3 La Guerre du Nord



Ainsi la masse pesante,

Qui réduit en miettes le verre,

Forge-t-elle l’épée.

Alexandre POUCHKINE.


Dans un poème consacré à la bataille de Poltava où l’armée suédoise, longtemps considérée comme la meilleure d’Europe, est défaite, Alexandre Pouchkine raconte comment la Russie atteint l’« âge d’homme ». Le poète n’hésite pas un instant sur l’identité de l’artisan de la victoire ; il affirme que la Russie se renforce dans les plus dures épreuves, « avec le génie de Pierre ». Le biographe allemand de Pierre intitule son chapitre sur la guerre contre la Suède : « La guerre comme destin. » Il a toutes les raisons pour cela. Pierre ne devient vraiment tsar de Russie – et pas seulement par le titre – qu’à la fin de 1698. En 1700, commence la Guerre du Nord, la plus longue de tout le XVIIIe siècle, puisqu’elle ne s’achèvera qu’en 1721. Pierre mourra, lui, en 1725. La guerre contre la Suède occupe donc presque tout son règne, elle est l’axe sur lequel viennent s’articuler les réformes. La guerre est à l’origine de tous les changements : elle modifie les frontières de l’État, fait entrer la Russie dans le concert (souvent une cacophonie) des grandes puissances, influe sur l’administration, les finances, l’économie. L’écrasement de la dernière révolte des streltsy, la suppression de leurs régiments marquent la fin de la Russie moscovite. C’est dans la Guerre du Nord que va naître l’Empire : elle apporte au tsar le titre d’empereur (imperator), après la signature du traité de Nystadt qui, en 1721, entérine la victoire de la Russie sur la Suède.

Pierre, nous l’avons dit, est parti à l’étranger avec l’idée d’une croisade contre les Turcs, pour laquelle il espère le soutien de la Sainte Ligue, afin de conquérir la Crimée. Il rentre avec des projets de guerre pour la Baltique. Sur le fond, la politique étrangère russe ne change pas. Seules varient les priorités, la cible vers laquelle les coups devront être portés. À peine instauré, l’État moscovite s’était cherché un accès à la mer, au sud et l’ouest. Le mouvement en direction de « la grande eau » était à la fois défensif (des ennemis mortels menaçaient Moscou au sud et à l’ouest) et offensif (il permettait à l’État d’agrandir constamment son territoire).

Les campagnes d’Azov menées par Pierre ne sont que la poursuite de la politique orientale des souverains moscovites, la réalisation du rêve du Faux-Dmitri et de la régente Sophie. De la même façon, la guerre entreprise pour le littoral de la Baltique s’inscrit dans la suite de la politique traditionnelle : le grand-père et le père de Pierre ont tous deux combattu les Suédois. Les historiens évoquent les multiples raisons ayant poussé Pierre à déclarer la guerre à la puissante Suède. Lui-même a rapporté plus d’une fois comment ce projet lui était venu.

L’une des premières haltes effectuées par le tsar sur la route de l’Europe occidentale, est Riga où, nous l’avons dit, il est très mal reçu. Des années après, il ne l’a pas oublié et seule, semble-t-il, la prise de la ville en 1710 parviendra à effacer ce souvenir cuisant. Un autre motif, plus sérieux (même si Pierre considère l’affront qui lui a été infligé comme un prétexte plus que suffisant), est le désir de reprendre les « antiques terres russes ». L’académicien Tarlé, historien soviétique, rappelle que « la Russie fut contrainte d’abandonner ses possessions littorales dès le XVIe siècle » et que « la lutte d’Ivan le Terrible pour l’accès du peuple russe à la mer ne fut pas couronnée de succès, qu’elle se solda même par la perte d’un territoire précieux1 ».

Un siècle avant Tarlé, Sergueï Soloviev évoque la légitimité historique du retour à la mer « par où avait commencé la Terre russe et où elle devait revenir, afin de trouver les moyens de poursuivre son existence historique2 ». Au XIXe siècle, l’historien russe étaye son argumentation par une allusion aux Varègues, venus du littoral de la Baltique construire l’État kiévien. L’historien soviétique, lui, utilise en complément l’imparable témoignage de Marx et Engels qui « ont déclaré maintes fois… que la Russie ne pouvait se développer normalement, sans libre accès à la mer3 ».

Tous les souverains moscovites ont souhaité avoir des ports maritimes, et nombre d’entre eux ont guerroyé par accéder à « l’eau ». Pierre rêve de la mer plus que les autres, parce qu’il éprouve pour elle, et pour la navigation, une véritable passion. Mais de très grandes puissances font obstacle à Moscou : l’Empire ottoman et la Suède. La réalisation du rêve maritime implique une union avec d’autres États, ennemis de la Turquie et des Suédois. Les tentatives de conquérir la Crimée, puis la campagne victorieuse d’Azov n’ont été rendues possibles que par l’existence d’une forte alliance antiturque, dont le centre était l’Empire des Habsbourg.

Le voyage de Pierre à l’étranger persuade le tsar russe qu’il n’a pas d’alliés potentiels pour une guerre contre les Turcs : l’Autriche s’apprête à signer la paix avec la Sublime Porte. Dans le même temps, Pierre entrevoit la possibilité de trouver des alliés contre la Suède. Rentrant précipitamment de Vienne à Moscou, Pierre apprend en chemin la nouvelle de l’écrasement des rebelles et fait halte dans la petite localité polonaise de Rawa, où il rencontre le roi Auguste II le Fort. Les nombreuses descriptions de cette entrevue soulignent la ressemblance physique entre les souverains, deux géants doués d’une force herculéenne et à peu près du même âge (Pierre a vingt-six ans, Auguste vingt-huit). De quoi s’entretiennent-ils ? Quels accords passent-ils ? On ne le sait pas exactement, car leur rencontre s’effectue sans témoins. Ne reste que le souvenir d’une soûlerie homérique qui durera trois jours (du 31 juillet au 3 août 1698).

Dans l’Histoire de la guerre de Suède, rédigée sous le contrôle direct de Pierre après la victoire, il est dit que le roi Auguste demande au tsar de l’aider contre les Polonais qui refusent de le reconnaître ; de son côté, le souverain moscovite évoque l’affront subi à Riga. Il ne fait pas de doute que les deux monarques, éprouvant de la sympathie l’un pour l’autre, envisagent l’éventualité d’une alliance contre la Suède, mais « sans obligation écrite ». La suite des événements le confirme. Dix-huit mois durant, on se livre aux préparatifs diplomatiques de la guerre. Un ensemble d’accords est mis au point : le Danemark signe un traité avec la Pologne ; l’ambassadeur danois Poul Heins se rend à Moscou, avec pour mission de préparer la signature d’un accord russo-danois. En décembre, le général Karlowicz, messager d’Auguste, vient trouver Pierre à Voronej. Pour la première fois, le tsar formule clairement ses objectifs : la Russie « a besoin de tous les ports de la Baltique4 » qui lui ont été confisqués.

L’expression employée par Pierre – « tous les ports de la Baltique » – indique que le tsar sait parfaitement ce qu’il veut. Ni Riga ni Reval n’ont jamais été russes ; seules Narva, l’Ingrie et la Carélie orientale ont, un temps, appartenu à la Moscovie ; elles représentent les fameuses « antiques terres russes », car elles ont, jadis, été des colonies de Novgorod. Le désir de la Pologne et du Danemark de régler une bonne fois leurs comptes avec la Suède, en reprenant les territoires perdus, est si vif que les deux pays acceptent tout ce que demande le tsar. En avril 1699, on s’accorde sur le texte d’un traité russo-danois. Il est qualifié de « défensif » mais prévoit, au cas où l’une des parties entrerait en guerre, le soutien de l’autre, « sans restriction ni questions », quelle que soit celle qui mette le feu aux poudres. Pierre ne se hâte point de signer le document et lorsqu’en août, le roi de Danemark Christian V, initiateur de l’accord, s’éteint, le tsar russe attend de voir si son successeur, Frédéric IV, manifestera le désir de ratifier l’alliance.

Le 27 octobre, Pierre reçoit Heins auquel il pose directement la question : le roi de Danemark a-t-il l’intention d’entrer en guerre contre la Suède ? Puis on mande Karlowicz, qui confirme qu’Auguste II est disposé à prendre part au conflit. Le 11 novembre, à Preobrajenskoïé, le tsar signe le pacte d’agression contre la Suède. Le document prévoit que la Russie sera soutenue dans ses projets d’acquérir une « base solide » au bord de la mer Baltique. Pour faire diversion, Auguste attaquera Riga (avec l’aide de forces russes). La Russie entrera en guerre aussitôt la paix signée avec la Turquie, mais pas après le mois d’avril 1700.

Pour Sergueï Soloviev, il est deux grandes guerres dans l’histoire russe : la Guerre du Nord au début du XVIIIe siècle, et celle contre Napoléon au début du XIXe. Vivant au XIXe siècle, l’historien ne pouvait savoir que le XXe siècle commencerait, lui aussi, par une « grande guerre », la Première Guerre mondiale. Il est frappant que Sergueï Soloviev place un signe d’égalité entre les guerres de 1700 et de 1812. Car elles présentent une différence de taille : la première est offensive (c’est Pierre qui ouvre les hostilités contre la Suède), la seconde défensive (Napoléon attaque la Russie). S’il ne fait pas de doute pour l’historien russe que 1812 est bien le résultat d’une agression étrangère, il rejette en revanche l’idée même que la Russie de 1700 ait pu avoir des intentions belliqueuses.

L’immensité de l’État russe, reconnaît Sergueï Soloviev, peut incliner à penser que la Russie « s’est formée par le biais de conquêtes, à l’instar des gigantesques États de l’Antiquité : la Perse, la Macédoine, Rome5 ». Mais pour l’historien, cette vision des choses est erronée. L’extension de l’État moscovite vers l’est ne fut pas, Sergueï Soloviev en est convaincu, « la conquête, par un État puissant et belliqueux, d’autres grands États plus ou moins civilisés », mais « une colonisation, l’occupation d’espaces vides aux fins d’un labeur pacifique ». Dans la mesure où « les peuples, ou plutôt les peuplades rencontrées sur ces étendues infinies », se trouvent à un faible degré de développement politique, qu’elles se livrent au pillage, ne respectent pas le droit et se querellent constamment avec leurs voisins, « on se voit contraint, malgré soi, de les soumettre6 ».

La nécessité de faire mouvement vers l’ouest est expliquée quelque peu différemment. À la fin du XVIIe siècle, « une grande menace pointait à l’ouest ; la sagesse commandait d’y faire face, la sagesse commandait de tout mettre en œuvre pour ne pas avoir à envoyer des présents en guise de tribut à l’ouest…7 ».

L’intérêt des idées de Sergueï Soloviev ne réside pas seulement dans leur clarté et leur simplicité : à l’est, s’étend un immense espace libre, où ne se rencontrent que de rares « peuplades » ; à l’ouest, pointe le danger de tomber sous le joug et de devoir offrir des « présents », comme on en adressait au sultan de Turquie. Elles méritent aussi l’attention parce qu’à compter des années 1930, elles deviennent le point de vue soviétique officiel sur l’histoire de la Russie.

