12 Un État réglementé



De sa main de femme, la tsarine, demeurée européenne jusque dans ses vices, corrige et adoucit la réforme du tsar moscovite [Pierre le Grand], donnant au pouvoir plus d’humanité et à la cour plus de décence, plus de politesse et de dignité au gouvernement, plus de régularité aux institutions 1 .

Anatole LEROY-BEAULIEU.


Malgré toute la lucidité de ses jugements, l’historien français du XIXe siècle garde une attitude quelque peu « partisane » à l’égard de la « Sémiramis du Nord ». Anatole Leroy-Beaulieu souligne l’origine « purement européenne » de Catherine, lui attribuant une influence adoucissante sur les réformes du « tsar moscovite ». Nul doute qu’en ceignant la couronne impériale, la princesse d’Anhalt-Zerbst ait l’intention d’effectuer des réformes visant à réguler le système de pouvoir. Sa connaissance des affaires de l’État lui permet d’entrevoir la lourdeur de l’appareil administratif, l’incroyable lenteur du Sénat, le vide du Trésor et la chute du crédit russe auprès des banquiers étrangers. Elle constate que « la concussion a pris de telles proportions qu’il n’est sans doute pas la plus petite place, dans le gouvernement, où la justice éviterait d’être contaminée par cette plaie ; quelqu’un cherche-t-il un poste ? il paie ; veut-il se défendre de la calomnie ? il se protège grâce à l’argent ; quelqu’un répand-il la calomnie ? il renforce par des présents ses rusées manigances ».

Ayant émis le désir d’effectuer des réformes, Catherine laisse aussitôt entendre qu’elle ne se contentera pas du scintillement de la couronne, qu’elle est bien décidée à gouverner vraiment. Diplomate en poste en Suède, puis rappelé en Russie pour y faire l’éducation de Paul, l’héritier du trône, Nikita Panine (1718-1783), l’un des principaux acteurs du complot contre Pierre III – que Catherine devait récompenser d’un titre de comte et d’une rente annuelle de cinq mille roubles – présente à l’impératrice, dès son couronnement, un rapport sur la nécessité d’instituer un « Conseil d’État impérial ».

Le comte Panine explique que, dans le système étatique en vigueur, tout le souci du bien commun et de l’élaboration des nouvelles lois est concentré « en la seule personne du souverain ». Panine propose, pour plus d’efficacité, d’effectuer une « division raisonnable du pouvoir de légiférer entre un petit nombre de personnes, spécialement choisies pour cela ». Le « Conseil impérial » – ainsi s’exprime le rapport – doit se composer de six à huit membres, dont quatre secrétaires d’État : ceux de l’Intérieur, des Affaires étrangères, du Département militaire et du Département de la Flotte.

Le manifeste préparé par Panine est clair : l’instauration du Conseil implique que, dorénavant, la vie de l’État sera dirigée, « non par la force des personnes, mais par le pouvoir des postes officiels ». Catherine hésite longuement : en décembre 1762, elle signe l’acte de création du Conseil et le manifeste, puis nomme les « conseillers ». Mais elle ne tarde pas à déchirer le décret, rejetant le projet de Panine. Les hésitations de Catherine dureront jusqu’à ce qu’elle se persuade que l’idée de limiter l’autocratie – elle a fort bien compris que telle était la visée du Conseil impérial – n’a pas l’approbation d’un nombre important de dignitaires. Dans une instruction secrète au nouveau procureur-général choisi par ses soins, le prince Viazemski, elle relève l’existence de deux « partis » parmi les hauts dignitaires : les uns sont honnêtes et loyaux, d’autres nourrissent de dangereux desseins. Et elle ajoute : « D’aucuns pensent, parce qu’ils ont longuement séjourné en telle ou telle terre étrangère, que tout, partout, doit être organisé selon la politique de cette terre qu’ils affectionnent. » L’allusion aux sympathies de Nikita Panine pour la Suède est évidente. Et le refus opposé par Catherine à l’idée d’adopter le modèle suédois, dont s’inspire Panine et qui reviendrait à limiter l’absolutisme, n’est pas moins clairement formulé.

Rejetant le plan du comte Panine, Catherine confie à ce dernier la direction du Collège des Affaires étrangères. L’impératrice fait d’une pierre deux coups : elle écarte Nikita Panine des affaires intérieures et met à profit ses talents diplomatiques hors pair. Jusqu’en 1781, Catherine n’entreprendra aucune action de politique extérieure sans sa participation. Mais il ne deviendra jamais chancelier : son projet de restreindre l’autocratie ne sera pas oublié.

Découvrant l’imperfection des lois en vigueur et jugeant nécessaire d’en instaurer de nouvelles, en remplacement de celles imposées en 1649, sous le règne d’Alexis Mikhaïlovitch, Catherine convoque une commission d’« hommes bons et savants ». Les principaux codes des lois de la Rus, le Soudiebnik de 1550 et l’Oulojenié de 1649, avaient été établis par le Zemski sobor. La « Commission » convoquée par le manifeste du 14 décembre 1766, s’inscrit dans la continuité de cette tradition.

Une partie de la Commission est composée de représentants des institutions gouvernementales, une autre de députés élus par les différentes classes de la société. Les députés sont choisis par la noblesse, les villes, les hallogènes sédentaires. Toutefois, le bas-clergé et les paysans, qu’ils appartiennent à des propriétaires ou à la Couronne, ne sont pas représentés à la Commission.

La Commission se réunit à Moscou, au Palais à Facettes du Kremlin, le 30 juin 1767. Elle commence ses travaux en prenant connaissance du Nakaze, la « Grande Instruction » rédigée par l’impératrice elle-même. Catherine l’a entreprise en janvier 1765 et terminée un an plus tard. Puis elle a donné le texte en lecture à quelques membres de son entourage proche. Le comte Panine note, exprimant l’avis général : « Ce sont là des principes à renverser les murailles. » Les premiers lecteurs du Nakaze le jugent par trop libéral et l’impératrice prend en compte leurs remarques.

