4 Le tsar terrible



On ne saurait dire si la brutalité du peuple exige qu’il ait un tyran pour souverain, ou si la tyrannie du prince a rendu ce peuple brutal et cruel.

Sigismond de HERBERSTEIN, 15491.


L’émissaire impérial s’adonne à ces réflexions sur l’interdépendance de la société et de la tyrannie, après s’être familiarisé avec la Moscou de Vassili III. Il note que le pouvoir du prince moscovite est considérablement plus vaste que celui dont disposent les gouvernants occidentaux. Trois siècles plus tard en 1863, l’écrivain russe Alexis Tolstoï, achevant un roman sur l’époque d’Ivan IV, reconnaît qu’à la lecture des sources, le livre lui « tombait souvent des mains », qu’il « jetait sa plume, indigné, moins à l’idée qu’Ivan IV eût pu exister qu’à la pensée que pareille société eût pu être ; une société qui le considérait sans révolte2 ».

Le surnom de « Terrible » avait déjà été attribué à Ivan III. Il ne devait toutefois s’attacher vraiment qu’à la personne de son petit-fils. Les traductions déforment le véritable sens du terme russe : Grozny. Pour les Russes, Grozny n’a pas le sens de « terrible », « redoutable », comme en français, en anglais ou en allemand, mais d’impérieux, car le pouvoir, dans l’acception qu’ils en ont, est toujours « terrible », « menaçant », et il doit en être ainsi.

Vassili III est le maillon indispensable entre le règne d’Ivan III, son père, et celui d’Ivan IV, son fils. Poursuivant la politique intérieure et extérieure de son père, réalisant tout ce qui y était en germe, Vassili III porte toujours officiellement le titre de grand-prince de Moscou, mais il transmet à son fils un État et un pouvoir au sein de cet État, qui permet à Ivan IV de se faire couronner tsar.

Vassili III est le fils – et non l’époux – d’une princesse byzantine. Son fils Ivan le Terrible en tirera assez de gloire pour expliquer aux Polonais qu’il s’estime au-dessus de l’empereur germanique et du roi de France, car sa lignée descend de l’empereur romain Auguste. « Hormis nous et le sultan de Turquie, déclare orgueilleusement le tsar russe, aucun État n’a de souverain dont la famille règne sans discontinuer depuis deux cents ans. » Vassili III n’oubliera jamais ses origines. Mais l’essentiel de son pouvoir lui est légué par son père Ivan III.

Depuis Daniel Alexandrovitch, tous les princes moscovites ont augmenté la part réservée à leur aîné, dans une volonté de lui conférer une force supérieure à celle de ses frères, les princes patrimoniaux. Le testament d’Ivan III achève le processus : le grand-prince laisse à son fils aîné et héritier plus de soixante régions – villes et faubourgs, districts, terres –, tandis que ses quatre frères se partagent à peine trente villes, dont la plupart sont de peu d’importance par l’étendue et la richesse. L’aîné jouit en outre d’avantages politiques considérables. Jusqu’alors, tous les fils du grand-prince se partageaient Moscou, chacun collectant (dans la partie qui lui revenait) les taxes, les impôts directs et indirects. Le testament d’Ivan cède tous les droits de Moscou au fils aîné, de même que le pouvoir judiciaire, auparavant détenu par les princes patrimoniaux sur leurs territoires propres. Chaque prince patrimonial pouvait également battre monnaie, à l’instar du grand-prince. Le testament en fait désormais la prérogative exclusive du grand-prince. Enfin, Ivan III prive les princes patrimoniaux qui mourraient sans descendance, du droit de transmettre leurs terres à l’héritier de leur choix ; elles passent dorénavant entre les mains du grand-prince. M. Diakonov note qu’au XVe siècle, « la volonté des souverains prend de plus en plus d’importance, comme force créatrice de droit ». Le testament d’Ivan III est la démonstration de la volonté toute-puissante du grand-prince. Pour V. Klioutchevski, « le successeur d’Ivan III monte sur le trône de la grande-principauté, plus souverain que ne l’était Ivan lui-même. »

En 1492, le métropolite Zossime, qualifie Ivan III, dans son message pascal, de « souverain autocrate de toute la Russie, nouveau tsar Constantin de la nouvelle Constantinople, Moscou, souverain de toute la Terre russe et de nombreuses autres terres ». Trente ans plus tard, la formule du métropolite devient le titre officiel du souverain moscovite. La charte adressée par Vassili III aux Nenets établis sur les bords de l’Ob, pour leur annoncer qu’ils sont désormais ses sujets, commence par ces mots : « Le grand souverain Vassili, par la volonté de Dieu tsar et souverain de toute la Russie, grand-prince de Vladimir, Moscou, Novgorod, Pskov, Smolensk, Tver, Perm, Iougra, Viatka, des Bulgares et autres3… ».