Le véritable prétexte de la Guerre du Nord est, comme l’espéraient les alliés, la possibilité de la déclarer. La Suède qui, au début du XVIIe siècle, au temps du gouvernement d’un des plus talentueux chefs militaires de l’époque, Gustave-Adolphe, a considérablement agrandi son territoire au détriment de ses voisins et est devenue l’État le plus puissant de la région, commence à nettement s’affaiblir. En 1697, Charles XII, âgé de quinze ans, monte sur le trône. Il ne songe qu’à chasser et à jouer à la guerre. Son prédécesseur, déjà, avait dû combattre l’aristocratie suédoise, mécontente du pouvoir important détenu par le roi et du poids des impôts. En 1698, un noble liflandien, Johann Reinhold Patcul, arrivait à Varsovie avec un projet de révolte de la Liflandie, qui se séparerait de la Suède et se rattacherait à la Rzeczpospolita, le paradis de la noblesse. Ayant obtenu le soutien d’Auguste, Patcul accompagne Karlowicz à Moscou, où il parvient à gagner Pierre à son projet. Les historiens divergent sur l’appréciation de son rôle dans le déclenchement de la guerre contre la Suède. Il est clair qu’il hait les Suédois et sait élaborer des plans séduisants pour ses protecteurs couronnés. À Auguste il promet le rattachement de la Liflandie ; il lui déclare également qu’il serait inadmissible de laisser Pierre s’emparer de Narva. Dans le même temps, il propose à Pierre un plan de partage de la Rzeczpospolita, avec un morceau pour la Prusse. Faisant une fois de plus la preuve de ses remarquables qualités d’homme d’État, le tsar ne retient que les conseils qui l’arrangent. Patcul devient un agent diplomatique russe, ce qu’il paiera fort cher, le jour où il tombera entre les griffes de Charles XII. Selon l’historien polonais Josef Feldman : « L’honneur d’avoir créé un ensemble d’instruments et de moyens qui permettront par la suite à la diplomatie russe de pénétrer au cœur même de la Rzeczpospolita, revient incontestablement à Patcul8. » La révolte de Liflandie, promise par Patcul, est un important facteur déclenchant dans la guerre contre la Suède.

Une des conditions essentielles de la conclusion d’une alliance antisuédoise est l’affaiblissement de la Pologne. La mort de Jean III Sobieski marque le début d’une période sans roi : les postulants au trône de Varsovie sont légion. Le roi défunt laisse trois fils, mais en Pologne il ne suffit pas d’avoir un roi pour père, il faut encore obtenir les voix de l’aristocratie. Pour cela, il faut de l’argent, or le fils aîné de Jean Sobieski, Jacob en est dépourvu. Le prince de Conti, en revanche, détient les moyens financiers et a l’appui du Roi-Soleil. La France, qui ne cesse de guerroyer contre l’Europe entière, veut avoir la Pologne de son côté et, plus encore, empêcher les Habsbourg de placer un des leurs sur le trône de Varsovie.

L’électeur de Saxe, Frédéric-Auguste se porte soudain candidat à son tour. Il a pour lui l’argent – la Saxe est l’une des principautés allemandes les plus riches – et l’armée. Il bénéficie en outre du soutien des Habsbourg et de la Russie. Le gouvernement de Moscou rêve encore de se battre contre les Turcs, et espère parvenir à une alliance avec la Pologne.

L’élection du candidat français sur le trône polonais anéantit les projets russes : Louis XIV est l’allié du sultan. La majorité des électeurs vote pour le prince de Conti. Mais tandis que le prince – qui n’est pas pressé de gagner Varsovie – vogue vers son trône et reste longtemps bloqué devant Dantzig hostile à la candidature française, l’électeur de Saxe arrive aux portes de Cracovie, à la tête d’une armée de huit mille hommes. Il abjure le protestantisme pour le catholicisme et, le 15 septembre 1697, il est couronné sous le nom d’Auguste II. À cette nouvelle, le prince de Conti, ravi, s’en retourne à Paris.

La Pologne se retrouve dans une situation identique à celle qu’elle a connue cent dix ans plus tôt : deux rois sont élus en même temps. Au XVIe siècle, toutefois, l’un d’eux, Étienne Bathory, n’avait pas tardé à affermir son pouvoir. Auguste ne ressemble pas à Bathory. Son surnom de « Fort » lui vient de ce qu’il peut sans difficulté briser un fer à cheval ou faire une pipe d’une assiette en argent ; la rumeur le crédite également d’au moins trois cents bâtards, donc d’une véritable litanie de maîtresses.

L’élection d’Auguste enfreint trois anciennes traditions polonaises : les descendants du roi défunt sont exclus de la liste des candidats ; on élit un Allemand, ce que, jadis, la noblesse refusait catégoriquement ; le candidat de la minorité remporte la victoire. L’entorse faite aux traditions est une preuve supplémentaire du chaos qui s’installe dans le pays. La faiblesse du roi le pousse à se lancer dans une aventure militaire : la guerre contre la Suède.

Dans son Histoire de Frédéric II de Prusse, l’historien Thomas Carlyle évoque la Pologne au temps des « malheureux Auguste » (il s’agit de la période entre le règne d’Auguste II et celui de Stanislas II Auguste Poniatowski) : « Elle faisait songer à un splendide tas de pourriture phosphorescente. » Carlyle explique : « Désormais, la Pologne était morte, à tout le moins elle agonisait. Elle avait parfaitement mérité de mourir. Il n’est pas de place dans notre monde pour l’anarchie. Cette dernière se dote de jolis noms et est attrayante pour la foule et les éditeurs de journaux, mais aux yeux du Créateur, l’anarchie est toujours repoussante9… » Quoi qu’on pense de l’opinion formulée par l’historien anglais, il est clair que l’anarchie – en d’autres termes, la structure étatique polonaise – entraîne le pays à sa perte. Le gouvernement d’Auguste II marque le début de l’agonie.

La faiblesse pousse également la Russie vers la guerre. Son système administratif est manifestement désuet ; les impôts, la pénétration des mœurs étrangères, commencée avant le règne de Pierre, suscitent le mécontentement ; le pays ne dispose pas d’une armée moderne ni d’un corps d’officiers. Rentré de l’étranger, Pierre supprime définitivement la troupe des streltsy et prend des mesures radicales pour moderniser les mœurs : il interdit le port de la barbe et de l’ancien habit moscovite. Les barbes sont rasées de force – le menton, si nécessaire, part avec ; les longues manches et les longs pans des cafetans sont raccourcis, eux aussi, impitoyablement. Barbes et habits sont coupés avec autant de passion que, sur l’ordre de Pierre, les têtes des streltsy. Tous ensemble, ils symbolisaient la Moscovie dont Pierre veut, sur-le-champ, faire une Hollande.

Ces brutales mesures de modernisation ne favorisent pas la mobilisation des esprits, indispensable à la conduite d’une grande guerre. Pour Pierre, cependant, toutes les innovations sont un moyen de tirer le peuple de sa torpeur – une école de guerre. Une des rares concessions qu’il fait à l’opinion consiste à expliquer l’adoption d’un nouveau calendrier (on ne compte plus les années depuis la « création du monde », mais depuis la naissance du Christ) par le fait que s’y réfèrent « non seulement de nombreux pays européens chrétiens, mais aussi des peuples slaves qui sont en tous points d’accord avec notre Église orthodoxe d’Orient… ». Le premier jour de la nouvelle année devient ainsi le 1er janvier 1700. Plus d’explications, en revanche, quand, en octobre 1700, après la mort du patriarche Adrien, Pierre décide de ne pas lui donner de successeur et nomme en qualité de « gardien du trône patriarcal » le métropolite de Riazan, Stepan Iavorski.

Au début du XVIIe siècle, la Providence, le hasard, les ambitions des monarques avaient sauvé la Russie. À ce moment-là, une alliance polono-suédoise lui eût été fatale. Mais la Pologne et la Suède avaient préféré se battre entre elles. Au début du XVIIIe, la Russie et la Pologne, États faibles, s’unissent pour combattre la Suède, affaiblie elle aussi. Le résultat est un bouleversement de la donne en Europe orientale.

La Guerre du Nord – l’alliance polono-dano-russe contre Stockholm – est également rendue possible parce qu’au début du XVIIIe siècle, s’amorce le déclin de la Sublime Porte. Dans la seconde moitié du XVIIe, entre 1660 et 1680, la Turquie s’est emparée de la Hongrie, se rapprochant ainsi du cœur de l’Empire des Habsbourg ; elle a conquis l’Ukraine de la rive gauche, menaçant la Pologne et mettant en danger la Russie, et pris la Crète, portant un coup sérieux à la puissance de Venise. En 1683, le roi de Pologne Jean Sobieski bat les Turcs à Vienne et parvient à stopper leur progression qui, jusqu’alors, semblait irrésistible. La Sainte Ligue, née après la victoire sur les Turcs, repousse l’armée du sultan et contraint ce dernier, pour la première fois, à renoncer à un territoire conquis. En 1699, la paix est signée ; aux termes du traité, la Turquie doit rendre à l’Autriche presque toute la Hongrie, et l’Ukraine de la rive gauche à la Pologne ; elle perd le Péloponnèse au profit de la Hongrie ; Azov, enfin, devient russe.

Après la prise d’Azov, les Turcs signent une trêve avec Moscou. Avant de se lancer dans un conflit contre la Suède, Pierre veut une « paix perpétuelle » avec l’Empire ottoman. La signature de l’accord de paix est la condition pour que la Russie entre en guerre. Conduite par Emelian Oukraïntsev, la délégation russe se rend d’Azov à Kertch, à bord du navire de guerre Forteresse, accompagnée par une escadre de neuf bâtiments ; Pierre se trouve sur l’un d’eux. Surpris par l’arrivée de la flotte russe, les Turcs refusent longtemps de laisser le Forteresse entrer dans la mer Noire, puis ils acceptent et l’ambassadeur russe arrive à Istanbul, en qualité de représentant d’une nouvelle puissance navale.

Les pourparlers, cependant, traînent en longueur. Dans son accord avec la Pologne, Pierre s’est engagé à déclencher les opérations militaires au plus tard en avril. L’annonce que la paix est signée ne lui parvient qu’en août : Azov est russe, mais la Russie n’obtient pas le droit de naviguer sur la mer Noire, que réclamait Pierre. Aucun pays ne l’a, d’ailleurs. Comme l’indique Oukraïntsev dans ses rapports : « La Porte ottomane veille sur la mer Noire avec le même soin jaloux que sur une jeune vierge que nul n’ose approcher. »

Les pourparlers avec la Turquie durent huit mois. Durant tout ce temps, Pierre ne ménage pas ses efforts pour apaiser les Suédois : leurs diplomates sont reçus avec les honneurs à Moscou et le tsar confirme que la « paix perpétuelle » est bel et bien une réalité entre la Russie et la Suède ; le prince Khilkov est envoyé en ambassade à Stockholm, pour tranquilliser les Suédois qui s’inquiétent du renforcement de l’armée moscovite. Ils sont plutôt fondés à se poser des questions. En novembre 1699, on entame la formation de vingt-sept régiments, répartis en trois divisions. Les deux premières sont prêtes à partir en guerre, en juin 1700.