Les principes fondamentaux du Nakaze sont empruntés à De l’esprit des lois de Montesquieu (deux cent cinquante articles sur cinq cent vingt-six). Plus de cent articles (le chapitre 10, consacré aux fondements de la législation criminelle et à la justice) ont été puisés dans l’ouvrage de l’Italien Beccaria Sur les Délits et les Peines, qui, paru en 1764, avait suscité un vif intérêt en Europe. Vingt ans plus tard, en 1787, Catherine écrira à Grimm : « Mon assemblée des députés fut d’autant plus réussie que je leur ai déclaré : “Voici mes opinions, dites-moi vos plaintes : où la chaussure vous serre-t-elle le pied ? Nous nous efforcerons de trouver un remède ; je n’ai pas le moindre système, je ne veux que le bien commun, car il fait le mien.” »

Catherine a une vision très embellie du passé : son « assemblée des députés », ainsi qu’elle nomme la Commission, n’a rien d’une réussite. Une année et demie de travaux, à Moscou puis à Pétersbourg, deux cent trois séances ne donnent aucun résultat concret. À la fin de 1768, les sessions sont interrompues par la guerre qui commence avec la Turquie. Il n’en demeure pas moins que le Nakaze de Catherine et les remarques des députés présentent un intérêt considérable. Le Nakaze a pour mérite premier d’exprimer le sentiment d’insatisfaction du pouvoir suprême devant la situation en Russie, et de montrer qu’il est possible de résoudre les principaux problèmes auxquels est confronté l’État. Catherine pose trois grandes questions et donne des réponses. Elle commence par définir la position géographique du pays. Le paragraphe 6 du premier chapitre proclame : « La Russie est une puissance européenne. » La chose n’est pas si évidente dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et elle ne l’est pas plus à la fin du XXe. Historien et publiciste, auteur d’une Histoire de la Russie depuis les origines en quinze volumes, ainsi que des pamphlets De la corruption des mœurs en Russie et Des vices et de l’absolutisme de Pierre Ier, le prince Mikhaïl Chtcherbatov (1733-1790), rédige des remarques détaillées sur le Nakaze de Catherine. Il note, à propos du paragraphe 6 : « On ne peut qualifier toute la Russie de puissance européenne, car nombre de ses régions sont situées dans les frontières de l’Asie, ainsi les gouvernements d’Astrakhan et d’Orenbourg, et toute la Sibérie2. » On relèvera ici un embryon des théories eurasiennes beaucoup plus tardives (qui reflètent l’extension continue des possessions russes vers l’Asie).

À la deuxième question, celle du système de pouvoir en Russie, Catherine donne une réponse non moins catégorique. Le paragraphe 9 proclame : « Le souverain est autocrate ; car aucun autre pouvoir que celui réuni en sa seule personne ne peut agir conformément à l’espace d’un si grand État. » La formule, nous l’avons vu, est directement empruntée à De l’esprit des lois, l’impératrice se contentant de remplacer l’expression « pouvoir despotique » par « pouvoir autocratique ». Opposé à une autocratie sans limite, Mikhaïl Chtcherbatov, qui juge nécessaire une participation active de la haute noblesse au gouvernement, note à propos de ce paragraphe : « Je ne puis tenir cette opinion pour juste. » Et d’ajouter que le pouvoir despotique « présente peu de différence avec la tyrannie la plus vile3 ».

Reste la troisième question. Après avoir défini la situation géopolitique de la Russie et le mode de gouvernement, Catherine doit encore décider du sort des paysans. La condition paysanne est indissolublement liée à celle de la noblesse. L’affranchissement de cette dernière, libérée du service de l’État par Pierre III, a rendu d’une actualité plus brûlante la question du droit paysan. Au temps où Catherine était encore grande-duchesse et qu’elle avait la tête pleine des idées formulées par les philosophes français des Lumières, elle écrivait pour elle-même : « Transformer des hommes en esclaves est contraire à la foi chrétienne : ils naissent libres. » Elle ajoutait qu’elle avait trouvé un moyen simple et indolore de supprimer le servage : il suffisait, à chaque fois qu’un domaine passait aux mains d’un nouveau propriétaire, de déclarer libres les paysans qui y vivaient. La grande-duchesse avait calculé qu’en un siècle, le servage disparaîtrait.

Le Nakaze de Catherine est l’expression de ses idées et intentions, après son avènement. La plupart des historiens opposent l’impératrice, libérale et éprise de liberté, à la noblesse, catégoriquement opposée à la libération des paysans. Encore mal assurée de ses forces et de la solidité de son trône, Catherine aurait renoncé à procéder à un affranchissement rapide des paysans, autrement dit à changer radicalement la structure sociale en Russie. Cette interprétation n’est pas sans fondement. Les nobles, en effet, ne veulent pas abolir le servage. En 1766, Catherine propose à la Société d’Économie libre, créée à Pétersbourg, ce thème de réflexion : « Quel est le plus utile : que le paysan ait en propriété la terre, ou un simple bien mobilier ? » L’impératrice revient à cette question dans son Nakaze et affirme : « L’agriculture ne saurait prospérer là où nul n’a rien qui lui appartienne en propre. » Approuvant cette formule, le prince Chtcherbatov évoque deux formes d’esclavage : « Chez les Romains, ou aujourd’hui chez les Turcs et les Tatars, l’esclave ne reçoit de son maître que la nourriture et les vêtements dont il a besoin, et tout ce qu’il produit vient au bénéfice du maître ; de cette façon, il ne peut mettre à son ouvrage le même soin que s’il possédait quelque chose. Mais l’esclavage en Russie a un autre fondement. Les paysans de Russie, bien qu’esclaves de leurs seigneurs, propriétaires de la terre qu’ils cultivent, sont mus par leur propre intérêt ; car nul ne retire les biens et les terres aux paysans, et ces derniers, jusqu’à nos jours, ne ressentent point que tout cela ne leur appartient pas… »

Pour Mikhaïl Chtcherbatov, la différence entre les esclavages russe et turc (ou romain) vient de ce que les propriétaires fonciers de Russie savent où est leur intérêt, ce qui les a poussés à laisser un lopin de terre aux paysans, mais aussi de ce que les paysans « ne ressentent point » que tout appartient au seigneur. Le prince Chtcherbatov écrit ses Remarques après cette guerre paysanne que fut la révolte de Pougatchev, durant laquelle « ces pensées » firent irruption dans la tête des paysans, ce qui entraîna « le meurtre d’un grand nombre de propriétaires ». Ces événements achèvent de convaincre le publiciste de la Cour que les paysans « ne sont plus dignes d’aucune liberté, que toute abolition de l’ancien pouvoir exercé par les propriétaires sur leurs paysans peut être génératrice d’une grande ruine et entraîner la destruction de l’État4 ».