Sept ans après l’avènement de Vassili III, Sigismond de Herberstein est à Moscou. L’émissaire de Maximilien est frappé par le pouvoir dont dispose le grand-prince : « Par le pouvoir qu’il exerce sur ses sujets, il l’emporte aisément sur tous les monarques du monde ; il a en outre achevé ce qu’avait entrepris son père, privant de leurs villes et fiefs tous les princes et autres figures influentes ; tous sont réduits par lui dans le même esclavage, de sorte que s’il ordonne à un sujet de vivre à sa cour, de partir à la guerre ou d’administrer une ambassade, celui-ci se voit contraint de tout payer de ses deniers ; son pouvoir s’applique autant au clergé qu’aux laïcs, il dispose à son gré et sans le moindre obstacle de la vie et des biens de chacun. »

Ivan III ne jouissait pas encore d’un tel pouvoir. Lorsqu’en 1480, il avait soudain abandonné son armée, postée sur les bords de l’Oka en vue de stopper l’invasion du khan tatar, les habitants de Moscou l’avaient accueilli comme un couard, ayant fui le combat et ouvert aux Tatars la voie de la capitale. Trente plus tard, cela paraît invraisemblable. Quand le boïar Bersen a l’audace de se plaindre que le grand-prince décide de tout avec son favori Ivan Chigoneï-Podjeguine, il est aussitôt décapité. Au diacre Fiodor Jareny, qui exprime également son mécontentement, on coupe la langue et on fait donner le fouet. Le métropolite, qui condamne Vassili III, est déchu de sa dignité et enfermé dans un monastère. Lui succède un disciple de Joseph de Volok, Daniel. Quand Vassili III décide de divorcer, après vingt ans de mariage avec Solomonia Sabourova, sous prétexte qu’elle est stérile, Daniel lui en donne l’autorisation, au mépris de toutes les lois de l’Église, et oblige la princesse à prendre le voile. Il célèbre les noces du grand-prince avec la jeune Elena Glinskaïa qui, quatre plus tard, lui donne un héritier, baptisé Ivan.

C’est à Vassili III que Philothée adresse sa célèbre Épître. L’idée de la nature divine du pouvoir exercé par le souverain moscovite et la prophétie de la « Troisième Rome » favorisent la naissance d’un culte du grand-prince. Herberstein rapporte que si l’on interroge les Moscovites sur quelque chose qu’ils ne connaissent pas, ils ont coutume de répondre : nous l’ignorons, mais Dieu et le grand souverain le savent.

À la politique traditionnelle de « concentration du pouvoir » correspond celle, non moins traditionnelle, sur le plan extérieur, de « rassemblement de la Rus ». En 1510, Vassili III rattache Pskov à Moscou, adoptant à l’égard de cette république marchande la même attitude que son père envers Novgorod. Le chroniqueur de Pskov rapporte que l’émissaire de Vassili devait déclarer au viétché : « Si vous voulez vivre comme par le passé, il vous faut exécuter deux volontés du grand-prince : ne plus avoir de viétché et en décrocher la cloche, et accepter deux gouverneurs du souverain, à Pskov et dans ses environs. » Pskov se plie à l’ultimatum de Moscou ; malgré cela, sur ordre du prince, plus de trois cents familles sont chassées de la ville, et leurs maisons, leurs terres, leurs biens donnés aux Moscovites. Le chroniqueur note : « Les étrangers qui se trouvaient à Pskov ne supportèrent pas cette contrainte et s’en repartirent chez eux. » En 1517, Riazan, naguère rivale menaçante, est à son tour rattachée à Moscou.