Le 18 août, les églises de Moscou informent la population que la paix est signée avec la Turquie. Dès le lendemain, les troupes moscovites marchent sur Narva.

Pierre suit fidèlement la tradition : depuis l’époque d’Ivan le Terrible, les Russes ont toujours commencé à combattre les Suédois en assiégeant Narva. Les troupes de Pierre n’encerclent la forteresse qu’à la fin du mois d’octobre. Entre-temps, Charles XII a vaincu les Danois et les a contraints à signer un traité de paix, leur imposant ses conditions. Assiégée par les Saxons d’Auguste, Riga résiste victorieusement et le roi de Pologne, se plaignant que l’aide apportée par Pierre est insuffisante, finit par lever le siège. À une vitesse qui stupéfie l’Europe, Charles XII, alors âgé de dix-huit ans, fait traverser la mer à ses troupes et marche à son tour sur Narva. Il est à la tête d’un corps d’armée de huit mille hommes ; la forteresse est assiégée par une armée russe au moins quatre fois plus nombreuse.

Apprenant que les Suédois sont proches, Pierre abandonne ses hommes dont il confie le commandement au duc de Cruyi, un Français ayant longtemps servi dans l’armée autrichienne et recruté par les Russes parmi quatre-vingts officiers. Rédigées hâtivement, sans date ni sceau, les instructions laissées par Pierre sont, selon les propos de l’ingénieur saxon Hallart, responsable de la partie technique de l’assaut, « absolument insensées10 ».

La conduite du tsar plonge les contemporains dans la perplexité et demeure une énigme pour les historiens. « Ce comportement de Pierre est difficilement explicable11 », écrit, au XXe siècle, le biographe russe du tsar, N. Pavlenko. Son biographe allemand, Reinhard Wittram, reconnaît lui aussi que le chercheur a énormément de peine à répondre à la question des raisons de la fuite du tsar12. Les deux historiens rejettent en chœur l’accusation de couardise : Pierre a suffisamment fait la preuve, en diverses circonstances, de sa vaillance. N. Pavlenko imagine que Pierre a sous-estimé son adversaire et cru que l’armée russe, numériquement très supérieure, vaincrait les Suédois sans lui. Reinhard Wittram, au contraire, pense que le tsar avait prévu sa défaite : il ne s’attendait pas à l’arrivée de Charles XII et, abandonnant à leur sort des troupes perdues d’avance, s’en était allé préparer de nouveaux combats. L’historien polonais Pawel Jasienica réfute le biographe polono-français de Pierre, Kazimiersz Waliszewski, qui qualifie le comportement du tsar de « désertion sans équivalent » ; il considère que la décision du tsar de quitter l’armée à Narva « sauva la Russie », et ajoute : « Ne nous hâtons pas trop de juger l’intuition de cet homme de génie13. »

À Narva, l’armée russe est mise en complète déroute. Contemporains des événements et historiens en énumèrent les multiples raisons, et parmi elles : la défection du tsar qui a cédé le commandement à des étrangers incapables de comprendre les soldats et les officiers ; une artillerie défectueuse ; l’inexpérience des soldats assiégés par des Suédois professionnels. L’académicien Tarlé, formé à l’école de Staline, ajoute à la liste le duc de Cruyi qui, « non content d’être un chef militaire incapable, se révéla aussi un traître14 ». La trahison du duc réside, pour l’historien soviétique, dans le fait qu’il fut un des premiers à se constituer prisonnier, et avec lui « les officiers allemands presque au complet ». Certes, la chose ne fait pas honneur aux militaires ; toutefois, décrivant la bataille de Narva, Voltaire note que les officiers allemands redoutaient plus les soldats russes que les Suédois. Ils avaient des raisons à cela. Dans ses Mémoires, le général Hallart rapporte que le duc de Cruyi prit la décision de se rendre, au spectacle d’officiers étrangers tués par des soldats russes.

La défaite est complète. L’armée russe a perdu près de douze mille hommes, tués, faits prisonniers ou en fuite dans les forêts. Mais les survivants, quelque vingt-trois mille hommes, se rassemblent à Novgorod et deviennent le noyau de la nouvelle armée que Pierre entreprend aussitôt de former. Pour la seconde fois, comme après l’assaut manqué d’Azov, Pierre se prépare à de prochains combats, avec une stupéfiante énergie. Heins, l’émissaire danois, rapporte à son roi son entretien avec Pierre qui l’a reçu à Preobrajenskoïé. Pierre reproche aux Danois d’avoir signé une paix séparée ; il y voit une des raisons de sa défaite à Narva. Mais, précise l’ambassadeur, le tsar est optimiste : « Les pertes ne sont rien en comparaison de la leçon que nous avons reçue… Moscou commence à ouvrir les yeux et à entrevoir ses points faibles15. »

Bien des années plus tard, Pierre tirera le bilan de la bataille de Narva dans son « Journal », baptisé Histoire de la guerre suédoise. Il y souligne l’inexpérience de ses troupes : seuls, deux régiments de la garde avaient participé aux deux assauts d’Azov, les autres n’avaient jamais pris part à des opérations ; l’écrasante majorité des officiers n’avait, en outre, aucune préparation. Par ailleurs, il voit, après-coup, la défaite comme la marque de la grâce divine, car la victoire d’une Russie sans expérience, sur le plan tant militaire que politique, eût tourné ensuite à la catastrophe. Pierre qualifie donc la bataille de Narva de grand bonheur, et non de malheur, parce que « nécessité fait loi et nous fûmes contraints de travailler et d’œuvrer jour et nuit16 ».

Charles XII devient le favori de l’Europe occidentale : ses trois fulgurantes victoires, remportées sur trois différentes armées (danoise, saxonne et russe), lui confèrent une gloire de grand chef de guerre. De Vienne, de La Haye et d’autres capitales, les ambassadeurs russes font état d’une chute du prestige de Pierre et de la Russie. « On se gausse de nous », écrivent-ils. De Vienne, le prince Golitsyne rapporte : « Il faut absolument à notre souverain ne fût-ce qu’une petite victoire par laquelle son nom serait à nouveau célébré dans toute l’Europe. »

Au cœur de l’activité fébrile déployée par Pierre, se trouve l’armée. Il ne songe qu’à elle et veut obliger le pays à ne vivre que pour elle. On annonce un nouveau recrutement. En un an, les effectifs triplent. Toute l’artillerie – cent soixante-dix-sept canons – est restée devant Narva. On fond de nouvelles pièces ; la pénurie de métal est compensée par les cloches des églises. Au cours de l’année 1701, deux cent quarante-trois canons, mortiers et obusiers sont coulés. Il faut de l’argent pour l’armée. Entre 1701 et 1709, les dépenses militaires représentent de 80 à 90 % de toutes les dépenses d’État. Au début du règne de Pierre, l’État reçoit annuellement de la population près d’1,4 million de roubles. En 1701, les dépenses de l’armée s’élèvent à 2,3 millions de roubles. On ne cesse d’instaurer de nouveaux impôts, afin de compléter les principales sources de revenus que sont les taxes de douane et celles sur les estaminets ; pour l’entretien de la nouvelle cavalerie, formée en 1701, on crée une contribution appelée « argent des dragons » ; pour la flotte, c’est « l’argent des navires ». Alexis Kourbatov, qui accompagnait Pierre lors de son voyage à l’étranger, en a rapporté une véritable trouvaille : le papier timbré. La réévaluation de la monnaie apporte aussi un revenu substantiel : les pièces d’argent sont refondues, perdant de leur valeur réelle, mais leur valeur nominale reste la même. On prélève des impôts sur la pêche, les bains domestiques, les moulins. La suppression de la barbe, décidée par Pierre à son retour de l’étranger, devient à son tour source de revenus : ceux qui tiennent absolument à la conserver doivent payer une taxe annuelle de cent roubles pour les riches marchands, soixante pour les moins riches et pour les citadins, etc. Pour les paysans, cette taxe s’élève à deux kopecks, chaque fois qu’ils entrent dans une ville ou qu’ils en sortent. À chaque versement, on remet au porteur de barbe un insigne de cuivre qu’il doit avoir avec lui et renouveler chaque année.

La création d’une armée puissante, capable de permettre à la Russie d’accéder à la Baltique, est facilitée par la décision de Charles XII de considérer la Russie comme un pays vaincu, indigne de son intérêt. Le roi de Suède part donc en guerre contre la Rzeczpospolita et la Saxe. Les choses seraient autrement plus difficiles pour Pierre, si la formation de la nouvelle armée avait lieu dans un contexte de guerre. La stratégie du monarque suédois donne à la Russie le répit dont elle a besoin. De 1700 à 1708, se déroulent, en quelque sorte, deux guerres en une, appelée Guerre du Nord. Charles XII laisse à Pierre ses provinces de Liflandie, Courlande et Finlande, et s’occupe d’Auguste II. Le roi de Pologne, à son tour, mène deux guerres : une contre la Suède, l’autre contre les nobles polonais qui ne voient pas quel intérêt ils ont à combattre les Suédois.

En Europe occidentale, l’an 1700 est marqué par le début du conflit pour l’héritage espagnol. Après la mort du roi d’Espagne, Louis XIV se déclare héritier de la couronne, ajoutant, selon la légende : il n’y a plus de Pyrénées. L’Autriche, l’Angleterre, la Hollande et le Brandebourg ne semblent pas de cet avis. La guerre commence, qui va durer treize ans. Pour l’Europe orientale, ce conflit n’a qu’une signification : il occupe les grandes puissances européennes, qui se désintéressent de la Guerre du Nord.

Lorsque Pierre quitte précipitamment son armée devant Narva, il explique son attitude, entre autres, par la nécessité de rencontrer le roi de Pologne. Quatre mois plus tard, l’entrevue a lieu à Birji, dans la propriété des Radziwill. Auguste tente de mettre à profit la situation difficile dans laquelle se trouve le tsar et insiste pour que lui soit rendue la Petite-Russie. Voyant l’hostilité témoignée au roi polonais par une partie des sénateurs, Pierre craint que la Rzeczpospolita ne suive l’exemple du Danemark et ne signe la paix avec la Suède. Or, il lui faut absolument un allié. Pierre se résout donc à quelques concessions, laissant même entendre que l’on pourrait éventuellement rediscuter de Kiev. L’alliance est renouvelée : Pierre promet d’envoyer de quinze à vingt mille fantassins et de verser des subsides au roi de Pologne ; Auguste, de son côté, certifie qu’il déclenchera des opérations militaires en Liflandie et en Estlandie, pour soutenir l’armée russe qui se prépare à combattre en Ingrie et en Carélie. Le tsar ne voit pas d’inconvénient à ce que la Liflandie et l’Estlandie restent à la Rzeczpospolita ; il s’engage même – dans un article secret – à envoyer vingt mille roubles au roi, pour récompenser les sénateurs polonais qui soutiendront l’union russo-polonaise.