Les historiens brossent un portrait idéalisé de « l’impératrice éclairée », persuadée que « les normes et les méthodes d’un État réglementé, complété par le projet d’une société active, dynamique et productive, ont l’approbation de tous les cercles éclairés de la société russe ». En d’autres termes : « Elle conservait encore ses illusions et ignorait ce que souhaitait la société qu’elle gouvernait depuis cinq ans déjà5. »

Tous les historiens, cependant, ne raisonnent pas ainsi. « Liberté, âme de toutes choses ! Sans toi, tout est mort. » En citant cet extrait d’une note de Catherine II qui vient à peine, alors, de ceindre la couronne, Vassili Klioutchevski, commente, impitoyable : « Ce n’étaient, bien sûr, que les excès politiques, les engouements juvéniles d’un cœur de femme de trente-cinq ans6. » Alexandre Kizevetter, qui analyse minutieusement l’œuvre de Catherine, en vient à la conclusion que « la représentation commune selon laquelle, jusqu’à la convocation de la Commission de 1767, Catherine régna au sommet du radicalisme, risquant de se heurter à l’égoïsme des ordres sociaux et à leurs revendications, pour se détourner ensuite de ses idéaux au nom de l’autoconservation, pâlit et s’évapore » à l’étude des documents. L’historien montre que Catherine n’avait pas la moindre intention d’affranchir les paysans, que, d’emblée, elle se fixa pour unique but de limiter par la loi l’ampleur des corvées serves. Longtemps, le bruit courut que l’impératrice avait exprimé son souhait d’abolir le servage dans les paragraphes du Nakaze qu’elle rejeta du texte définitif, ayant perçu les sentiments et les tendances des députés à la Commission. La publication, à la fin du XIXe siècle, de l’édition académique du Nakaze, avec tous les passages supprimés, devait confirmer qu’elle n’était jamais allée au-delà de la limitation des corvées paysannes et de la reconnaissance du droit des serfs à posséder des biens mobiliers.

La comparaison des emprunts faits par Catherine à De l’esprit des lois, avec le texte original, effectuée par l’historien F. Taranovski, a permis de mettre en évidence les fines retouches opérées par l’impératrice sur la pensée de Montesquieu. Catherine n’a nullement « pillé » les idées d’autrui, comme elle l’affirmait, elle les a habilement et très prudemment revues, afin de les adapter à ses besoins. Il lui a suffi, par exemple, de quelques mots supplémentaires pour aiguiser la pensée de Montesquieu et la radicaliser bien plus que ne le voulait le philosophe français, en séparant de la tyrannie, non seulement la monarchie réglementée, mais aussi l’autocratie. Développant l’idée qu’il est nécessaire de fixer les privilèges de la noblesse, Catherine s’appuie sur des extraits de l’Esprit des lois, feignant de ne pas remarquer que Montesquieu songeait à un système réglementé, et non autocratique.

Catherine ne veut pas voir les contradictions entre le rêve d’un « État européen réglementé » et la réalité de l’État qu’elle gouverne. La logique de l’impératrice est sans faille : les lois (Montesquieu le souligne) doivent être conformes à la situation du peuple ; le peuple russe se situe en Europe (la chose est confirmée par le paragraphe 6 du Nakaze) ; les idées du Nakaze sont donc prises aux sources européennes. Réfléchissant à ce syllogisme, Vassili Klioutchevski en voit la faiblesse dans le fait que les idées de Montesquieu et de Beccaria ne sont le fondement, alors, d’aucun État ouest-européen. Mais le caractère utopique du Nakaze est ailleurs. Catherine se fixe pour but de créer un État réglementé de type esclavagiste, sur la base de la philosophie des Lumières qui envisage, elle, un tout autre type d’État. Le programme réel de l’impératrice est la continuation directe de la politique menée par ses prédécesseurs : absolutisme sans limites, s’appuyant sur la noblesse privilégiée, détentrice de la terre et des paysans.

L’apport de Catherine à cette politique traditionnelle réside dans les « plumes » dont elle orne les deux principes fondamentaux de sa politique étatique : l’autocratie et le servage, ce dernier nourrissant la noblesse, elle-même appui majeur de l’État.

Quantité de grandes théories expliquent la nature spécifique de l’histoire russe, depuis la volonté de Dieu de faire de Moscou la « Troisième Rome », jusqu’à la « démarche de fer » du processus historique, plaçant à l’avant-scène le prolétariat, puis le prolétariat russe. Au début des années 1990, tirant les leçons de l’effondrement de l’Union soviétique, nouveau « Temps des Troubles » russe, le sociologue Alexandre Akhiezer propose une théorie de plus : le Schisme. Il ne s’agit pas, bien sûr, du Schisme survenu dans l’Église au XVIIe siècle, mais d’un phénomène de civilisation autrement plus important. Alexandre Akhiezer note le balancement caractéristique de l’histoire russe entre les civilisations traditionnelle et libérale, qui s’exprime en particulier dans la question de la place de la Russie sur la carte du monde. Et il en conclut que la Russie s’est enlisée entre les deux grandes civilisations. « La frontière entre elles passe à travers le corps vivant du peuple, le plaçant en état de schisme7. »

Sans répondre à toutes les questions concernant la spécificité de la Russie, la théorie du Schisme, de la fracture, permet d’envisager sous un nouveau jour le programme législatif et l’action concrète de Catherine II. Le Schisme, tel que le définit Alexandre Akhiezer, se traduit avant tout par une rupture de communication au sein de la société, entre la société et l’État, l’élite de l’esprit et celle du pouvoir, le peuple et l’autorité, le peuple et l’intelligentsia, ainsi que par une fracture au sein même du peuple. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la société commence seulement à naître, il faudra attendre la fin de cette période pour qu’apparaissent les ancêtres de l’intelligentsia russe ; mais la rupture de communication entre le pouvoir et les administrés, au sein de l’élite dirigeante et du peuple eux-mêmes, prend, au temps de Catherine II, un caractère démonstratif.

