8 La guerre au centre de l’Europe


La situation en Europe est, comme toujours, tendue et embrouillée. La France passe pour la grande force du continent et la Grande-Bretagne fait tout pour la priver de son hégémonie. Sa principale alliée est l’Autriche, ses alliés potentiels, la Suède, la Rzeczpospolita, la Saxe. En 1740, le roi de Prusse Frédéric II rompt, nous l’avons dit, l’équilibre européen en faisant irruption en Silésie, province autrichienne, sans autre prétexte que la volonté d’agrandir son territoire.

Entraînées dans une guerre pour l’« héritage autrichien », les puissances européennes déploient de sérieux efforts pour attirer la Russie dans leur camp. La participation active de la France est un élément nouveau dans le jeu diplomatique qui se déploie à la cour d’Élisabeth. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la France est, peut-on dire, l’adversaire permanent de la Russie. Les ennemis traditionnels de cette dernière – l’Empire ottoman, la Suède, la Pologne – ont toujours trouvé un solide appui à la Cour de Versailles. L’attitude de la France est dictée tant par sa politique étrangère, dirigée contre les Habsbourg, que par son mépris envers la lointaine et barbare terre russe, qu’elle ne prend pas au sérieux.

L’initiative du rapprochement avec la Russie revient à l’ambassadeur de France à la Cour d’Anna Ioannovna, le marquis de La Chétardie. Ayant perdu tout espoir de modifier la politique extérieure menée par les conseillers d’Anna, La Chétardie commence à s’intéresser de près à la grande-duchesse Élisabeth. Les plus cyniques diront plus tard que, désireux de réchauffer les relations franco-russes, l’ambassadeur n’hésita pas à se glisser dans le lit de la princesse. C’est ainsi qu’à Saint-Pétersbourg naît un « parti français » qui, outre l’ambassadeur de Louis XV, comprend le médecin préféré d’Élisabeth, Lestocq. La conspiration qui conduit la fille de Pierre le Grand sur le trône est, nous l’avons vu, préparée par leurs soins.

La politique étrangère est essentielle, omniprésente à la Cour de Russie. Ambassadeurs, agents secrets, favoris – toute la jeune Cour de l’héritier de Pierre, et de son épouse Catherine y prend une part active, soutenant tantôt l’Autriche ou la France, tantôt la Prusse ou l’Angleterre. Chacun y trouve son compte : en remerciement de leurs efforts, tous sont « pensionnés », comme on disait alors, par les ambassadeurs et agents secrets étrangers.

Élisabeth hérite d’une guerre déclenchée par celle qui l’a précédée sur le trône. En juin 1741, la Suède, poussée par la France, déclare la guerre à la Russie, dans l’espoir de récupérer les provinces qu’elle avait dû céder aux termes du traité de Nystadt. Les troupes suédoises sont commandées par Loewenhaupt, fils du célèbre compagnon d’armes de Charles XII. Certes, il n’a pas les talents militaires de son père, mais cela ne suffit pas à expliquer les revers de l’armée suédoise : les luttes qui opposent les deux prétendants au trône – le fils du roi de Danemark et le prince de Holstein – y sont aussi pour beaucoup. Élisabeth soutient Adolphe-Frédéric de Holstein et promet, au cas où la couronne de Suède lui reviendrait, de rendre une partie de la Finlande conquise par les troupes russes. Le 27 juin 1743, le candidat russe est choisi et, en août, la paix est conclue avec la Suède à Abo, laissant intacts les accords de Nystadt et reconnaissant les droits de la Russie à posséder une part de la Finlande. Cependant, le prétendant danois, soutenu par une partie de la population suédoise, ne renonce pas. En conséquence, les troupes russes débarquent en Suède et occupent Stockholm. Pour reprendre l’expression de Lomonossov, la capitale suédoise « baise le glaive élisabéthain ». En février 1744, le Danemark reconnaît la légitimité d’Adolphe-Frédéric de Holstein. La Russie a gagné la guerre, consolidant et élargissant ses possessions dans la Baltique.

Entre-temps, en 1740, un nouveau conflit a éclaté en Europe. L’avènement de Marie-Thérèse, fille de l’empereur d’Allemagne Charles VI, semble aux ennemis des Habsbourg une occasion rêvée d’obtenir quelques avantages. En 1741, la France monte une coalition contre Vienne. Frédéric II de Prusse, lui, sans attendre de trouver d’éventuels alliés, s’est déjà adjugé la Silésie. Le roi bien-aimé des philosophes français, admirateur de Voltaire, Frédéric le Grand comme on l’appelle en Allemagne, n’a hérité de son père qu’un petit État. La Prusse est un lambeau de royaume, abritant moins d’un demi-million de personnes, mais doté – pour un pays de cette taille – d’une gigantesque armée (quatre-vingt-trois mille soldats et officiers), composée, pour une grande part, de mercenaires professionnels.