Si Charles XII le souhaitait, il pourrait conclure la paix avec Auguste. Les Suédois ne veulent pas se battre contre la Pologne. La base de la puissance suédoise est constituée par les provinces baltes, et avant tout la Liflandie. La Scandinavie a du fer, mais elle manque de blé. C’est la fertile Liflandie qui lui en fournit. Or, celle-ci est menacée par la Russie – une Russie contre laquelle la Suède est prête à guerroyer. Son roi, toutefois, en a décidé autrement. Les historiens militaires divergent quant aux raisons ayant poussé Charles XII à diriger ses troupes contre Auguste. Certains estiment que le jeune chef d’armée crut la Russie définitivement vaincue ; il serait toujours à temps de s’en occuper, lorsqu’il le souhaiterait. De plus, combattre un ennemi défait manquait de panache. D’autres voient dans la campagne polonaise du roi de Suède un grand dessein stratégique : il voulait, une fois Auguste défait, assurer ses arrières avant de se lancer dans la conquête de la Russie. Mais rien ne prouve que Charles XII eût jamais un plan de cette envergure. L’historien militaire allemand Hans Delbrück qualifie le roi de Suède de général fort capable, « qui, au combat, savait conduire ses troupes, leur insufflait son enthousiasme et une véritable confiance ». En même temps, il le dit « têtu et aventurier » ; plus encore, il le tient pour un homme sans « orientation politique précise ». Delbrück cite à titre d’exemple le conseil donné par le chancelier suédois Oxenstierna au jeune monarque : « Faites la paix avec Auguste et louez vos troupes aux États étrangers, vous en tirerez une immense gloire17. »

Le 9 juillet 1701, les Suédois écrasent l’armée de Saxe sur les bords de la Dvina. Le Sénat de la Rzeczpospolita propose à Charles XII de signer la paix. Le roi accepte, à une condition : l’abdication d’Auguste II. Cette exigence est bien évidemment rejetée, et Charles marche sur la Pologne. Une partie des magnats lituaniens, commandée par l’hetman Casimir Jan Sapieha, passe dans le camp suédois. En plus de la Guerre du Nord, la Pologne se trouve aux prises avec une guerre civile. Le 27 mai 1702, les Suédois occupent Varsovie. Le 7 août, ayant une nouvelle fois vaincu l’armée de Saxe, Charles XII entre à Cracovie.

Les succès suédois se changent, pour Pierre, en importante victoire diplomatique. Vainqueurs des partisans de Sapieha, les adversaires lituaniens des Suédois demandent l’aide du tsar. Le grand-duché de Lituanie passe pratiquement sous protectorat russe. Les troupes russes pénètrent sur le territoire lituanien (trois régiments d’infanterie et douze mille Cosaques) ; le tsar accepte de fournir à la Lituanie l’aide financière dont elle a besoin.

Pierre dira de son adversaire : Charles « s’est enlisé en Pologne ». Tandis que le roi de Suède, bien décidé à chasser Auguste II de son trône, guerroie contre les Polonais, Pierre mène sa guerre. Sous le commandement de Cheremetiev, l’armée russe entreprend des opérations en Liflandie. Le 29 décembre 1701, les Russes remportent une première victoire sur les Suédois. Cheremetiev devient général-feldmaréchal ; il est décoré de l’ordre de Saint-André (institué par Pierre). Ayant défait le général Schlippenbach une seconde fois (en juillet 1702), le feld-maréchal contraint les Suédois à quitter la Liflandie. Pierre ordonne de mettre à sac le pays, afin de priver l’ennemi de ses bases et de tout ravitaillement. Peu après, Cheremetiev rapporte au tsar : « … Il ne reste plus rien à piller sur cette terre, tout a été ruiné et mis à sac, sans exception. »

Cette façon de faire la guerre est parfaitement normale au XVIIIe siècle, comme par la suite d’ailleurs. En 1704, le prince Eugène de Savoie, qui combat alors du côté français contre les Habsbourg, expose ses plans : « Je ne vois, au bout du compte, pas d’autre moyen que de ruiner et de dévaster la Bavière et les régions qui l’entourent en totalité, afin de priver à l’avenir l’ennemi de toute possibilité de poursuivre la guerre depuis la Bavière ou les régions avoisinantes18. » La seule différence entre l’action des troupes du prince Eugène et celles du feld-maréchal Cheremetiev réside dans l’emploi, par le commandement russe, de Kalmouks qui représentent une part considérable de la cavalerie non régulière. Les atrocités commises par les cavaliers de la steppe paraîtront plus effroyables aux historiens, surtout occidentaux.

La Liflandie est l’un des deux fronts où opère l’armée russe. L’autre est l’Ingrie, appelée également Ingermanland, ou Ijora, région située le long de la Neva et du golfe de Finlande. Laissant temporairement Narva de côté, Pierre s’attaque à la conquête de l’embouchure de la Neva. À l’automne 1702, les troupes russes s’emparent de la forteresse suédoise de Noteburg qui a, jadis, appartenu à Novgorod et était alors baptisée Orechek. Pierre ne rend pas son ancien nom russe à la petite ville ; il lui en invente un nouveau, actuel : Schlusselburg. Bien des années plus tard, Pierre parlera de la conquête de Noteburg comme du « jour où nous prîmes l’avantage », rappelant que « cette clé permit d’ouvrir nombre de châteaux ».

En mai 1703, la forteresse suédoise de Nienschantz tombe ; elle est située à l’endroit où l’Okhta se jette dans la Neva. Le lieu ne convient pas aux exigences de Pierre qui en découvre un autre, à l’embouchure de la Neva, pour y bâtir un port et une forteresse. En mai 1703, commence la construction de la forteresse Pierre-et-Paul, puis, sous sa protection, celle d’une ville, d’abord nommée Petropolis, ensuite Saint-Pétersbourg. Pierre ne peut prévoir le destin grandiose de sa ville, appelée à devenir la capitale de l’Empire, lorsqu’il ouvre une nouvelle période de l’histoire de Russie : l’ère pétersbourgeoise.

Pénétrant la pensée du fondateur de la nouvelle capitale, Pouchkine écrira : « Et il songeait : d’ici, nous menacerons le Suédois. Ici, une ville sera bâtie qui enragera notre hautain voisin. Ici, la nature nous commande de tailler une fenêtre sur l’Europe. » Cette seconde visée n’est probablement pas présente à l’esprit du tsar, en 1703. La première, en revanche, menacer « le Suédois », créer une base contre le « hautain voisin », est évidente. Ayant pris solidement position à l’embouchure de la Neva, Pierre tourne ses armées du côté de Narva, au cours de l’été 1703. Il prend les forteresses de Koporié et Iambourg, puis, durant l’été 1704, Derpt et Narva. La prise de Narva ne lave pas seulement l’affront subi quatre ans plus tôt, elle est une preuve convaincante des progrès accomplis dans la création d’une armée qui n’a plus peur des Suédois. Elle assure, enfin, la protection de l’Ingrie conquise et de Saint-Pétersbourg.

En août 1704, les représentants du roi de Pologne et du tsar russe concluent une nouvelle alliance à Narva, confirmant la résolution des deux parties de combattre la Suède jusqu’à la victoire et de ne pas signer de paix séparée. Le document, cette fois, ne fait pas mention de promesses de la Russie quant à une éventuelle cession à la Pologne de territoires conquis par les troupes russes. Auguste a de plus en plus besoin du soutien de Pierre ; le tsar, de son côté, a encore besoin d’Auguste qui détourne les Suédois d’une action militaire contre la Russie.

De mois en mois, Charles XII se passionne un peu plus pour les affaires polonaises. Victorieux de toutes les batailles contre les armées de Pologne et de Saxe, le roi de Suède ne parvient pourtant pas à conquérir définitivement la Pologne. En juillet 1704, huit cents nobles polonais exaucent son vœu, en élisant Stanislas Leszczynski roi de la Rzeczpospolita. Lorsque les émissaires d’Auguste signent le traité de Narva, la Pologne a donc deux monarques. La première conséquence de ce « double pouvoir » est l’apparition en Pologne de soldats russes, venus prêter main-forte à Auguste. Le chroniqueur polonais décrit le détachement commandé par le prince Golitsyne. « C’étaient des soldats forts et braves, bien pris dans leur uniforme gris, bordé de bleu, de blanc, de rouge, et disposant de tout l’armement nécessaire, de bonne qualité19… » En octobre 1705, Stanislas Leszczynski est couronné à Varsovie et devient par là même un second roi légitime. À la fin du mois, Auguste et Pierre se rencontrent à Grodno. Le tsar fait son entrée sur le territoire polonais en triomphateur, auréolé de la gloire du chef d’armée ayant conquis la forteresse de Mitava et assuré aux Russes la suprématie en Courlande. Auguste, lui, traverse comme un voleur Gdansk et Königsberg.

Les succès remportés par les armes russes commencent à inquiéter l’Europe. La volonté de Pierre de s’implanter sur les bords de la Baltique suscite des craintes en Hollande, en Angleterre et en France. Les diplomates occidentaux proposent au tsar leur médiation pour conclure la paix avec la Suède. Pierre se dit prêt à signer un traité, à condition que Charles XII fasse des concessions. Le tsar a deux arguments pour étayer son souhait de conserver les terres et les ports conquis : d’une part, ces territoires appartenaient autrefois à la Russie ; d’autre part, son État a besoin de villes portuaires. « Car à travers ces artères, le cœur de l’État peut être plus sain et de plus grand rapport. » On notera la modernité de la métaphore : la circulation sanguine n’est véritablement connue que depuis un demi-siècle.

Les émissaires russes envoyés dans les capitales occidentales avertissent le tsar que ni la Hollande, ni la France, ni l’Autriche, ni l’Angleterre ne le prennent tout à fait au sérieux, qui elles ne croient pas à sa force et, en conséquence, que leur médiation n’apportera rien de bon à la Russie. Au demeurant, les exhortations à signer la paix avec la Suède sont de pure forme : Charles, pour sa part, n’y songe pas un instant. À l’automne 1706, les armées suédoises, violant sans vergogne la neutralité de la Silésie autrichienne, font irruption en Saxe et, à une vitesse fulgurante, s’emparent de Dresde. Octobre voit la signature du traité d’Altranstadt : Auguste II abdique au profit de Stanislas Leszczynski ; l’alliance d’Auguste avec la Russie et tous les accords antisuédois sont réduits à néant ; les troupes russes, venues à la rescousse d’Auguste, se retrouvent prisonnières des Suédois. On livre également à Charles XII Johann Reinhold Patcul, arrêté peu avant. Le roi de Suède ordonne de lui rompre les membres, de lui infliger le supplice de la roue, puis de le décapiter. Informé des détails de l’exécution, Charles XII exprime son mécontentement au bourreau pour avoir mis fin trop tôt aux tourments du Liflandien.

Auguste signe le traité d’Altranstadt, sans en informer Pierre. Il perd ainsi un allié et la noblesse polonaise se trouve partagée entre partisans de Leszczynski et partisans d’Auguste, entre partisans de la Suède et de la Russie. Dans son Histoire de la Rzeczpospolita polono-lituanienne, Pawel Jasienica écrit que, pour la première fois, un parti pro-russe se fait jour en Pologne. Le chef de l’Église, en particulier, le primat Stanislas Chembec, s’y rallie, ainsi que deux hetmans polonais et un lituanien. Le parti pro-russe n’a pas de force armée organisée, il a besoin d’une aide de la Russie en argent et en soldats. En 1707, alors que, après s’être reposée dans la riche terre de Saxe, l’armée suédoise entre en Pologne et se prépare à faire irruption en Russie, les partisans de Pierre ne peuvent que freiner la progression de l’ennemi, sans parvenir à l’empêcher. Mais l’affaiblissement brutal de la Rzeczpospolita jouera un rôle important dans la suite de l’histoire, tant en Pologne qu’en Russie.