Les réformes de Nikone avaient scindé l’Église orthodoxe, celles de Pierre Ier la culture de Russie – le peuple préservant la sienne, russe, la noblesse adoptant celle de l’Occident. Le Nakaze de Catherine tente de jeter un pont par-dessus la principale fracture, entre la majorité serve et la minorité libre. Le manifeste de Pierre III avait mis en évidence l’existence d’un esclavage, jusqu’alors masqué par une égalité dans l’absence générale de liberté. Catherine, qui ne songe pas à libérer les paysans, tente cependant d’adoucir le système en réglementant les rapports entre serfs et propriétaires. L’impératrice, qui sait si bien exposer ses rêves et ses plans de réformes à ses correspondants étrangers, est incapable de trouver des « lignes de communication », non seulement avec les paysans (ce qu’elle ne souhaite pas), mais avec les nobles (ce qu’elle s’efforce de faire).

Alexandre Akhiezer voit une manifestation éclatante du Schisme dans le fait que « les signifiants, en franchissant les frontières, changent radicalement de contenu. Le sens peut même s’inverser complètement. Deux systèmes sémantiques se forment dans la société, qui s’interpénètrent et se détruisent mutuellement8 ».

La prédisposition au Schisme, l’existence dans les conditions du Schisme sont une des spécificités majeures de l’histoire russe. L’une des formes d’adaptation à la fracture entre esclaves et individus libres est la négation du besoin de liberté. Denis Fonvizine (1744-1792), l’écrivain dramatique le plus célèbre de son temps, auteur de la comédie, désormais classique, intitulée Le Mineur, et secrétaire du comte Nikita Panine, séjourne en France dans les années 1777-1778. Ses Lettres de France, pour reprendre l’expression d’un historien de la littérature, « sont la prose la plus élégante de l’époque et, en même temps, un document stupéfiant sur le nationalisme antifrançais qui imprègne l’élite russe du règne de Catherine, pourtant entièrement dépendante du goût littéraire français9 ».

Les prétentions des Français à la liberté indignent particulièrement le voyageur russe. « Le premier droit de tout Français est la liberté ; mais son état véritable est l’esclavage, car l’homme pauvre ne peut assurer sa subsistance que par un travail d’esclave et, s’il veut bénéficier de sa précieuse liberté, il lui faudra mourir de faim. » Aux malheureux Français qui s’estiment libres mais doivent travailler, Fonvizine oppose les Russes. « Considérant l’état de la nation française, j’ai appris à distinguer liberté de droit et liberté de fait. Notre peuple ne bénéficie pas la première, mais il jouit pour une grande part de la seconde. À l’inverse, les Français qui ont droit à la liberté, vivent un véritable esclavage. » En France, estime l’auteur du Mineur, la vie est bien pire que « chez nous » : « En comparant nos paysans des meilleures régions avec ceux de là-bas et en jugeant sans parti pris, je trouve notre état incomparablement plus heureux… Les gens, les chevaux, la terre, l’abondance des réserves de comestibles nécessaires, bref, tout est mieux chez nous et nous sommes plus des hommes qu’eux10. » Dans le même temps, l’historien Ivan Boltine (1735-1792), traducteur de Voltaire, Rousseau et de l’Encyclopédie (il ira jusqu’à la lettre « k »), affirme que les paysans russes ne considèrent pas leur condition de serfs comme malheureuse. « Ils ne peuvent se représenter d’autre état, écrit le général Boltine, aussi ne peuvent-ils désirer ce qu’ils ignorent : le bonheur humain est fruit de l’imagination11. »

Fonvizine commence à réfléchir au sort – heureux, selon lui – des paysans russes, dès lors qu’il rencontre des paysans français. Boltine, lui, expose ses idées sur le bonheur et l’esclavage dans ses commentaires de la très critique Histoire de Russie en trois volumes, écrite par le chirurgien français Le Clerc et publiée à Paris entre 1783 et 178512. La confrontation à un autre point de vue et à une autre condition conduit à rejeter la réalité, à s’adapter au Schisme. Il est à noter que Fonvizine et Boltine écrivent tous deux après la guerre paysanne menée par Emelian Pougatchev, qui se faisait passer pour Pierre III.

Le grand mot d’ordre de Pougatchev, sa principale promesse était d’accorder « toute la liberté » aux paysans asservis. Catherine II fut terriblement alarmée par les victoires de « Monsieur le marquis de Pougatcheff », comme elle nommait ironiquement, dans ses lettres à ses correspondants étrangers, le leader de la révolte paysanne. Mais elle fut plus effrayée encore par le livre d’Alexandre Radichtchev (1749-1802) : Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou. L’ouvrage fut édité à compte d’auteur, en mai 1790, avec un tirage de six cents exemplaires. L’impératrice le lut dès sa parution. La réaction de la Très-Auguste Lectrice fut fulgurante : le 30 juin, l’auteur était arrêté ; le 26 juillet, il était condamné à la peine capitale, commuée, le 8 août, en dix années de bagne en Sibérie.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, nombreux sont les étrangers qui séjournent en Russie. De retour chez eux, ils critiquent le plus souvent, dans leurs carnets de voyage, les mœurs et l’organisation politique de l’Empire russe. Parfois, leurs réactions suscitent le courroux de Pétersbourg. En 1770, après la parution, à Paris, du Voyage en Sibérie d’un abbé français, Jean Chappe d’Auteroche, astronome, membre de l’Académie des sciences, Catherine répond personnellement par un pamphlet : Antidote. Elle s’estime offensée par les remarques du savant abbé sur les propriétaires terriens qui « vendent leurs esclaves comme, en d’autres contrées, on vend du bétail », et par son espoir que l’impératrice ne se limitera pas à offrir la liberté à la noblesse, mais qu’elle accordera aussi la possibilité de jouir de « ce bien à tous ses sujets ».