Les quelque trente années du règne de Vassili III sont entièrement occupées par des guerres. À la fois offensives et défensives, elles se déroulent sur deux fronts : au sud et à l’ouest. L’ennemi méridional de Moscou est la Crimée. Le khan Menghi-Ghireï rompt l’union conclue avec Moscou au temps d’Ivan III et, nouant des relations d’amitié avec la Lituanie, menace constamment les frontières de l’État moscovite. La cavalerie tatare fait de fréquentes incursions, pénétrant de plus en plus avant dans le pays, atteignant parfois Moscou et réduisant chaque fois en esclavage des milliers de prisonniers. La principale cause de la guerre qui opposera Moscou et la Crimée pendant deux siècles, est leur rivalité à propos de Kazan. Les hommes placés par Vassili sur le trône de la principauté sont contraints de lutter contre les partisans du khan de Crimée. Les empoignades constantes entre les prétendants obligent Moscou à envoyer des troupes pour défendre ses alliés. Vassili III entreprend une politique de protection des marges méridionales de l’Empire moscovite contre les incursions tatares ; il est ainsi le premier à organiser un « service de garde ». Chaque été, des régiments de surveillance sont envoyés le long de la frontière sud, qui suit le cours de l’Oka (le mot « rive » – bereg – est alors synonyme de frontière, et l’on parle de « service de la rive », pour désigner la surveillance du fleuve). Des forteresses de pierre sont construites – Zaraïsk, Toula, Kalouga –, comme autant de points d’appui du système de défense. Peu à peu, ces citadelles ne s’édifient plus seulement le long de l’Oka, mais aussi au-delà. Le système de défense se transforme en place d’armes, en vue d’une nouvelle avancée.

À l’ouest, les opérations militaires sont plus réussies. L’armistice de six ans, signé en 1503 par Ivan III et le roi polonais Alexandre, est rompu en 1507. Un seigneur lituanien, Mikhaïl Glinski, se soulève à Wilno et demande l’aide de Moscou, qui la lui accorde volontiers. Le nouveau grand-duc de Lituanie et roi de Pologne, Sigismond, se hâte de gagner la capitale lituanienne, aussitôt après son couronnement à Cracovie. Il parvient à repousser les troupes moscovites et à mettre Glinski en fuite. En 1508, un nouveau traité de paix est conclu, qui sera rompu par Moscou en 1512. Une guerre de dix ans commence, avec des fortunes diverses. La grande cible des opérations est la ville de Smolensk, assiégée par les armées de Moscou trois ans durant. En 1522, la paix est encore une fois signée, qui cède Smolensk à Moscou.

Au cours du conflit, les troupes moscovites subissent néanmoins, en 1514, à Orcha, une lourde défaite. Commandées, selon la tradition, par deux voïevodes, elles sont mises en déroute par le prince Constantin Ostrojski, voïevode lituanien. Si la bataille, sanglante, n’a pas un impact décisif sur l’issue de la guerre, elle mérite qu’on s’y arrête car, plus de cinq cents ans plus tard, l’écho en est encore perceptible. Après avoir quitté l’Union soviétique, la Biélorussie décide en effet de prendre la date anniversaire de la bataille d’Orcha, où « l’armée biélorusse, conduite par Constantin Ostrojski, anéantit l’armée de la Rus moscovite4 », pour en faire la « Fête de la gloire militaire ».