La guerre contre la Suède épuise la Russie qui, néanmoins, découvre en elle d’inépuisables ressources ; pour les mettre à profit, il faut la frénésie de Pierre qui ne lésine pas sur les moyens, du moment qu’ils le mènent au but. En 1705, la nouvelle lui parvient qu’une révolte a éclaté à Astrakhan, point le plus reculé de l’État, au sud-est. Paysans en fuite y ont trouvé refuge, ainsi que de nombreux vieux-croyants ; les streltsy y ont également été exilés, après la suppression de leurs régiments.

Il ne manque qu’une étincelle pour enflammer cette véritable poudrière. Le mécontentement engendré par la pression fiscale croissante dégénère en révolte, lorsque le voïevode local déclare la guerre totale aux barbes et aux vêtements russes des habitants d’Astrakhan. En juillet 1705, la rumeur se propage que la célébration des mariages est interdite et que toutes les jeunes filles seront mariées à des Allemands. Alors, l’incendie se déclare. Les émeutiers adressent des messages aux Cosaques, dans l’espoir qu’ils rallieront le mouvement ; ils écrivent qu’ils « se soulèvent pour défendre la foi chrétienne » contre les mentons glabres, l’habit allemand et l’usage du tabac. De toute la Russie, des mécontents affluent à Astrakhan. Si les révoltés se montrent aussi inébranlables dans leur intention de « mettre Moscou sens dessus dessous », c’est qu’ils ne doutent pas un instant que le trône est occupé par un faux tsar, substitué au vrai.

Les Cosaques du Don ne soutiennent pas Astrakhan, mais Pierre juge la menace tellement sérieuse qu’il envoie contre les émeutiers un important détachement militaire, en provenance de Mitava tout juste conquise ; la troupe traverse toute la Russie, par Moscou et Kazan. Le corps expéditionnaire est placé sous le commandement d’un des meilleurs chefs d’armée de Pierre, le feld-maréchal Cheremetiev. Fidèles au tsar, les Kalmouks du khan Aïouk, lui prêtent main-forte. En mars 1706, Cheremetiev donne l’assaut, les rebelles sont facilement vaincus et la répression commence. Les meneurs sont envoyés à Moscou où ils sont longuement torturés, pour tenter de mettre en évidence leurs liens avec d’autres villes. Interrogatoires et exécutions se poursuivent pendant deux ans.

Sur le chemin d’Astrakhan, Cheremetiev reçoit, à Kazan, l’ordre du tsar d’écraser la révolte des Bachkirs, qui a éclaté au début de 1705. La conquête du territoire où sont installés les Bachkirs, tribus nomades d’origine türke se déplaçant entre la Kama et l’Oural, a commencé dès la seconde moitié du XVIe siècle. La forteresse d’Oufa, fondée en 1585 ou 1586, est la seule ville russe permettant de contrôler cet immense territoire. À la différence des Tatars qui, après la disparition de la Horde d’Or, ont créé de véritables États – Kazan, Astrakhan, Sibérie, Crimée –, les Bachkirs vivent en tribus disséminées de part et d’autre de l’Oural. Pendant près d’un siècle, la percée des Russes sur les terres bachkires ne rencontre pratiquement pas de résistance : les tribus conquises acceptent de payer le iassak (impôt) en peaux de zibelines, de martres et de renards, et l’administration les laisse tranquilles. L’arrivée de colons que l’on dote de terres, les conflits qui ne tardent pas avec les autochtones, sont à l’origine d’un soulèvement qui éclate en 1705 et, tantôt s’apaisant, tantôt s’attisant, se prolonge jusqu’en 1710. Un court moment, les tribus se réunissent autour du khan qui s’est baptisé « tsar Saltan ». Les dignitaires musulmans soutiennent les insurgés. En janvier 1708, les détachements bachkirs sont à trente kilomètres de Kazan20.

Il faut attendre 1710 pour que Pierre Khovanski, qui commande les troupes russes, réussisse à pacifier la Bachkirie. Conformément aux directives du tsar, le prince Khovanski tente de soumettre les Bachkirs révoltés non seulement par les armes, mais aussi en essayant de se concilier leurs chefs et en supprimant les impôts.

La révolte d’Astrakhan à peine réprimée, et alors que la Bachkirie est encore en effervescence, le Don s’embrase. En 1707, des troupes sont envoyées sur ses rives à la recherche de fuyards – paysans, ouvriers des innombrables chantiers de construction, soldats. Quand tous ceux qu’indignent les nouveaux usages et le non-respect des anciennes « franchises » ont trouvé leur chef, le Don se soulève. Après les premières victoires des insurgés, commandés par Kondrati Boulavine, l’armée de ce dernier prend rapidement de l’ampleur. Les émeutiers ont le soutien des vieux-croyants. Le soulèvement ne tarde pas à gagner du terrain et, quittant la région du Don, il menace les régions centrales. Les révoltés se préparent à marcher sur Tambov et Toula. Pierre envoie une armée, commandée par le prince Vassili Dolgorouki. Elle a ordre d’« éteindre sur-le-champ cet incendie » et le tsar indique le moyen d’y parvenir : « Brûlez et détruisez jusqu’aux fondations les villages cosaques, sabrez les hommes, empalez les meneurs et rouez-les, afin qu’il soit plus commode d’extirper le goût et l’habitude du brigandage ; car seule la cruauté pourra calmer ces charognards21. » Les contemporains rapportent que les émeutiers ne se montrent pas plus tendres avec leurs adversaires.

Au cours de l’été 1708, l’impitoyable pacification et les querelles entre atamans permettent d’écraser la révolte. Kondrati Boulavine se brûle la cervelle.

Les troubles qui surviennent au sud-est de la Russie durant la Guerre du Nord causent bien du souci aux historiens russes. D’un côté, le tsar, engagé dans une guerre indispensable à l’État ; de l’autre, le peuple qui se bat pour ses droits. Au XIXe siècle, le dilemme se résout relativement facilement. V. Soloviev considère la révolte de Boulavine comme une émeute cosaque et juge nécessaire la victoire de l’État sur la cosaquerie, puisque cette dernière vit au compte de l’État. Dans les années qui suivent la révolution d’Octobre, les historiens marxistes donnent, eux aussi, une solution d’une simplicité élémentaire : la monarchie est réactionnaire, la lutte contre le féodalisme – progressiste. En conséquence, Kondrati Boulavine est un héros, et Pierre un réactionnaire. Tout se complique, cependant, quand Pierre devient un « tsar progressiste », alors même que le peuple demeure une notion éminemment positive. L’historien Nathan Eidelman rapporte que lorsqu’il enseignait – dans les années 1950 –, il avait beaucoup de mal à répondre aux questions des élèves : « Pierre est-il progressiste ? – Oui, bien sûr. – Les révoltes paysannes en Russie sont-elles progressistes ? – Naturellement. – Mais si les paysans, Kondrati Boulavine et les autres se soulèvent contre Pierre, qui est le plus progressiste22 ? »

En 1975, le biographe de Pierre donne la réponse qui, un quart de siècle plus tôt, manquait au jeune enseignant : « Comme toutes les révoltes de l’époque féodale, elle [la révolte de Kondrati Boulavine] n’était pas dirigée contre le tsar, elle était spontanée, faiblement organisée, donc vouée à l’échec23. » En d’autres termes, la révolte fut peu progressiste, voire pas progressiste du tout. Les auteurs de l’Abrégé d’histoire, paru en 1992, partagent ce point de vue : « … On ne trouve pas dans le programme des insurgés [il s’agit toujours de Boulavine] la moindre revendication antiféodale24. » Il en ressort que la « paysannerie conservatrice » avait tort. Néanmoins, notent les auteurs, « la révolte freina l’extension du servage à de nouveaux territoires ».

Au début du mois de mai 1707, Charles XII quitte la Saxe et entre en Pologne. Il ne fait de doute pour personne qu’il s’apprête à attaquer la Russie. Jusqu’alors, le roi de Suède ne semble guère se soucier des campagnes russes en Liflandie et en Courlande, ni des forteresses et des villes bâties par Pierre. Au bout du compte, tout cela nous reviendra – affirme-t-il. Inquiet, Pierre prend des mesures énergiques pour protéger Moscou, persuadé que les Suédois porteront leurs coups sur la capitale. Il s’adresse au duc de Marlborough et à la reine d’Angleterre, Anne, pour qu’ils jouent les médiateurs. Dans les instructions qu’il donne à son ambassadeur, il explique à quelles conditions il accepterait la paix : le tsar est prêt à d’importantes concessions, et même à rendre Narva. Seul, Pétersbourg ne saurait être soumis à discussion, Pierre ne voulant en aucun cas y renoncer. Le tsar recherche également la médiation du roi de Danemark, Frédéric IV, et du roi de Prusse Frédéric Ier, il se tourne aussi vers la France.

Charles XII ne songe toujours pas à la paix. En janvier 1708, le roi de Suède occupe Grodno que l’armée russe lui cède sans combattre, puis il gagne Moghilev où il s’arrête pour un repos prolongé.

L’initiative est du côté du roi. Pierre ignore dans quelle direction l’armée suédoise partira : vers le nord et Riga-Pskov-Pétersbourg, ou vers l’ouest et Smolensk-Mojaïsk-Moscou ? L’armée russe compte alors plus de cent mille hommes (à Narva, Pierre en avait quarante mille) ; Charles, lui, en a soixante-trois mille à sa disposition. Pour Evgueni Tarlé, qui relate le déroulement de la Guerre du Nord et souligne le génie militaire de Pierre, le tsar a la faculté de concentrer au bon moment des forces supérieures en nombre à celles de l’adversaire, anticipant la tactique de Napoléon. Tarlé a incontestablement raison, mais il convient de prendre aussi en compte que l’armée de Pierre, s’appuyant sur de gigantesques ressources humaines, ne peut que dépasser numériquement les troupes de la petite Suède.

En septembre 1708, Charles prend une décision inattendue : il fait bifurquer son armée vers le sud, vers l’Ukraine. Il lance l’offensive, sans attendre un corps d’armée de seize mille hommes, dirigé par Loewenhaupt et parti de Riga avec un énorme chargement de vivres et l’artillerie. Pierre divise son armée en deux groupes. L’un, commandé par Cheremetiev, suit les traces de Charles, l’autre, commandé par Pierre, se porte au-devant de Loewenhaupt.

Le 28 septembre, les troupes de Loewenhaupt sont vaincues à Lesnaïa. Par la suite, Pierre dira de cette victoire qu’elle « fut la mère de Poltava ». Cheremetiev conduit ses hommes selon un itinéraire parallèle à celui des Suédois. Il a ordre de dévaster la région traversée par les troupes ennemies. Les instructions de Pierre sont d’« épuiser l’armée principale par le feu et la ruine ». La tactique de la terre brûlée est efficace ; un siècle plus tard, les généraux russes la réutiliseront, quand Napoléon tentera d’envahir la Russie. Et, en 1941, Staline s’en souviendra lui aussi.