Les observations des étrangers qui voyagent en Russie sont susceptibles de nuire au prestige de l’Empire et, en premier lieu, à celui de l’impératrice. Quant aux observations du voyageur russe qui parcourt son propre pays, elles nécessitent un « antidote », un contrepoison autrement plus efficace qu’un simple pamphlet. Au début de son livre, Alexandre Radichtchev déclare son intention de voir le monde tel qu’il est : « J’ai regardé autour de moi, et mon âme a été blessée par les souffrances de l’humanité13. » Étranger dans son propre pays, il découvre l’esclavage dans lequel vit la paysannerie qui nourrit les esclavagistes : les propriétaires fonciers. « Bêtes avides, insatiables sangsues ! » lance-t-il aux nobles possesseurs d’esclaves, en s’incluant dans leur nombre. « Que laissons-nous au paysan ? ce que nous ne pouvons lui retirer : l’air. Oui, l’air, uniquement… La loi interdit de le priver de la vie. Instantanément, du moins. Car combien de moyens avons-nous de la lui ôter peu à peu ? ! D’un côté, la toute-puissance, ou presque ; de l’autre, une impuissance absolue. Car le propriétaire terrien est, au regard du paysan, le législateur, le juge, l’exécuteur de ses propres décisions ou encore, à son gré, un plaignant contre lequel le défendeur ne peut rien. C’est le lot du captif, le lot du prisonnier d’une geôle fétide, le lot du bœuf sous le joug14. »

La réaction de Catherine n’est pas suscitée par la « dénonciation » de la condition du paysan asservi. Une série d’oukazes de l’impératrice a achevé de transformer les serfs en esclaves. L’historien américain James Billington considère même qu’en critiquant l’esclavage, Radichtchev ne fait qu’apporter une réponse tardive aux questions posées par Catherine à la Société d’économie libre qu’elle avait créée au début de son règne15. Le moment choisi pour la parution du Voyage, soit un an après le début de la Révolution française, peut aussi effrayer Catherine ; que Radichtchev l’ait écrit avant les événements de France ne fait, pour elle, aucune différence. Mais la grande raison du courroux de la souveraine éclairée est l’impudence de l’auteur du Voyage, qui met en lumière le « Schisme » – la « grande fracture » – et critique le pouvoir suprême pour son incapacité à l’abolir.

L’impératrice prend l’ouvrage de Radichtchev pour une attaque personnelle. Dans l’Antidote, au demeurant, elle expose, de façon concise mais claire, pourquoi il est impossible de libérer les paysans : les propriétaires fonciers ne le veulent pas. Catherine écrit : « Il n’est rien de plus difficile que de supprimer quelque chose, là où l’intérêt commun se heurte à l’intérêt privé d’un grand nombre d’individus16. » L’État, seul, affirme-t-elle avec conviction, peut trouver le moyen de concilier intérêts commun et privé. « Depuis moins de cent ans, souligne-t-elle, le gouvernement encourage, comme il le peut, la société. » Un demi-siècle plus tard environ, Pouchkine reconnaîtra la justesse des vues de Catherine, estimant avec elle que « le gouvernement est toujours le seul Européen de Russie ».

Le Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou paraît à la fin du règne de Catherine II, alors que les principales réformes administratives sont achevées. La voix isolée de Radichtchev n’est pas entendue et ne saurait l’être, car il exprime le point de vue d’une infime minorité. Le livre de Radichtchev n’atteindra à la notoriété qu’après sa publication par Herzen, à Londres, en 1858. Là encore, le cercle des lecteurs sera plus que restreint. La première édition scientifique complète du Voyage ne paraîtra qu’en 1905. Et lorsque les bolcheviks auront besoin de se trouver de nobles ancêtres, Radichtchev sera transformé en « révolutionnaire », « père de l’intelligentsia russe », et deviendra une icône.

En 1790, l’Empire de Russie est remis en ordre par les réformes de Catherine. Au bout du compte, Alexandre Radichtchev est l’un des fruits de ces réformes, à cette différence près qu’il est allé, dans ses rêves, plus loin que l’impératrice ne le jugeait nécessaire.

Après la mort de Pierre le Grand, la vie politique, qui se résume à une lutte d’influence entre différents groupes nobles et se traduit par la rapide rotation des favoris et des impératrices, se concentre autour de la structure des instances étatiques suprêmes. Le projet de « Conseil impérial », proposé par Panine à Catherine, ne fait que prolonger cette tendance. Mais le manifeste de Pierre III, qui libère les nobles, leur permet de réintégrer leurs domaines et la réforme administrative locale passe au premier plan. Les constantes restructurations de la haute administration et le parfait dédain de l’appareil administratif de province, qui laisse localement le pouvoir absolu aux mains des voïevodes et des gouverneurs, désorganisent la gestion du pays. Après son accession au trône, Catherine découvre que toutes les composantes du pouvoir étatique « sont sorties de leurs fondements ».

Durant les cinq premières années de son règne, Catherine entreprend une réforme administrative, lorsqu’elle prend conscience qu’une réforme politique – en d’autres termes, une transformation de la situation des paysans – ne peut que se heurter à la résistance des nobles. L’activité législative de l’impératrice est interrompue, nous l’avons dit, par le conflit avec la Turquie et la guerre paysanne conduite par Emelian Pougatchev, qui se fait passer pour Pierre III. Il faut attendre 1775 pour que Catherine signe les Institutions des gouvernements, vaste réforme administrative régionale qui confère aux institutions locales la forme qu’elles conserveront près d’un siècle, jusqu’aux réformes des années 1860.

On commence par augmenter le nombre des unités administratives, dont les dimensions sont réduites ; on procède à une division administrative et policière, judiciaire et financière ; les institutions des gouvernements et des districts sont partiellement élues. Au lieu de vingt gouvernements, il en existe désormais cinquante. Chacun d’eux compte entre trois cent et quatre cent mille habitants. Les gouvernements se divisent en districts, de vingt à trente mille habitants.