Durant son long règne (1740-1786), le grand souci de Frédéric II sera de renforcer et d’agrandir la Prusse. Il se taillera, on le sait, une réputation de modèle de « monarque éclairé ». Une histoire rapportée par les biographes du « vieux Fritz », donne une idée assez précise de sa vision de l’absolutisme éclairé. Un jour qu’il voyage dans son royaume, Frédéric II aperçoit des paysans qui, à son approche, se dissimulent dans les buissons. Le roi fait alors arrêter sa voiture, en descend, débusque les paysans et, apprenant qu’ils se sont cachés parce qu’ils avaient peur de lui, les bastonne, en disant : « Il faut aimer son monarque, et non le craindre ! »

La guerre pour l’héritage autrichien concerne aussi la Russie parce qu’elle est l’alliée de l’Autriche, depuis le traité passé entre les deux États à la fin du mois de décembre 1726. Mais, nous l’avons dit, en 1740, la Russie a également conclu un traité d’alliance et de défense avec la Prusse, espérant ainsi obtenir son aide dans le conflit qui l’oppose à la Suède. Par ailleurs, l’avènement d’Élisabeth a ouvert au « parti français » des perspectives quasi illimitées.

Le principal adversaire du « parti français » est celui qui, de fait, dirige la politique étrangère russe, le vice-chancelier-comte Alexis Bestoujev-Rioumine (1693-1766). Écarté des affaires en 1740 parce qu’il n’a pas pris part au coup de force en faveur d’Élisabeth, il est bientôt rappelé et nommé vice-chancelier en 1742.

L’heureuse issue du conflit avec la Suède, qui met à mal les plans français, l’hostilité du vice-chancelier à l’égard de la Prusse, font de ce dernier la cible d’intrigues montées par La Chétardie. De son côté, Frédéric II tente d’obtenir son renvoi. Il écrit à l’ambassadeur de Prusse à Pétersbourg : « Si je n’ai affaire qu’à la reine hongroise [Marie-Thérèse], la balance penchera toujours en ma faveur. La grande condition pour cela – la condition sine qua non – est de perdre Bestoujev, autrement nous n’obtiendrons rien. Il nous faut, à la Cour de Russie, un ministre qui oblige l’impératrice à passer par là où nous voulons1. » L’affaire de Lopoukhina et de sa famille, accusés de conspirer contre l’impératrice en faveur d’Ivan Antonovitch (alors qu’il ne s’agissait que de propos volontairement mal interprétés) est en fait dirigée contre le vice-chancelier. La femme de Mikhaïl, frère de Bestoujev-Rioumine, avait pris part à ces conversations.

Le vice-chancelier se garde de défendre ses parents et l’impératrice apprécie trop le zèle du comte Alexis pour se séparer de lui. Bestoujev-Rioumine règle ses comptes avec ses ennemis : les lettres de La Chétardie au roi sont saisies, déchiffrées et présentées à l’impératrice. Élisabeth pardonnerait peut-être à l’imprudent diplomate français ses propos épistolaires trop francs et trop directs sur les visées de la politique française en Russie ; mais elle ne peut l’absoudre pour ses remarques peu flatteuses à son endroit. « Nous avons affaire à une femme, écrit entre autres le marquis, sur laquelle nous ne saurions compter… » L’émissaire de Louis XV est expulsé de Russie, avec d’autant plus de facilité qu’il n’a pas encore présenté ses lettres de créance. En 1744, Alexis Bestoujev-Rioumine est nommé au poste de chancelier de l’Empire de Russie.

Les historiens qui approuvent l’action du responsable de la politique étrangère russe, notent qu’il reçoit de l’argent – nous parlerions aujourd’hui de pots-de-vin – d’États étrangers. C’est un homme de son temps, écrivent-ils pour expliquer son attitude. Et ils ont raison : le brillant dix-huitième siècle a des mœurs faciles. Toutefois, l’historien polonais Ladislas Konopczinski affirme : « Bestoujev-Rioumine ne prenait de pots-de-vin que de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Saxe. Jamais il ne s’est sali les mains avec des thalers prussiens. » La « géographie » des « cadeaux » acceptés par le chancelier est l’exact reflet de son programme de politique extérieure : il n’en reçoit que des alliés de la Russie.

Devenu chancelier, Alexis Bestoujev-Rioumine formule sa vision de la politique étrangère, qu’il baptise le « système de Pierre Ier », dans une de ses premières lettres au vice-chancelier, le comte Mikhaïl Vorontsov. Prenant en considération certains changements survenus dans le quart de siècle précédent, le chancelier n’en développe pas moins les idées du premier empereur de Russie. Sa conception s’explique par la permanence de la politique russe et de ses objectifs. Le premier d’entre eux est de résoudre la « question turque ». Dans le dernier quart du XIXe siècle, Vassili Klioutchevski exposera de la façon la plus simple l’essence de cette question : « Aux frontières méridionales de l’État vivaient des Tatars semi-nomades et pillards, qui n’exploitaient pas eux-mêmes le sol des steppes du sud mais n’y toléraient pas non plus de population agricole. Or, la Russie avait besoin de prolonger ses frontières méridionales jusqu’à leurs limites naturelles, soit jusqu’au littoral de la mer Noire2… » On notera une évolution dans l’argumentation : jusqu’à présent, la progression vers le sud était expliquée par la nécessité de défendre les frontières de l’État moscovite ; désormais, l’explication est le besoin de terres fertiles. À l’argument stratégique, succède l’argument économique.