Les innombrables biographes de Charles XII tentent vainement de comprendre sa ligne de conduite, parfaitement irrationnelle : choix de l’itinéraire pour son armée, mépris absolu de l’adversaire… Toutefois, l’option « Ukraine » comme lieu d’offensive, a au moins une explication rationnelle. Le roi de Suède compte sur l’aide de l’hetman ukrainien Mazepa. Là encore, il se trompe.

L’hetman Ivan Mazepa est l’un des héros les plus populaires de l’histoire russe. Il semble que pas un poète, un dramaturge, un peintre ou un compositeur un peu important (sans parler de ceux qui l’étaient moins) n’ait échappé à l’attrait romantique du personnage : Voltaire, Byron, Mickiewicz, Ryleïev, Pouchkine, Defoe, Slowacki, Schiller – la liste est longue, nous ne saurions les citer tous. À l’origine, se trouvent les souvenirs du noble polonais Jean Chrisostome Passeka, qui avait rencontré Mazepa à la cour du roi Jean II Casimir et, brouillé avec lui, avait raconté une histoire visant à détruire définitivement la réputation du futur hetman. À l’en croire, le jeune Mazepa avait séduit l’épouse du maître d’un domaine voisin du sien. Furieux, le mari avait ordonné à ses serviteurs d’attacher l’amant nu à un cheval et de le lancer au galop dans la steppe. Les historiens ont établi que l’histoire était fausse, mais Voltaire en eut connaissance par Stanislas Ier Leszczynski qui, après avoir perdu son trône, vécut en France.

En 1731, Voltaire relate l’aventure amoureuse de Mazepa dans son Histoire de Charles XII. Le livre, très populaire en Europe, inspire Byron. Une toile du peintre anglais Horace Vernet, représentant un coursier blanc qui file, affolé, vers la forêt, portant un magnifique jeune homme nu sur son dos et entouré d’une meute de loups furieux, contribue grandement à propager la légende. Le fantastique personnage de Mazepa devient une source inépuisable d’inspiration pour l’Europe romantique. Il est vrai qu’il a tout pour cela : un amour malheureux, une trahison politique, une fin tragique.

Pour les poètes et les historiens russes, le personnage de Mazepa ne se limite pas à ces accessoires romantiques. Une question se pose à eux : l’hetman est-il ou non un traître ? Dans un poème intitulé Voïnarovski, le poète et futur décembriste Kondrati Ryleïev répond par la négative : Mazepa et son neveu Voïnarovski ne sont pas des traîtres, ce sont des révolutionnaires qui se battent contre Pierre pour leur liberté nationale, laquelle se confond ici avec la liberté politique. Dans son poème Poltava (1828-1829), Pouchkine présente l’hetman comme un homme « ambitieux, ayant la perfidie et le crime chevillés au corps », le pire des Judas.

La plupart des historiens donnent 1639 comme date de naissance d’Ivan Mazepa. Il étudie au collège de Kiev, puis chez les Jésuites de Varsovie, sert à la Cour du roi et, dans sa jeunesse, voyage beaucoup, en France, Italie, Hollande. De retour en Ukraine, Mazepa sert auprès de Petro Dorochenko, puis de Samoïlovitch. Son instruction, ses capacités militaires, son art de plaire aux hommes – et pas seulement aux femmes – lui permettent de faire carrière. Mazepa prend part à la campagne de Crimée et persuade le prince Golitsyne que la faute de la défaite incombe à l’hetman Samoïlovitch. En 1687, Mazepa est élu à la place de l’hetman en disgrâce, avec le soutien actif de Golitsyne. Au moment où Charles XII entame sa campagne contre Moscou, Mazepa gouverne la Petite-Russie depuis vingt ans. L’action de l’hetman vise à développer l’instruction : c’est sous son gouvernement, que le Collège de Kiev est transformé en Académie (décision entérinée par Pierre). Mazepa encourage la construction d’écoles et de lieux de culte, l’un de ses grands soucis étant d’œuvrer à la création d’une nouvelle élite en Ukraine, issue de la starchina cosaque. Au sein de la Rzeczpospolita, l’Ukraine a perdu son élite, polonisée. Mazepa voit d’autant plus la nécessité de former une classe dirigeante ukranienne, qu’il est obsédé par le rêve d’une Ukraine indépendante. L’historien polonais écrit : « Les vingt années de gouvernement de Mazepa lui eussent valu le renom d’un éminent homme d’État, s’il eût appartenu à un peuple moins infortuné25. »

Le poids de la Guerre du Nord pèse sur la Petite-Russie autant, sinon plus, que sur les autres régions de Russie. Ce ne sont qu’impôts, mobilisations incessantes qui emportent la jeunesse vers les lointains champs de bataille. Pouchkine, qui condamne sans réserves Mazepa, reconnaît toutefois : « L’Ukraine sourdement s’agitait. » La révolte de Boulavine avait été une manifestation convaincante du mécontentement. La guerre contre la Suède engendre d’innombrables difficultés pour la Petite-Russie, mais en même temps – et l’hetman en a pleinement conscience –, elle augmente le poids de l’Ukraine au niveau international. Peu avant de mourir, Bogdan Khmelnitski avait mené des pourparlers avec les Suédois. Désormais, Charles XII, véritable triomphateur, devient un partenaire de plus en plus séduisant. Dotée de deux rois, la Pologne s’est considérablement affaiblie. Pierre qui, jusqu’au bout, gardera sa confiance à Mazepa, a besoin de l’hetman.

Le 29 décembre 1708, un journal londonien annonce en première page : « Le général Mazepa, soixante-dix ans, commandant en chef des Cosaques, cède aux exhortations des généraux suédois et passe dans leur camp avec son armée. » On s’étonnera de l’efficacité des journalistes anglais : l’hetman passe dans le camp suédois le 24 octobre ; Pierre, cantonné sur les bords de la Desna, l’apprend le 16 novembre, et à la fin du mois de décembre, l’Europe entière est informée de la trahison de Mazepa26.

Mazepa est en pourparlers avec les Suédois et les Polonais, au moins depuis 1707. Les ennemis de l’hetman (ils sont nombreux) dénoncent régulièrement au tsar les intentions criminelles de Mazepa. Les informateurs paient de leur vie leurs rapports auxquels le souverain refuse d’ajouter foi. L’historien soviétique ne parvient pas à expliquer l’infinie confiance témoignée au traître par Pierre qui, d’ordinaire, s’y entend à juger les hommes. Le comportement de Mazepa fournit une preuve éloquente de la relativité des idées politiques. Voltaire, qui fait de Mazepa un héros dans son Histoire de Charles XII, le qualifie de traître dans Histoire de Pierre Ier. Dans leur écrasante majorité, les historiens russes tiennent Mazepa pour un félon. Ils ont raison, car il avait juré (entre autres, sur la Bible) fidélité au tsar russe. Mais ils font un héros du prince moldave Cantemir qui, quelques années plus tard, trahissait le sultan auquel il avait lui aussi prêté serment. Cantemir, simplement, quittait le sultan pour passer dans le camp de Pierre.

La décision de l’hetman de soixante-dix ans est dictée par des considérations, certes personnelles, mais qui ont également un caractère plus large. Pour la Russie, il ne fait aucun doute que la Petite-Russie est une province russe. Pour la Petite-Russie, en revanche, le choix effectué en 1654 ne semble pas encore définitif. Il l’est d’autant moins que les conditions du rattachement, acceptées par la Rada de Pereïaslavl, sont constamment traitées par la Russie avec le plus parfait mépris. Après Khmelnitski, aucun hetman (à l’exception de Dorochenko, mais il est déchu de sa dignité) ne meurt dans son lit. Les droits des habitants de la Petite-Russie se voient de plus en plus brimés. Désireux de consolider la position de l’Ukraine, Mazepa décide de rendre héréditaire la charge d’hetman. Comme il n’a pas d’enfant, il prépare son neveu, Andreï Voïnarovski à lui succéder.

En 1707, l’armée cosaque passe pratiquement sous le commandement du prince Alexandre Menchikov, ce qui convainc Mazepa de l’existence d’un plan visant à supprimer la charge d’hetman. Parmi les informateurs secrets de Mazepa, se trouve la princesse Anna Dolskaïa, somptueuse Polonaise de quarante ans, veuve de deux maris. Nikolaï Kostomarov écrit : « La princesse Dolskaïa n’était pas encore vieille et possédait au plus haut degré toutes les qualités de la séductrice. » Venu à Bila-Tserkva assister au baptême de la petite-fille de la princesse, « Mazepa a, jour et nuit, des “conversations”, avec elle…27 ». Dans des lettres chiffrées à l’hetman, la princesse joue les intermédiaires entre lui et le roi Stanislas de Pologne, les informant de ses entretiens avec les généraux russes. Un de ses messages rapporte que le feld-maréchal Cheremetiev et le général Renn lui ont confié l’intention de Pierre de donner la Petite-Russie à Menchikov. Selon Kostomarov, Mazepa commente les informations de la princesse Dolskaïa à l’intention du chancelier (secrétaire général), Philippe Orlik : « Je sais bien ce qu’ils veulent faire de moi et de vous tous. Ils pensent me contenter en me donnant le titre de prince du Saint-Empire romain, et ils en profiteront pour supprimer la charge d’hetman, nommer eux-mêmes la starchina, imposer partout des gouverneurs. Et si notre peuple entreprend de résister, ils l’exileront dans l’Outre-Volga et peupleront l’Ukraine de leurs gens. » Les craintes de Mazepa ne sont pas sans fondement, comme le confirmera l’attitude ultérieure, non plus de Moscou mais de Pétersbourg, envers la Petite-Russie.

La décision de Charles de bifurquer vers l’Ukraine est une surprise pour Mazepa. « C’est le diable qui le porte ! » s’exclame l’hetman, en apprenant le mouvement des troupes suédoises. Mazepa espérait que Charles XII gagnerait Moscou par Smolensk et Mojaïsk, ce qui permettrait à l’armée cosaque de soutenir les Suédois et de combattre l’armée de Pierre, en terre russe et non ukrainienne. L’arrivée inopinée des troupes suédoises en Ukraine contraint l’hetman à abattre ses cartes. La trahison de Mazepa laisse Pierre pantois. Il écrit au général Apraxine : « Nouveau Judas, Mazepa qui me fut loyal vingt et un ans, est aujourd’hui, à deux doigts de la tombe, devenu félon et traître à son peuple. »

Mazepa n’apporte guère plus de mille cinq cents Cosaques aux Suédois et une partie seulement de la starchina. Il garde pour lui la garnison de sa capitale, Batourine. Apprenant la trahison de Mazepa, Alexandre Menchikov arrive aux portes de Batourine et, la ville refusant de se rendre, il la prend d’assaut et la livre aux flammes. « Les habitants, note Kostomarov, du premier au dernier, furent massacrés, à la seule exception des dignitaires qui furent épargnés afin qu’on pût les exécuter ensuite28. » Les troupes du tsar s’emparent du riche trésor de l’hetman, de l’artillerie et d’équipements militaires, brûlent d’énormes réserves de blé, sur lesquelles Charles comptait.