Le prince Constantin Ostrojski est orthodoxe, mais ses terres se trouvent sur le territoire du grand-duché de Lituanie. On peut, dès cette époque, parler de Biélorusses, bien qu’il n’existe pas d’État biélorusse, même si, depuis 1992, certains historiens de Minsk évoquent un « État biélorusso-lituanien ». La bataille de 1514 permet ainsi d’adapter le passé au nouveau contexte. Les historiens biélorusses écrivent : Constantin Ostrojski « mit brillamment à profit son talent tactique et anéantit l’immense armée de la puissance moscovite. Cette victoire permit de préserver la souveraineté du pays. Le Saint-Empire romain refusa de faire bloc avec Moscou… Toute l’Europe apprit la victoire de Constantin Ostrojski sur Moscou. Elle fut fêtée par le pape, à Rome, et l’empereur Maximilien devint le défenseur des intérêts du grand-duché de Lituanie, en Occident. En 1518, pour convaincre le grand-maître de l’Ordre allemand de ne pas soutenir Moscou dans ses guerres de conquêtes, il écrit : « L’intégrité de la Lituanie… est profitable à l’ensemble de l’Europe, la puissance de la Moscovie, elle, est dangereuse5. » Gonflant démesurément l’importance de cette bataille, livrée au fin fond d’une région de forêts et de marécages, les historiens biélorusses se gardent de toute allusion à la Pologne, pourtant directement liée à la Lituanie et principal adversaire de Moscou en Occident. En 1525, après une guerre contre l’Ordre allemand, la Prusse est sécularisée et vassalisée par le royaume de Pologne. Le grand-maître de l’Ordre, Albert de Hohenzollern, devient un fidèle sujet de Varsovie. En 1561, la Pologne s’empare de l’ancien territoire de l’Ordre de Livonie, le Livland des Allemands (l’Inflanty pour les Polonais), peuplé de Lives, d’origine finnoise.

Les relations avec la principauté de Moldavie, objet des soins attentifs de la Turquie et de la Pologne, occupent une place importante dans la politique extérieure de Moscou. Partiellement composée d’anciennes terres russes situées sur les rives du Prouth et du Sereth, la principauté moldave est orthodoxe et, jusqu’à l’invasion turque, pour moitié de culture slavo-russe. Le russe est la langue de l’administration d’État, les actes des princes moldaves sont rédigés en cyrillique. Contemporain d’Ivan III, le Gospodar Étienne le Grand (1457-1504) joue un rôle de premier plan au nord-ouest de la mer Noire. Ivan III ne l’ignore pas et il consolide ses relations avec la principauté, en mariant son fils aîné, Ivan le Jeune, à la fille d’Étienne, Elena, en 1483. Ivan le Jeune meurt en 1490, mais les liens d’amitié se maintiennent sous Vassili III. Durant la dernière année de son règne, le prince de Moscou reçoit une ambassade moldave, venue le prier de défendre la principauté contre la Pologne. Mais Moscou n’est pas en mesure de répondre à cette demande. En 1538, le sultan Soliman s’empare de la Moldavie. Gueorgui Vernadski, qui voit dans la Pologne « latine » la plus grande menace pour l’orthodoxie, a ce commentaire : « Sous le pouvoir turc, la Moldavie fut protégée des attaques de la Pologne6. »

Le titre de Vassili III, dans la charte qu’il adresse aux Nenets, met en évidence un autre axe de la politique extérieure menée par l’État moscovite : le nord. Parmi les possessions du grand-prince, on relève les territoires suivants : Perm, Iougra, Viatka. Les sources russes des XIIe-XVIIe siècles baptisent Iougra les territoires compris entre la Petchora et le nord de l’Oural. Ces terres appartenaient à Novgorod qui y prélevait sur les populations un tribut en fourrures et en défenses de morses. La soumission de Novgorod remet le nord entre les mains de Moscou. À compter du milieu du XVe siècle, Iougra est intégrée dans l’État moscovite ; les principautés locales des Khantys et des Mansis sont liquidées au terme de quelques expéditions militaires, organisées sous le règne d’Ivan III. Son fils poursuit la progression vers le nord et confie à son tour la mission à son fils ; sous le règne d’Ivan IV, les frontières de l’État russe s’étendront loin au-delà de l’Oural.

La conception politique russe continue de se former sous Vassili III. Elle naît dans la lutte – non encore achevée – entre « thésauriseurs » (« joséphiens ») et « non-thésauriseurs », dans les disputes théologiques. Il ne saurait en être autrement : toute l’érudition du pays est concentrée dans les monastères, les religieux sont alors les seuls puits de science. En conséquence, les querelles théologiques se transforment en discussions acharnées sur la nature du pouvoir princier et ses rapports avec le pouvoir de l’Église. L’action de Maxime le Grec a une immense influence sur le développement intellectuel de la Rus moscovite. Connu, avant son arrivée en Russie, sous le nom de Michel Trivolis, Maxime le Grec (1480-1556) se cherche longtemps. Né en Grèce, il y reçoit une instruction et entreprend une carrière politique qui tournera court. Il reçoit alors la tonsure et passe plusieurs années au monastère dominicain de Saint-Marc, à Florence. En 1505, il revient brusquement à l’orthodoxie et s’installe au mont Athos. En 1516, Vassili III le fait venir à Moscou pour traduire les livres grecs, en particulier le Psautier. En 1499, grâce aux efforts de l’archevêque Gennade de Novgorod, la Bible est traduite en slavon. Notons qu’un mystérieux « Veniamine, Slave de naissance mais Latin de foi », moine dominicain qui aide activement l’archevêque, participe à l’établissement de la « Bible de Gennade7 ». Maxime le Grec, lui, traduit le Psautier et d’autres ouvrages ; il écrit également nombre de textes, en qualité de prédicateur.