Les institutions – administratives et judiciaires – des gouvernements forment trois niveaux. Au niveau supérieur, on trouve les instruments directs du pouvoir central : le gouverneur et le vice-gouverneur, ainsi que les chambres. Ces dernières ont un caractère collégial : le président, les conseillers, les assesseurs sont nommés par Pétersbourg. Le deuxième niveau concerne les institutions représentatives des ordres locaux : tribunaux des corporations, cour de l’équité, Prikaze de l’Assistance publique (chargé des écoles, des orphelinats et autres établissements de bienfaisance). Les présidents de ces institutions sont nommés par la couronne, leurs assesseurs sont élus par les ordres locaux pour trois ans, le gouverneur entérinant leur nomination. Catherine veut diviser la société russe en plusieurs « états » et, autoritairement, par décrets, elle crée différents ordres, jugeant que leur existence est une des conditions d’un système étatique « réglementé ». Trois états sont ainsi instaurés : la noblesse ; les marchands (répartis en trois guildes, selon le capital dont ils disposent) ; les mechtchanié (« citadins », « petits-bourgeois ») et les agriculteurs libres (dépendant de l’État, de la Couronne, et autres paysans non asservis). Le niveau inférieur, enfin, est composé des institutions de districts, élues (présidents et assesseurs) par les ordres.

La machine administrative des gouvernements est complexe et nécessite un appareil très nombreux. Là où, jusqu’à présent, il suffisait de dix ou quinze fonctionnaires, on en trouve désormais cent. Néanmoins, la réforme est un pas en avant vers la régulation du système étatique, elle favorise l’apparition d’un embryon d’autonomie régionale, garantit les droits de l’individu. Deux facteurs paralysent le fonctionnement de la machine, construite selon les meilleurs modèles de « l’absolutisme éclairé ». Tout d’abord, les Institutions de 1775 fixent la suprématie d’un ordre – la noblesse – sur les autres. « Le noble gouvernait dans la capitale et en province, en qualité de fonctionnaire de la Couronne ; il gouvernait aussi en province, en qualité de représentant de son ordre17. » Ensuite, il y a l’autorité du représentant du pouvoir, surnommé le « patron du gouvernement ». L’imprécision des compétences de ce dernier, appelé, dans l’idée du législateur, à veiller au strict respect de la loi et au fonctionnement sans heurt de la machine administrative locale, lui donne, de fait, un pouvoir illimité.

L’historien américain Marc Raeff, qui sanctionne les réformes administratives de Catherine II de façon beaucoup plus positive que les historiens russes libéraux du XIXe siècle, voit dans l’absence de système juridique achevé et stable, l’une des principales raisons ayant empêché le renforcement des « états » et des instances autonomes intermédiaires. « Certes, la Russie disposait d’organes judiciaires, et la législation de Catherine les améliora, particulièrement en restreignant la procédure d’investigation. Mais les organes de justice et d’investigation étaient réunis et ne formaient plus qu’une composante de l’administration impériale ; ils n’avaient ni autonomie d’action, ni critères indépendants. Ainsi la justice fut-elle entièrement laissée à l’arbitraire des fonctionnaires18. »

Les cours de l’équité créées par la réforme, visent à régler les petits différends entre personnes privées, avant tout ceux liés aux querelles d’héritage, aux atteintes mineures à la propriété. L’existence de ces cours, instituées dans l’intérêt de la population, retardera l’instauration d’un État de droit en Russie. La pièce d’A. Ostrovski Un cœur ardent (1868) formule bien le paradoxe. L’un des héros, un juge, sort sur la place publique pour régler des conflits et pose à la foule, venue regarder, cette question : comment juger ? En conscience ou selon la loi ? Montrant la pile de livres posée sur une table devant lui, il ajoute : voyez toutes ces lois. Et il entend en réponse : juge en conscience, petit père, en conscience.

Le jugement « en conscience » (la cour de l’équité) empêche de juger selon les lois. Au XIXe siècle, les slavophiles élaboreront toute une théorie, opposant le droit moral (intérieur), au droit extérieur, formel, à la loi.

La Charte du 21 avril 1785 développe les principes du manifeste de 1762, en fixant précisément les droits – les privilèges – de la caste des nobles : la noblesse est reconnue propriétaire de tous ses biens immobiliers, paysans inclus, elle ne paie pas individuellement d’impôts, est jugée par ses pairs, ne subit le châtiment que sur décision du tribunal, est exemptée de tout châtiment corporel ; enfin, la sentence prononcée pour un crime commis par un noble ne peut être mise à exécution qu’après confirmation par l’empereur. Les nobles ont désormais un uniforme correspondant à leur état, chaque gouvernement possède sa couleur et ses ornements.

En 1785, le Règlement des Villes précise le degré d’autonomie dont jouissent les citadins. Toutefois, « l’autonomie des villes se développait très difficilement, sous la pesante dextre du fonctionnaire représentant la Couronne dans le gouvernement, gouverneur-général ou gouverneur ; en revanche, l’autonomisation de la noblesse allait bon train19 ».

Les voyageurs français qui séjournent en Russie en 1792 et assistent aux assemblées de la noblesse, en viennent à la conclusion qu’elles pourraient donner le signal de la révolution. Telle est en tout cas l’impression produite sur des visiteurs venus d’un pays où la révolution a déjà commencé. La noblesse russe n’a pas encore besoin de la révolution, parce qu’elle a reçu de Catherine tout ce dont elle rêvait. La police, la justice, une partie de la gestion des gouvernements ont été remises entre ses mains. La noblesse se vivait depuis longtemps comme une corporation. Catherine lui donne une organisation.

Après les premières expériences des cinq années qui suivent son avènement, l’action législative de Catherine, sa « légiféromanie », se déchaîne à l’issue de la guerre contre la Turquie et, surtout, au terme de l’écrasement de la révolte paysanne de Pougatchev. Les guerres paysannes ont toujours commencé à la périphérie. La première, rappelons-le, s’était déclenchée au sud-ouest mais les émeutiers, conduits par Bolotnikov, étaient arrivés aux abords de Moscou et le Premier Faux-Dmitri, qui avait leur soutien, avait occupé (pour peu de temps, il est vrai) le trône moscovite. Les révoltes de Stepan Razine (transportant sur « les barques impériales » les imposteurs, le « fils d’Alexis Mikhaïlovitch » et le « patriarche Nikone ») et de Kondrati Boulavine avaient éclaté sur le Don. Le foyer de la guerre paysanne conduite par Pougatchev, est le fleuve Iaïk, ligne-frontière protégeant les conquêtes russes à l’est. L’armée cosaque s’y soulève : après avoir ramené « l’ordre » sur le Dniepr où la Sietch zaporogue vit ses derniers jours, le gouvernement retire l’un après l’autre ses privilèges au Iaïk. La pêche et la récolte du sel deviennent ainsi monopoles d’État. L’ataman est nommé par Pétersbourg, des fonctionnaires du tsar jugent les Cosaques.