Les Ukrainiens ne suivent pas l’hetman. Son revirement est trop brutal : pendant plus de vingt ans, ne l’oublions pas, il a été le plus dévoué des serviteurs du tsar. Sur l’ordre de Pierre, l’hetman traître est maudit, d’abord à Kiev, puis à Moscou. On lancera sur lui l’anathème dans les églises, jusqu’en 1917. Un nouvel hetman est aussitôt élu, en présence de Pierre : Ivan Skoropadski. Refusant de troquer les Russes contre les Suédois, la Petite-Russie ne bouge pas, à l’exception des Zaporogues. En mars 1709, ils rallient Mazepa, l’ataman Kostia Gordienko en tête. Alexandre Menchikov, qui commande de fait les troupes russes en Petite-Russie, châtie les Cosaques, en envoyant un important détachement qui anéantit la Sietch zaporogue. Menchikov informe le tsar de sa victoire, du massacre des défenseurs de la forteresse et des exécutions ; il rapporte que tout a été dévasté, « afin, dit-il, d’extirper complètement ce nid de félons ». L’armée russe ne détruit pas seulement la forteresse, mais aussi tous les villages des Cosaques zaporogues. À la veille de la révolution de 1917, la Russie comptera douze armées cosaques, cantonnées aux frontières de l’Empire : Don, Kouban, Oural, etc. Seule, l’armée zaporogue ne sera jamais reconstituée.

Malgré le refus des Ukrainiens de suivre Mazepa et les Zaporogues, la position de Pierre est ardue. En juillet 1708, l’armée des émeutiers, commandée par Kondrati Boulavine, tente de prendre Azov, et les troupes du tsar ont les plus grandes peines à la vaincre. L’importance d’Azov ne tient pas seulement à sa situation de forteresse et de port, péniblement conquis aux Turcs. Sa perte pourrait entraîner un revirement de la politique du sultan.

Charles XII, Stanislas Ier Leszczynski, Mazepa ne cessent d’inciter la Sublime Porte à entrer en guerre contre la Russie. L’un des partisans les plus ardents d’un conflit avec Pierre est le khan de Crimée, Devlet-Ghireï. La situation est à ce point inquiétante qu’au printemps 1709, Pierre quitte la Petite-Russie pour gagner Azov. Les rumeurs sur la puissante flotte russe qui, en cas de guerre, quitterait Azov et s’engagerait dans la mer Noire, la « pluie d’or » dont Pierre Tolstoï, ambassadeur du tsar à Constantinople, arrose la Cour du sultan, poussent ce dernier à affirmer que l’Empire ottoman n’a pas la moindre intention d’entrer en guerre contre la Russie.

Dans une lettre adressée à Istanbul, Mazepa lance cet avertissement : si la Turquie ne profite pas de l’occasion et ne se protège pas de la Russie derrière une Ukraine indépendante, elle doit s’attendre à perdre la Crimée. La prédiction de l’hetman se réalisera quelque soixante-dix ans plus tard.

Le 1er avril 1709, les troupes suédoises arrivent devant Poltava. La ville est située sur la rivière Vorksla. Là, trois cent dix ans plus tôt, l’un des généraux de Tamerlan, avait défait l’armée unie des Lituaniens, des Polonais et des croisés, commandée par le grand-duc Witowt de Lituanie. La victoire de Witowt eût alors signifié la mort de Moscou, unificatrice des principautés russes. La victoire des Tatars avait ouvert à Moscou de grandes perspectives. Les préparatifs du nouveau combat sur la Vorskla – la bataille de Poltava qui devait être considérée, au XIXe siècle, comme la plus importante pour le destin de la Russie après le Champ-des-Bécasses –, durent plusieurs mois. Les Suédois tentent sans succès de prendre la ville, important carrefour de voies de communication. Peu à peu, les Russes se persuadent qu’il faut déclencher ici une bataille générale. Le 4 juin, Pierre arrive sur les lieux. Quelques jours avant le combat, Charles XII est blessé à la jambe, tandis qu’il parade à cheval sous le nez de l’ennemi. Cette façon de jouer les bravaches lui procure toujours un plaisir particulier. Il appelle cela un « amusement à la moutarde ». En l’occurrence, il se voit contraint de diriger le combat, couché sur une civière portée par deux chevaux.

La bataille de Poltava a été décrite et étudiée en détail par les historiens, militaires ou non, elle a inspiré poètes et prosateurs, est devenue une légende. Elle devait se solder par la défaite complète de l’armée suédoise (qui laisse sur le champ de bataille près de sept mille soldats et plus de trois cents officiers, tandis qu’au moins trois mille soldats et officiers sont faits prisonniers). Les restes de l’armée de Charles XII (environ quinze mille hommes) se retrouvent eux aussi captifs. Le roi parvient à franchir le Dniepr, avec une poignée de cavaliers, et cherche refuge chez les Turcs. Mazepa est à ses côtés29. Rapportant l’issue de la bataille de Poltava, un journal français écrit : « En un mot, toute l’armée ennemie à eu le sort de Phaéton. » Friedrich Engels, moins enclin aux métaphores poétiques que le journaliste français et évoquant la bataille un siècle et demi plus tard, en résume la signification du point de vue politique : « Charles XII tenta de pénétrer dans les profondeurs de la Russie ; il causa ainsi la perte de la Suède et démontra à tous l’invulnérabilité de la Russie. »

Pierre Ier peut être content du résultat de la « bataille générale » engagée contre les Suédois. Neuf années seulement se sont écoulées depuis la défaite de Narva, et l’armée suédoise a cessé d’exister. Le tsar, qui commande directement les troupes appelées à vaincre un fameux adversaire, estime qu’il a bien mérité de monter en grade. Au combat, Pierre avait le rang de colonel ; à l’issue de la bataille, il recommande au feld-maréchal Cheremetiev et à l’amiral Apraxine de l’élever au rang de contre-amiral et de général-lieutenant. Il s’estime même en droit de sauter le grade de général-major, si haute est son opinion de la part qu’il a prise à la victoire. À la fin de décembre, à Moscou, au son assourdissant des canons du Kremlin et de toutes les cloches de la ville, a lieu le défilé triomphal des vainqueurs. Les prisonniers suédois ferment le cortège, traversant toute la ville à pied. Parmi eux, le feld-maréchal Roenscheld et le comte Piper, chancelier de Suède.

Au cours du festin qui suit, le tsar est soudain pris d’une crise nerveuse, minutieusement décrite par un des convives, ambassadeur danois qui vient d’arriver à Moscou. On lui explique que Pierre est inquiet pour la santé de sa bien-aimée, Catherine (trois ans plus tard, elle deviendra son épouse légitime) qui, deux jours auparavant, lui a donné une fille, Élisabeth.

Pierre a d’autres raisons de s’inquiéter. La guerre contre la Suède n’est pas terminée. Au lendemain de la bataille de Poltava, Charles délègue à Pierre le général-major Meyerfelt pour envisager un échange de prisonniers et la possibilité d’engager des pourparlers de paix. Pierre veut mettre un terme au conflit et il pose ses conditions : il exige l’Ingermanland (avec Pétersbourg) et la Carélie (avec Vyborg). Charles qualifie ces conditions de « propositions éhontées ». Le roi de Suède ne veut pas encore croire qu’il a perdu la guerre. Il rejette également la proposition de Pierre d’échanger le comte Piper contre Mazepa. Le problème du vieil hetman se règle d’ailleurs de lui-même : en décembre 1709, Mazepa meurt.

Réfugié à Bendery, capitale de la Moldavie, alors possession turque, Charles exhorte le sultan à lui fournir une armée de cent mille hommes, qui permettra de conquérir la Russie et la Pologne. Dans ses lettres à sa sœur, Ulrika-Éléonore, Charles évoque Poltava (sans la nommer) en post-scriptum : « […] L’armée eut l’infortune de subir des pertes qui, je l’espère, seront bientôt compensées30. »

Charles a raison sur un point : la guerre n’est pas terminée. Après Poltava, Pierre envoie ses troupes dans deux directions. La première est la Liflandie. En juillet 1710, l’armée de Cheremetiev prend d’assaut Riga ; puis, tombent successivement Dunamunde, Pernov, Arensbourg et l’île d’Ezel. Le 29 septembre, Reval capitule. La conquête de la Liflandie (futures Lettonie et Estonie) est achevée. La même année 1710, les Russes s’emparent de Vyborg et de Kexholm, en Finlande. Le rêve d’Ivan le Terrible est réalisé : la Russie est solidement installée sur les rives de la Baltique.

La seconde orientation choisie par Pierre est la Pologne. Après Poltava, la position de Stanislas Ier Leszczynski sur le trône de Varsovie se fait chancelante. Il a toutefois pour appui le corps d’armée suédois du général von Krassau, qui compte quelque dix mille hommes. Apprenant la défaite de Charles, Auguste II quitte la Saxe ; par un manifeste solennel, il revient sur le traité d’Altranstadt et sur son abdication. En octobre 1709, Pierre et Auguste se rencontrent à Torun et scellent une nouvelle alliance. La grande « nouveauté » n’est pas seulement l’accord donné pour que des troupes russes (quatre à cinq mille fantassins et douze mille dragons) stationnent en Pologne, mais aussi la répartition des forces, radicalement différente de celle qui existait dix ans plus tôt. Auguste II le Fort n’est plus un allié à part entière, il est désormais un partenaire secondaire, affaibli. « Pierre Ier, écrit l’historien polonais contemporain, devint la principale force de la Rzeczpospolita… Son pouvoir s’étendait, de fait, sur tout le territoire, jusqu’aux frontières de la Prusse, du Brandebourg et de l’Autriche31. »

L’union offensive et défensive avec le Danemark, renouvelée après la victoire sur les Suédois, et un traité défensif avec la Prusse complètent l’alliance avec la Pologne et permettent à Pierre de restaurer la coalition antisuédoise, qui s’était effritée au temps des succès de Charles XII.

L’irrésistible progression des armées russes sur tous les fronts est stoppée par la guerre contre la Turquie. Les émissaires de Charles ne cessent d’intriguer à Istanbul, s’efforçant de convaincre le sultan de la nécessité de remettre la Russie à sa place. Les efforts des diplomates suédois trouvent là un terrain favorable. La tension monte, conséquence des demandes réitérées de Pierre, qui veut faire partir Charles du territoire turc. En janvier 1710, le traité de paix est renouvelé entre la Russie et la Porte, ce qui n’empêche pas le sultan de préparer la guerre. De tous les points du gigantesque Empire ottoman – d’Égypte, d’Afrique, des Balkans –, arrivent des troupes qui se concentrent à la frontière. Tant que la Russie était battue par les Suédois, la Turquie gardait une position attentiste, escomptant profiter ensuite sans effort, de la faiblesse de Moscou. La victoire de Poltava persuade le sultan de la nécessité de déclarer la guerre. Pierre est également de cet avis, estimant qu’il dispose de forces suffisantes pour porter un coup aux Turcs. En octobre 1710, Pierre exige de la Porte l’extradition de Charles, avertissant qu’au cas où il n’obtiendrait pas satisfaction, il aurait recours à la force des armes. La Turquie réplique en déclarant la guerre à la Russie, au mois de novembre.