Le rôle de Maxime le Grec est inestimable. À en croire ses contemporains, il est le premier à apporter à Moscou, avec un retard de vingt ans, la nouvelle de la découverte de l’Amérique. La Rus n’y prête pas une attention particulière et ses habitants ne prendront connaissance de la relation détaillée du voyage de Colomb qu’en 1584, après la traduction des Chroniques polonaises de Marcin Bielski.

Maxime le Grec apporte quelque chose de plus important que la nouvelle de la découverte d’un Nouveau Monde lointain. Il a séjourné en Albanie et à Corfou, à Venise, Paris et Florence, et incarne l’intérêt que les Occidentaux commencent à montrer pour l’Antiquité, les nouveaux courants qui émergent à l’ouest. Sa cellule au monastère Saint-Siméon devient le lieu de rassemblement des Moscovites qui s’y entretiennent des « livres et coutumes de Tsargrad ».

Maxime le Grec cristallise l’intérêt à l’égard de l’Occident, suscité par l’afflux d’étrangers à Moscou et la manifestation, dans la Rus, d’une timide curiosité pour la science et la culture « latines ». Beaucoup plus instruit que ses contemporains russes, doté d’un talent littéraire exceptionnel, Maxime le Grec réunit autour de lui des religieux et des laïcs à l’esprit ouvert. Sa cellule est fréquentée par le prince Vassili Patrikeïev, qui reçoit la tonsure sous le nom de Vassian et sera le seul théologien un peu indépendant du XVIe siècle. Zinovi Ottenski et le prince Andreï Kourbski émettent l’idée qu’Ivan Fiodorov, premier imprimeur russe, bénéficia des conseils de Maxime. On connaît en outre les missives de ce dernier à Fiodor Karpov, éminent diplomate et publiciste de la Rus moscovite.

« Non-thésauriseur » convaincu, Maxime le Grec condamne violemment les moines « thésauriseurs », qu’il compare à des parasites se goinfrant toute la journée de douceurs, tandis que les paysans travaillant pour leur compte « vivent éternellement dans le manque et la misère… ». Ennemi acharné des « hérétiques » et des « Latins », Maxime le Grec est proche de l’« hésychasme », mystique dont les maîtres furent principalement Grégoire le Sinaïte (mort en 1342) et Grégoire Palamas (1296-1359). Les tenants de l’« hésychasme » – Grégoire Palamas en particulier – s’opposent violemment à la « latinité » et à son principal idéologue, Thomas d’Aquin. Ils rejettent catégoriquement l’« aristotélisation » du christianisme, autrement dit le recours aux théories d’Aristote dans la recherche de la vérité. Ils prônent, non la raison, mais la foi. « Car la foi ne nous est pas transmise par les syllogismes d’Aristote, mais par la force de l’Esprit saint8… » L’aspect le plus important de l’« hésychasme » est la « contemplation » de l’énergie divine, qui ne demande aucun effort intellectuel. Maxime le Grec se distingue toutefois de l’« hésychasme » le plus orthodoxe, par le simple fait qu’il encourage l’étude des sciences : pour lui, les sciences, l’instruction, la raison aident l’homme à prendre conscience de l’impuissance de l’intellect et l’amènent à « la philosophie intérieure donnée par Dieu » – la foi.