En 1772, apparaît, sur les bords du Iaïk, le Cosaque du Don, Emelian Pougatchev. Il a trente ans. Après avoir servi dans l’armée, pris part à la guerre de Sept Ans, déserté et vécu toutes sortes d’aventures, Emelian Pougatchev déclare qu’il est l’empereur Pierre III, sauvé par miracle de la perfidie de sa femme Catherine. Il trouve aussitôt des compagnons d’armes parmi les Cosaques du Iaïk20.

À la vitesse de l’éclair, le soulèvement gagne un gigantesque territoire. Des schismatiques, toujours prêts à défendre leur foi, des paysans de la Volga, de la Kama, de l’Oural, des Bachkirs, qui ont gardé le souvenir des précédentes révoltes contre le pouvoir russe, rallient « Pierre III ». Catherine envoie contre eux ses meilleurs chefs d’armée. Au cours de l’été 1774, les insurgés assiègent Kazan et ont bien l’intention, une fois la ville entre leurs mains, de marcher sur Moscou pour placer « Pierre III » sur le trône.

Catherine prend toutes les mesures possibles pour écraser la révolte qui commence à menacer son pouvoir. Elle met une gigantesque armée à la disposition du nouveau commandant en chef, le comte Piotr Panine. « Ainsi, lui écrit l’impératrice, on a armé, semble-t-il, tant de troupes contre les bandits, que cela effraie presque nos voisins. » En septembre 1774, les compagnons d’armes de Pougatchev ourdissent un complot contre lui et le livrent au chef d’armée le plus célèbre de son temps, Alexandre Souvorov, envoyé à son tour faire la guerre aux paysans. Le 10 janvier 1775, Emelian Pougatchev est exécuté à Moscou. Andreï Bolotov, qui assiste au châtiment, note dans ses carnets sa satisfaction devant ce « véritable triomphe des nobles sur le scélérat, leur ennemi commun ».

Bolotov a toutes les raisons de voir un ennemi en Pougatchev, car le chef de la jacquerie se fixait pour but d’anéantir la noblesse. Dans ses innombrables décrets, manifestes et adresses, « Pierre III » ordonne : « Quant aux nobles qui se trouvent dans leurs pomiestiés et autres votchinas, qu’on les capture, qu’on les châtie et qu’on les pende, et après l’extermination de ces nobles scélérats, chacun connaîtra la paix et une vie tranquille qui se prolongera éternellement. » Pouchkine, qui commence à écrire l’Histoire du soulèvement de Pougatchev, après avoir étudié des documents d’archives, voyagé sur les lieux des combats et s’être entretenu avec des témoins, parle du bount (soulèvement) russe, « absurde et sans pitié ». Ces mots seront repris à la fin du XXe siècle, après l’avoir été dans sa première décennie. Mais la révolte de Pougatchev, bien qu’incontestablement « sans pitié », n’est en aucun cas « absurde ». Le comte Sievers, un des conseillers de Catherine pour la rédaction des Institutions des gouvernements, écrit à l’impératrice : « À la base des troubles d’Orenbourg, de Kazan, de la Volga, se trouvait l’intolérable joug de l’esclavage… les partisans de Pougatchev se composaient exclusivement de serfs, mécontents de leurs seigneurs. » Et il ajoute : « Le ferment restera toujours le même, tant que ne sera pas promulguée une loi sur l’agriculture21. »

Catherine le sait parfaitement. Elle sait également qu’elle ne peut ni ne veut libérer les paysans, car les nobles y sont opposés. Catherine a choisi dès les cinq premières années de son règne, et elle le confirme dans les années de la révolte de Pougatchev. Quand la noblesse de Kazan, voyant sa ville menacée par l’armée paysanne, décide de former un corps de cavalerie spécial, l’impératrice, se déclarant « propriétaire terrienne de Kazan », décide de le fournir en recrues, prises dans les domaines impériaux. La réponse des nobles de Kazan, rédigée par le premier poète du temps, Derjavine, proclame : « Nous te reconnaissons pour un de nos seigneurs ; nous te prenons en notre compagnie ; si cela t’agrée, nous te plaçons à égalité avec nous. »

L’impératrice confirme formellement son choix, son appartenance à la minorité dirigeante, en entérinant définitivement le Schisme de la société en maîtres et esclaves. Le principe sur lequel reposait l’État moscovite : tous égaux, car tous esclaves, est violé. La libération de la classe noble scinde le fondement de l’Empire de Russie.

La Charte de la Noblesse, publiée en 1785, fixe les droits de la couche dirigeante. Pour lui plaire, Catherine crée des colonies au sud et à l’est de la Russie, où elle convie des étrangers, Allemands, Serbes et d’autres, à s’installer. Les terres libres et non peuplées attiraient les paysans serfs fuyant leurs propriétaires. La transmission de ces terres à des colons doit empêcher la fuite des paysans russes vers les marches de l’Empire. Grande amoureuse, Catherine se montre d’une extrême générosité : elle couvre ses favoris d’argent et de pierres précieuses, mais aussi de serfs par milliers, d’« âmes », selon la terminologie officielle de l’époque. L’impératrice distribue à ses favoris les paysans asservis appartenant à la Couronne. On a ainsi calculé qu’en vingt ans de faveur (1762-1783), la famille Orlov aurait reçu dix-sept millions de roubles, des palais, des pierres précieuses et de quarante à cinquante mille âmes serves. Le servage est étendu à la Petite-Russie. Dans son ironique poème, Histoire de l’État russe (1868), Alexis Tolstoï fait remarquer qu’à Voltaire et Diderot qui lui conseillaient de donner la liberté au peuple « dont vous êtes la mère », Catherine répondit « en fixant les Ukrainiens à la terre ».

