l’État moscovite est assuré en Orient par la conquête de terres, la construction de fortifications, le prélèvement du iassak (impôt en fourrures) sur la population locale. Moscou est, pour l’est, porteuse d’une civilisation avancée qui, en outre, ne rencontre pas de résistance sérieuse. En 1621, le patriarche Philarète accorde à la Sibérie son premier évêque, Cyprien. Dans les années 1630, les colonisateurs russes atteignent les rives de la Lena et fondent, en 1632, la ville de Iakoutsk.

La principale richesse de la Sibérie est constituée par ses fourrures, dont la vente vient heureusement compléter les revenus du Trésor moscovite. Il est clair que la conquête de ces immenses territoires ne peut être préservée que par l’installation de Russes. On a avant tout besoin de cultivateurs, de « paysans laboureurs » comme on dit alors. On demande des volontaires ; des terres leur sont accordées, ainsi que de l’argent pour emménager et des facilités fiscales durant quelques années. Ils sont censés verser le dixième du produit de leurs labours au Trésor. Les volontaires n’étant toutefois pas en nombre suffisant, le gouvernement déplace de force des paysans, des territoires proches, déjà exploités, vers les régions lointaines. Certains s’enfuient. On voit se répéter la situation un temps familière aux régions centrales de l’État moscovite : des fuyards, des « hommes libres » font leur apparition en Sibérie. Les historiens notent que les défauts caractéristiques des Russes à cette époque se manifestent en Sibérie avec une force particulière. La faiblesse du pouvoir, les autochtones dont il est aisé de venir à bout, le climat spécifique créent les conditions pour que se révèlent les meilleurs et les pires traits de caractère. L’ivrognerie atteint des proportions telles que le gouvernement décide de fermer les débits de boissons à Tobolsk, ce qui serait impensable en n’importe quel autre point de Moscovie, sauf à vouloir porter un coup fatal au Trésor.

Les pertes occidentales ne peuvent être compensées par les conquêtes à l’est, mais l’État, mû par une impulsion intérieure, veut s’étendre de tous côtés. L’histoire russe a ceci de particulier qu’un coup d’arrêt dans une direction, n’empêche pas des réussites ailleurs. L’est offre de remarquables perspectives. En 1636, les Cosaques de Tomsk informent Moscou de l’existence du fleuve Amour et, peu après, annoncent qu’ils ont atteint ses rives. Des émissaires du prince Kourakine, voïevode de Tobolsk, partis pour Pékin en 1618, en rapportent deux lettres de l’empereur ming Wan-Li, à l’intention du tsar Michel. Faute de connaître le chinois, on ne pourra les lire avant 1675. L’empereur15 y explique qu’il n’est pas en mesure d’envoyer ses ambassadeurs au tsar, car le voyage est fort long ; mais il lui propose de venir avec des marchandises. Il se passera quelque temps avant que soit acceptée la proposition impériale, qui attendra tranquillement dans les archives diplomatiques moscovites.

Le 12 juin 1645, le tsar Michel s’éteint, à l’âge de quarante-neuf ans, après trente-deux ans de règne. Son biographe conclut le récit de la vie du premier Romanov, en énumérant ses traits de caractère : « Michel Fiodorovitch était pensif, timide, docile, doux et religieux. » Il lui échut de diriger un État qui, frappé par une terrible catastrophe, semblait s’être définitivement effondré, avoir cessé d’exister.

Le tsar laisse à son héritier un pays en situation très difficile, mais qui revient progressivement à lui. Michel aura été très soutenu par l’autorité de son père, le patriarche, qui assuma l’essentiel de la charge étatique. Mais la présence d’hommes d’État talentueux au pouvoir n’explique pas complètement la fin de la crise. Au nombre des principaux facteurs de rétablissement, se trouve la volonté de restaurer avant tout le système de gouvernement. À compter de 1625, le tsar prend officiellement le titre d’autocrate. Simultanément, de nombreuses lois sont adoptées, visant à organiser la structure administrative, principalement la bureaucratie centrale. Grigori Kotochikhine donne la liste – en décrivant leur organisation et leurs fonctions – des trente-cinq Prikazes chargés des affaires de l’État : parmi eux, ceux des Ambassadeurs (Affaires étrangères), des Canons, du Blé, de la Poste… L’État veut tout contrôler, diriger la vie du pays à tous les niveaux. Il va de soi que la machine bureaucratique moscovite connaît quelques grincements et lenteurs, et qu’il convient d’en huiler les rouages à l’aide de pots-de-vin ; mais elle a le mérite de garantir un ordre, quel qu’il soit. La chose est d’autant plus indispensable que la population est sortie du Temps des Troubles nettement plus impressionnable et irritable qu’elle ne le fût jamais. Vient le temps des révoltes, le « temps des émeutiers », comme disent les contemporains. Sous le règne de Michel, cette « irascibilité », ce refus des privations et de l’arbitraire exercé par les propriétaires terriens et les autorités, se traduisent par l’apparition d’une multitude de bandes pillardes. Sous le règne suivant, le mécontentement explosera en révoltes qui ébranleront l’État.

La situation internationale est un facteur important de stabilisation. Michel aura mené trois guerres, une contre la Suède, deux contre la Pologne, et les aura perdues toutes les trois. Moscou subit donc des pertes territoriales, mais n’en fait pas un drame. Vassili Klioutchevski constate : « L’État du tsar Michel fut plus faible que ceux des tsars Ivan et Fiodor, mais il fut nettement moins isolé en Europe16. » La guerre de Trente Ans (1618-1648), qui coïncide avec le règne de Michel, fait de l’État moscovite, principalement en raison de sa situation géographique, un partenaire envié. L’hostilité marquée de l’Église orthodoxe envers les « Latins » (catholiques) attire sur Moscou l’attention des protestants engagés dans la guerre (et de la France, leur alliée). Certes, la Moscovie n’aime pas plus les « luthériens ». Grand expert en linguistique, Ivan le Terrible avait découvert que le nom de Luther venait du mot russe luty (mauvais, malin comme le diable). Mais on supporte encore moins la « latinité ». En 1620, le concile décide, à la demande instante de Philarète, que catholiques et uniates devront être rebaptisés, en cas de conversion à l’orthodoxie. Pire, la même exigence est faite aux orthodoxes qui auraient reçu le baptême d’un prêtre uniate.

D’un côté, la situation en politique extérieure apporte à la Moscovie une aide des pays occidentaux adversaires des Habsbourg catholiques ; d’un autre côté, elle détermine le rôle joué à Moscou par les États protestants : Hollande, Danemark, Angleterre, Suède. Les pays du nord apportent à Moscou les nouvelles techniques militaires (en 1632, les Hollandais construisent à Toula la première usine moderne d’armement et l’arsenal), la tactique et le système de formation des soldats (en 1647, le premier manuel en langue russe d’entraînement des fantassins est publié en Hollande). Les usages administratifs, l’organisation de la machine bureaucratique sont également, pour beaucoup, empruntés aux protestants.

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