Dans la Moscou du XVIe siècle, les considérations théologiques ont un caractère politique évident et sont liées à deux questions : quels doivent être les rapports entre pouvoirs spirituel et temporel ? le pouvoir du grand-prince doit-il être absolu ou restreint ? Parmi les familiers de la cellule de Maxime, se trouve, nous l’avons dit, le prince Vassili Patrikeïev, qui a reçu la tonsure pour avoir pris part au conflit dynastique, en soutenant le petit-fils d’Ivan III, Dmitri. Vassili Patrikeïev descend en ligne directe du grand-duc de Lituanie Guédimine et du grand-prince de Moscou Vassili Ier Dmitrievitch ; il est donc logique qu’il se montre opposé aux tendances absolutistes d’Ivan III.

Le prince Andreï Kourbski, descendant des Rurik et principal dénonciateur de l’autocratie moscovite, est également très lié à Maxime le Grec. On doit à la plume de Maxime le Grec un Sermon dans lequel il évoque « avec compassion » les « désordres et excès des tsars et des autorités ». L’auteur y dénonce les gouvernants cupides et injustes, qui oppriment ceux qui sont en leur pouvoir. « Je suivais un chemin laborieux et plein de douleur, raconte Maxime le Grec, quand je vis une femme assise sur la route ; la tête dans ses bras repliés sur ses genoux, elle pleurait amèrement, inconsolable. » Au terme de longues prières, la femme éplorée, une veuve, consent à dévoiler son nom : Vassilia (autrement dit la version grecque de tsarat). Et elle explique la raison de son chagrin : les tsars pieux ont disparu, ceux qui restent n’aspirent qu’à élargir les frontières, et pour cela ils se font mutuellement la guerre, s’offensent, se réjouissent du sang versé par les justes9. »

Le grand crime de Maxime le Grec et de ses disciples est de critiquer la doctrine de l’absolutisme théocratique qui, par les efforts incessants des « joséphiens », devient l’idéologie moscovite officielle. Cette critique, s’ajoutant à la mise en doute de la nature divine du pouvoir exercé par le souverain, est perçue comme un coup porté à la doctrine.

On ne saurait reprocher à Maxime le Grec et à ses disciples de montrer de la complaisance envers les hérétiques ou les « Latins ». Peut-être, en revanche, sont-ils trop doux pour les hérétiques condamnés et repentis. Dans l’ensemble, cependant, ils restent fermes dans leurs convictions. Maxime le Grec n’a pas de doute dans ce domaine, et il l’écrit : « Les Latins se sont laissés séduire, non seulement par les doctrines hellène et romaine, mais également par les livres juifs et arabes… Leurs tentatives pour réconcilier l’irréconciliable, apportent le malheur au monde10. » Les doutes de Maxime le Grec sont ailleurs. Le boïar Ivan Bersen-Beklemichev se plaint que, depuis l’arrivée dans la Rus de Sophie Paléologue, « mère du Grand Souverain », la confusion règne dans le pays. Maxime réplique faiblement que Sophie est de naissance impériale. « Seigneur Maxime ! insiste Bersen-Beklemichev. Quelle qu’elle soit, elle est venue semer le désordre chez nous… Et nous avons ouï de la bouche de gens de bien que la terre dont elle représente les traditions, n’existe plus depuis longtemps. Or, chez nous, le grand-prince a aussi entrepris de changer les habitudes11. » Le souverain lui-même ne peut se permettre de transformer les mœurs – telle est la position de Maxime le Grec et des « non-thésauriseurs ». À quoi les « joséphiens » répondent : le grand-prince peut tout se permettre.

Le principal reproche adressé au prince par les adversaires des « joséphiens » est qu’il intervient dans les affaires du clergé et de l’Église. L’idéal prôné par Maxime le Grec est une symphonie des pouvoirs spirituel et temporel. Il estime également que le pouvoir du prince – dans le domaine temporel – est restreint par une loi morale suprême.

Maxime le Grec est condamné à trois reprises : on lui reproche d’insignifiantes erreurs dans ses traductions, dues à une connaissance insuffisante de la langue russe ; on l’accuse aussi, de la façon la plus fantastique, d’espionnage au profit du sultan de Turquie. Entre 1525 et 1551, il est reclus en différents monastères et ne recouvre la liberté que cinq ans avant de mourir. Vassili Patrikeïev et Bersen-Beklemichev sont condamnés avec lui.