Les historiens, qui apprécient diversement le règne de Catherine II, sont unanimes à reconnaître qu’elle fut « l’impératrice de la noblesse », que sous son règne s’acheva « le processus fondamental du XVIIIe siècle : la création d’une classe noble privilégiée, reposant sur l’asservissement du peuple22 ». Unanimes à reconnaître que l’un des principaux résultats de l’œuvre de Catherine fut la consolidation de la noblesse comme classe dirigeante de Russie, les historiens divergent en revanche, voire s’opposent, lorsqu’il s’agit de définir la nature de la noblesse russe. Catherine lui octroie une complète liberté, elle met à son entière disposition les paysans serfs, tout en instaurant de nouvelles notions, telles que : « bonne mœurs », « humanité », « amour de l’homme », « patrie », « citoyens », « sensibilité », « sensations du cœur humain ». Elle soulève des questions qui seront débattues par les générations suivantes : la Russie et l’Occident, la nouvelle et l’ancienne Russie, le caractère national. La culture reçoit une impulsion considérable : au temps de Catherine, on sème la graine qui, quelques décennies plus tard, produira le siècle d’or de la culture russe.

Le noble de la fin du XVIIIe siècle, appelé, comme l’écrit Vassili Klioutchevski, à mener la société russe sur la voie du progrès, est une étrange créature. « Sa situation sociale reposait sur l’injustice politique et se voyait couronnée par une vie d’oisiveté. Il passait des mains du sacristain qui lui donnait des rudiments d’instruction à celles d’un précepteur français, complétait sa formation au théâtre italien ou au restaurant français et finissait ses jours dans son cabinet de Moscou ou de la campagne, un livre de Voltaire à la main… Toutes ses manières, ses habitudes, ses goûts, ses sympathies, sa langue même – tout était étranger, importé, il n’avait chez lui aucun lien vivant, organique, avec son environnement, ni aucune activité quotidienne sérieuse. » Klioutchevski, qui a le génie des formules, brosse un portrait sans complaisance du noble : « Étranger parmi les siens, il s’efforçait de devenir sien parmi les étrangers, se retrouvait comme un fils adoptif dans la société européenne. En Europe, on le tenait pour un Tatar déguisé et, chez lui, pour un Français né en Russie23. »

Soixante-dix ans plus tard, dans la seconde moitié des années 1950, Vladimir Weidlé, témoin de la révolution bolchevique et émigré, estimera que de tout ce que Pierre le Grand a fait pour la Russie, « la noblesse (dvorianstvo) est peut-être le meilleur ». La grande qualité de la noblesse russe, ajoute Weidlé, réside dans le fait qu’elle est à la fois la couche dirigeante et la couche cultivée. « Ce fut aussi la noblesse qui créa la culture de la Russie pétersbourgeoise. » Certes, V. Klioutchevski ne le nie pas ; mais il souligne le caractère étranger de cette culture pour l’écrasante majorité du peuple. Vantant les mérites de la noblesse, V. Weidlé n’en reconnaît pas moins l’existence de « traditions culturelles irréconciliables… » ; il y a « dissonance entre les cultures verticale et horizontale », « le peuple est invariablement coupé du mode de vie au sommet et, plus grave, de ce qui s’y fabrique24 ».

En 1989, essayant de comprendre le sens de la perestroïka, Nathan Eidelman, l’historien le plus populaire de son temps, se tourne vers le passé. Il écrit à propos des nobles : « Hauts en couleurs, talentueux, originaux, fort capables et capables de tout (depuis le sommet des Lumières jusqu’à la plus vile barbarie), les nobles russes fournirent à la Russie du XVIIIe siècle presque toutes les figures les plus actives au niveau étatique ; ils étaient (comme il a maintes fois été dit) très fortement coupés des “basses couches” du peuple, alors que la France (selon le célèbre Tocqueville) “était un pays où les gens s’étaient mis à se ressembler le plus”25 ».

Les jugements des historiens concordent rarement avec les représentations des contemporains des événements. La noblesse russe du temps de Catherine, tout à l’ivresse de sa « lune de miel » avec la liberté (selon l’expression de Klioutchevski), ne vit pas « la fracture » comme une tragédie. Délivrée de la peur suscitée par « le scélérat Pougatchev », elle se cherche une place entre Russie et Occident. Les voyageurs occidentaux ne cessent de s’étonner de l’arriération russe. William Coxe, qui séjourne en Pologne et en Russie durant l’année 1784, souligne « l’arriération du paysan russe », songeant tout autant aux outils dont il dispose qu’à sa situation économique et sociale. Coxe compare la Russie de la fin du XVIIIe siècle à l’Europe des XIe et XIIe siècles. Le voyageur anglais estime que « la situation ne s’améliorera pas tant que la majorité se trouvera réduite à un esclavage absolu26 ».

Seul, sans doute, en Russie, Radichtchev partage ce point de vue. Ce qui, aux yeux de Coxe et d’autres observateurs étrangers, passe pour de « l’arriération », autrement dit une insuffisance, une faiblesse, apparaît au idéologues de la noblesse comme un avantage, une force. « Si, ici, on a de l’avance sur nous, écrit Fonvizine de Paris à son ami I. Boulgakov, du moins pouvons-nous, en commençant à vivre, prendre la forme que nous voulons et éviter les inconvénients et les maux enracinés chez eux. Nous commençons et ils finissent27. Je pense que celui qui naît est plus heureux que celui qui se meurt28. »

Plus de deux cents ans après, Lev Goumilev approuve ces théories de Denis Fonvizine : « Certes, si nous nous comparons à nos contemporains ouest-européens ou américains, la balance n’est pas en notre faveur ; nous nous en désolons, et nous avons grand tort… Les Européens ont cinq cents ans de plus que nous et ce que nous vivons aujourd’hui, l’Europe occidentale l’a vécu à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. » L’historien russe rappelle que « la tranquille et paisible France de Mitterrand qui fait un événement d’un acte terroriste, était, au XVe siècle, embrasée par la guerre civile, exactement comme la Russie au XXe ; simplement, s’y combattaient, non les Rouges et les Blancs, mais les partisans du duc d’Orléans et ceux du duc de Bourgogne. Des hommes pendus à des arbres étaient, pour les Français, un élément familier du paysage29 ».

La jeunesse – du peuple, de l’État – est un argument convaincant, permettant de réfuter toutes les remarques critiques sur l’arriération du pays. Mais il est un autre argument, plus convaincant encore : la puissance et les succès militaires de l’Empire de Russie.

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