Comptant sur l’appui des Slaves des Balkans (des princes moldave et valaque), Pierre conduit lui-même son armée. Arrivé au Prouth, l’armée russe, relativement peu importante (quarante mille hommes environ), est encerclée par la gigantesque armée turque (près de cent cinquante mille hommes). Le manque de vivres, que les princes des Balkans avaient pourtant promis de fournir, complique sérieusement la situation. Dix-neuf mille Serbes, venus en renfort, sont stoppés sur les bords du Danube par le prince valaque Brancovan, qui décide soudain de ne plus soutenir la Russie et déclare sa loyauté au sultan.

L’armée russe est menacée d’être battue à plate couture, et le tsar de se retrouver captif. La diplomatie lui sauve la mise. Le représentant du tsar, le vice-chancelier Piotr Chafirov, qui connaît de nombreuses langues étrangères et avait accompagné le tsar lors de son voyage européen, révèle, au cours des pourparlers avec le vizir Mahmud-Balardji qui commande les troupes turques, de remarquables talents de diplomate et réussit à tirer l’armée russe de l’encerclement. Outre ses dons diplomatiques, Piotr Chafirov a à sa disposition une arme puissante : la corruption. Les contemporains des événements ont calculé que pour acheter le vizir, Catherine, qui accompagnait Pierre, dut renoncer à tous les joyaux en sa possession. Mais Piotr Chafirov a reçu du tsar l’ordre de tirer l’armée russe de ce mauvais pas, à n’importe quel prix. Le tsar accepte de rendre aux Turcs toutes les villes qu’il leur a prises, et de céder aux Suédois (si les choses en viennent là) la Liflandie. Il refuse en revanche, catégoriquement, de céder l’Ingrie et Pétersbourg, préférant, s’il n’est pas d’autre solution, lâcher Pskov.

Chafirov obtient une trêve à de bien meilleures conditions. Le vizir Mahmud-Balardji (Italien répondant au nom de Giulio Mariani, il était devenu mahométan) reçoit, dit-on, deux cent mille roubles et les bijoux de Catherine ; il se contente de la promesse de Pierre de rendre Azov au sultan, de détruire Taganrog (le tsar ordonne de garder les fondations) et d’autres forteresses du Don, de cesser de se mêler des affaires de la Rzeczpospolita et de l’Ukraine de la rive droite, enfin, de laisser Charles XII rentrer en Suède. Chafirov et le fils de Cheremetiev sont envoyés comme otages à Istanbul.

La défaite du Prouth ne fait que retarder pour peu de temps la poursuite de la guerre victorieuse contre les Suédois. En 1713, Pierre transporte la capitale de Moscou à Pétersbourg. Depuis un navire construit la même année, il s’adresse à ses compagnons d’armes : « Auriez-vous osé, frères, rêver de tout cela il y a trente ans ? » Il aurait pu poser la même question sur les dix années précédentes. L’ère pétersbourgeoise commence. Pierre ordonne que dans les Kouranty, comme on appelle alors les journaux, on ne parle plus de l’État moscovite, mais de l’État russe. Séjournant à Pétersbourg en 1739, le poète italien et comte prussien Algorotti qualifie la ville de « grande fenêtre récemment ouverte au nord, par laquelle la Russie regarde l’Europe ». Énumérant les grands mérites du premier empereur russe, Alexandre Pouchkine reprend l’image du poète italien, qu’il transforme radicalement. Le poète russe loue le grand tsar pour avoir « taillé à la hache, une fenêtre sur l’Europe ».

Constatant qu’au XVIIe siècle, la Russie subit, pour la première fois de son histoire, une très forte pression du côté de l’Occident (présence des Polonais à Moscou entre 1610 et 1612, occupation du littoral de la Baltique par les Suédois de Gustave-Adolphe), l’historien anglais Arnold Toynbee écrit : « Pierre le Grand répondit à cette poussée de l’Occident en fondant Pétersbourg, en 1703. » Le poète et essayiste russe Vladimir Weidlé voit, lui, dans la construction de Pétersbourg une réponse – quatorze siècles plus tard – à la fondation de Constantinople : par la volonté de Pierre, la Russie revenait à l’Occident auquel elle avait toujours appartenu32.

La guerre se poursuit car Charles, demeuré à Bendery, espère encore obtenir le commandement de l’armée turque. Il écrit à Stockholm qu’il n’acceptera jamais d’« acheter une paix honteuse au prix de la perte de quelques provinces… Mieux vaut se résoudre aux actions les plus extrêmes que de tolérer que l’État et ses provinces se voient un tant soit peu amoindris, surtout au profit de la Russie33 ».

Il faut attendre l’automne 1713 pour que le roi de Suède, qui a définitivement lassé les Turcs, soit sommé de quitter Bendery. Le 11 décembre 1718, il est tué lors du siège d’une forteresse norvégienne. Des historiens affirment qu’il fut touché par une balle, alors qu’il effectuait une sortie de nuit ; d’autres pensent qu’il fut tué par un soldat de son escorte. Quoi qu’il en soit, un des obstacles majeurs à la signature du traité de paix est éliminé. Le trône de Suède est occupé, en 1720, par la sœur de Charles, Ulrika-Éléonore, qui juge indispensable de cesser les hostilités.

Des pourparlers s’engagent. Mais les exigences de Pierre sont si grandes que les Suédois ne peuvent se résoudre à reconnaître leur complète défaite. Les troupes russes font merveille en Finlande et en Poméranie, elles traversent la Pologne en tous sens. Au cours de l’été 1714, la jeune flotte russe remporte sa première victoire : près du cap Hangöud, les matelots, commandés par Pierre qui se bat sous le nom de matelot de quart Pierre Mikhaïlov, prennent à l’abordage les bâtiments suédois paralysés par le calme plat qui règne sur la mer.

Élevé au rang de vice-amiral en récompense de sa victoire, Pierre œuvre aussi sur le front de la diplomatie. En 1717, lors d’un voyage en France, il obtient que les Français assument le rôle de médiateurs dans les pourparlers entre la Russie et la Suède, et qu’ils cessent de verser des subsides au roi de Suède. Mais les pourparlers des îles Aland traînent en longueur, et les troupes russes reprennent leurs opérations.

En 1719, un important débarquement a lieu aux environs de Sockholm, et les Cosaques arrivent aux portes de la capitale suédoise. L’année suivante, l’armée russe met une nouvelle fois le pied en terre suédoise.

Les pourparlers s’éternisent parce que la Suède est soutenue par l’Angleterre qui veut empêcher la Russie de s’incruster dans la Baltique ; par ailleurs, les propres alliés de Pierre, la Prusse et la Rzeczpospolita, manœuvrent, intriguant contre la Russie. Après l’accession d’Ulrika-Éléonore au trône de Suède, les diplomates se réunissent à Nystadt. Une nouvelle apparition des troupes russes en Suède, en 1721, persuade les Suédois qu’ils ont irrémédiablement perdu la guerre. Le 30 août 1721, la paix de Nystadt est signée. La Russie obtient la Liflandie, l’Estlandie, l’Ingermanland et une partie de la Carélie, dont Vyborg. La Finlande est rendue à la Suède. Le littoral de la Baltique, rêve de l’État moscovite durant deux siècles, devient russe.

Les résultats de la Guerre du Nord ne se limitent pas à des acquisitions territoriales. Voltaire, transporté d’enthousiasme écrit à propos de la bataille de Poltava : « Ce qui est le plus important dans cette bataille, c’est que de toutes celles qui ont jamais ensanglanté la terre, c’est la seule qui, au lieu de ne produire que la destruction, ait servi au bonheur du genre humain, puisqu’elle a donné au czar la liberté de policer une grande partie du monde34. » Ce modèle d’enthousiasme français ne sera surpassé qu’en 1935, lorsque Henri Barbusse parlera de Staline comme d’un « bienfaiteur35 ».

Voltaire a toutefois raison d’évoquer les opportunités offertes à Pierre au terme de la bataille de Poltava, opportunités renforcées et augmentées par ses victoires ultérieures. Quand Toynbee voit dans Pétersbourg une réponse au défi de l’Occident, il songe à la pression exercée sur la Russie par deux « représentants » de l’Ouest : la Suède et la Pologne. La Guerre du Nord s’achève par la défaite de la Suède qui, en perdant ses provinces de la Baltique, cesse d’être une menace pour la Russie, et se retire (est chassée) de la scène politique européenne.

La Suède était l’ennemie de la Russie et la perte du rôle qui était le sien, en conséquence de sa défaite, semble logique. Mais l’alliée de la Russie, la Rzeczpospolita qui, des siècles durant, avait été l’ennemie de l’État moscovite, perd également son ancienne importance. En 1716, Pierre joue les médiateurs entre la noblesse, mécontente d’Auguste, et le roi. En 1719, sous la pression de l’Angleterre et de l’Autriche qui soutiennent les exigences d’Auguste, le tsar retire ses troupes de Pologne ; mais, en 1720, il passe un accord avec la Prusse, garantissant le maintien du système d’État en vigueur dans la Rzeczpospolita – droit de veto et élections du roi –, au demeurant très néfaste pour le pays. L’historien polonais Pawel Jasienica conclut : « La Guerre du Nord détermina sans appel notre avenir36… » De fait, les conditions des partages de la Pologne sont créées pendant ce conflit.

Après la signature du traité de Nystadt, le Sénat décide de décerner à Pierre les titres de « Grand », de « Père de la Patrie » et d’« Empereur de toute la Russie ». Le choix du terme latin (Imperator), et non grec, est caractéristique : la « Troisième Rome » s’affirme l’héritière de la « première ». Ivan le Terrible ne disait rien d’autre lorsqu’il faisait remonter ses origines à Auguste. Dans son discours solennel, le chancelier-comte Golovkine tire le bilan de l’action de l’empereur : il a conduit la Russie « des ténèbres de l’ignorance sur la scène de la gloire mondiale », l’a fait passer « du néant à l’existence », l’a introduite « dans la société des peuples civilisés ». Pierre répond par le vœu que le peuple de Russie reconnaisse le profit de la guerre passée et de la paix désormais venue, mais il lance cet avertissement : « En espérant la paix, il convient de ne pas nous affaiblir en matière militaire, afin de ne pas connaître le sort de la monarchie grecque », autrement dit de Byzance.

L’Europe n’a connu jusqu’alors qu’un empire : le Saint-Empire romain germanique, avec Vienne pour capitale. Toutefois, les États européens reconnaissent relativement vite l’Empire de Russie : le premier pays à le faire est la Suède, le dernier – en 1764 – la Pologne. Cette reconnaissance est, pour la Rzeczpospolita, l’aveu qu’elle a définitivement perdu des territoires naguère détenus par la Pologne de Casimir le Grand et par la Lituanie des Guédimine. Le nouveau titre de Pierre le Grand fixe les changements survenus. Le souverain est désormais empereur et autocrate de toute la Russie, de Moscou, Kiev, Vladimir, Novgorod ; il ne garde le titre de tsar que pour les anciennes terres tatares : Kazan, Astrakhan et la Sibérie. Cela signifie qu’il n’y a plus de tsar russe ; seul, existe désormais l’empereur de toute la Russie.

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