Les historiens russes d’avant la révolution voient dans le processus de transformation des votchinas (domaines patrimoniaux) des grands-princes moscovites en un État au plein sens du terme, l’œuvre principale d’Ivan III, Vassili III et Ivan IV le Terrible12. Leurs homologues soviétiques ajoutent à ce constat un jugement de valeur, qualifiant ce processus de « progressiste » : la centralisation de la Russie leur paraît en effet indispensable à un développement rapide du pays. Tous les doutes potentiels sont balayés par la référence à Friedrich Engels qui, « on le sait, considérait la centralisation comme un puissant instrument politique de développement rapide pour n’importe quel pays13 ».

Le processus de transformation de la votchina en État se fonde sur une contradiction entre les prétentions, déclarées par Moscou sous le règne d’Ivan III, à gouverner l’ensemble de la Terre russe comme un unique peuple, au nom du principe étatique, et le désir de posséder la Rus à l’instar d’une votchina, selon le droit privé des oudiels.

Dans la votchina patrimoniale, le prince est propriétaire de sa terre et de toute l’économie qui y est liée ; les libres habitants de son territoire entretiennent avec lui des rapports contractuels, qui peuvent être, à loisir, rompus de part et d’autre. Le rassemblement des terres, l’agrandissement du territoire transforment la votchina en un État qui continue d’être géré comme l’oudiel privé du prince. Peu à peu cependant, avec une lenteur extrême, s’élabore un droit étatique. En 1497, Moscou publie le premier code des lois officiel, le Soudiebnik. C’est un recueil de textes de procédure, « plus pauvre en contenu », selon M. Diakonov, spécialiste de l’histoire du droit russe, « que la Rousskaïa Pravda » des Xe-XIe siècles. Il est important toutefois que la volonté souveraine s’exprime de plus en plus fréquemment sous une forme juridique, et non plus dans le seul intérêt de l’oudiel princier.

Le processus de formation d’un droit étatique s’effectue par le biais des anciennes coutumes et leur remplacement progressif. Vassili Tatichtchev, qui a recours, pour son Histoire de Russie depuis les temps ancestraux, à des chroniques disparues par la suite, rapporte un dialogue entre Ivan III et le métropolite. En 1491, le grand-prince ordonne à ses frères, les princes patrimoniaux, d’envoyer des troupes en aide au khan Menghi-Ghireï, alors allié de Moscou. Le prince Andreï d’Ouglitch, lié, comme ses autres frères, par contrat à Ivan III, refuse d’obtempérer. Lorsque Andreï arrive ensuite à Moscou, il est d’abord accueilli chaleureusement, puis jeté en prison. Ivan refusera d’accéder à la demande du métropolite et de le libérer, en expliquant : « Quand je mourrai, il [Andreï] fera en sorte d’obtenir le titre de grand-prince… s’il y parvient, mes fils en seront indignés, ils se mettront tous à se battre entre eux et les Tatars frapperont la Terre russe, ils l’incendieront, feront des captifs et imposeront à nouveau le tribut ; le sang chrétien coulera comme avant et tous mes efforts seront vains, vous redeviendrez esclaves des Tatars14. »

Ivan III, qui a mis un terme au « joug » tatar, se soucie désormais, non plus de sa votchina, la principauté de Moscou, mais de la Terre russe. Les méthodes employées restent cependant les mêmes, celles utilisées par son père, Vassili II l’Aveugle. Le fils d’Ivan, Vassili III, craignant, sur son lit de mort, que son frère, le prince Iouri, ne porte atteinte au trône et ne tente de l’arracher à l’héritier légitime encore en bas âge – le futur « Terrible » –, demande aux boïars de prendre les mesures qui s’imposent. Vassili III a à peine rendu l’âme que son frère est assassiné en prison15.

L’hésitation entre les deux principes – un maître et propriétaire indépendant, ou le détenteur d’un pouvoir étatique suprême – caractérise les règnes d’Ivan III, Vassili III et Ivan IV, autrement dit du père, du fils et du petit-fils qui couvrent à eux trois plus d’un siècle d’histoire de la Grande-Russie, « conduisant l’État à de profonds bouleversements et la dynastie des rassembleurs à sa perte16 ».

Загрузка...