Le deuxième objectif (les finalités de la politique russe ne sont pas forcément présentées ici par ordre d’importance) se trouve à l’ouest : ce sont le littoral de la Baltique et la Pologne, autrement dit la Suède et la Rzeczpospolita. À la fin du XVe siècle, Ivan III affirmait que la paix était impossible avec la Pologne, que les souverains russes lui feraient éternellement la guerre, avec quelques interruptions pour laisser aux hommes le temps de souffler. Cinquante ans plus tard, son petit-fils, Ivan IV, rejetait la proposition du roi de Pologne, Sigismond II Auguste, de signer une paix perpétuelle : « Le roi détient notre votchina de toujours, Kiev, la terre de Volhynie, Vitebsk, Polotsk et bien d’autres villes russes. Convient-il donc que nous signions avec le roi une paix perpétuelle ? »

Au milieu du XVIIIe siècle, la situation change, mais pas complètement. Les troupes russes ont déjà atteint la Crimée, sans toutefois être en mesure de s’y fixer. Le littoral de la Baltique, lui, est devenu russe – après la paix d’Abo et la signature, en 1745, d’un traité de défense russo-suédois – et l’implantation y est solide. Reste la « question polonaise ». « Une partie considérable du peuple russe se trouvait dans les limites de l’État polono-lituanien… Il était indispensable de reprendre la Rus occidentale à la Pologne. » Ainsi Vassili Klioutchevski résume-t-il la « question polonaise3 ».

En formulant son « système de Pierre Ier », sur lequel il fonde la politique étrangère russe, Alexis Bestoujev-Rioumine a en tête les deux « questions », les deux grandes tâches de l’Empire. En liaison avec elles, il juge indispensable de préserver soigneusement les alliances de la Russie avec les États qui ont des intérêts stratégiques concordants. Pour le chancelier (c’était aussi l’avis de Pierre le Grand), ce sont les puissances maritimes : l’Angleterre et la Hollande. Une alliance avec la Saxe n’est pas non plus dépourvue de sens, dans la mesure où, depuis la fin du XVIIe siècle, l’électeur de Saxe est aussi roi de Pologne. Là encore, le chancelier se réfère à Pierre le Grand qui voyait, dans des relations étroites avec la Cour de Saxe, la possibilité de « tenir » conjointement « la bride courte à la Rzeczpospolita polonaise ».

Dans le système d’Alexis Bestoujev-Rioumine, le principal allié de la Russie est l’Empire des Habsbourg. Ennemi traditionnel de la France, l’Autriche a intérêt à maintenir un certain équilibre en Europe centrale et orientale ; or, cet équilibre se verrait menacé par un renforcement de l’influence de Versailles. Pour Alexis Bestoujev-Rioumine, le grand but de l’alliance russo-autrichienne est de résister à l’Empire ottoman qui menace les frontières méridionales de l’un et l’autre pays.

Quant aux ennemis, ils sont clairement définis : la Suède, qui rêve de revanche, et la France, alliée traditionnelle de la Turquie. La vigilance et la perspicacité d’Alexis Bestoujev-Rioumine décèlent cependant un nouvel adversaire : la Prusse. Le chancelier met en garde contre le danger représenté, pour la Russie, par la politique agressive de Frédéric II qu’il qualifie de « voisin puissant, superficiel et inconstant », avec lequel il est impossible de s’allier, pour la bonne raison qu’on ne saurait ajouter foi au moindre de ses propos.

Le programme d’Alexis Bestoujev-Rioumine se heurte à des résistances au sein de la Cour. Le vice-chancelier Mikhaïl Vorontsov a un autre point de vue et jouit de la bienveillance des ambassadeurs français et prussien qui intriguent de toutes les façons pour le faire nommer au poste de chancelier.

En août 1744, Frédéric II se lance à nouveau dans une guerre contre l’Autriche. Il s’empare d’une partie de la Bohême et fait irruption en Saxe. La situation de la Russie se complique : elle a un traité de défense avec l’Autriche mais aussi avec la Saxe (ce dernier renouvelé en février 1744). Elle en a également un avec la Prusse.

La Russie se voit ainsi entraînée dans une guerre qu’elle n’a pas déclenchée. Théoriquement, elle peut choisir le parti qu’elle entend soutenir. Élisabeth reçoit deux rapports sur les mesures à prendre, pour réagir à l’agression prussienne en Saxe. Le premier est présenté par Alexis Bestoujev-Rioumine qui déclare sans barguigner : la Prusse a attaqué l’Autriche et la Saxe, deux pays envers lesquels la Russie a – par traité – des obligations. Par là même, la Prusse a rompu l’accord scellé avec la Russie. Le chancelier propose donc de soutenir la Saxe, essentiellement par des moyens diplomatiques ; toutefois au cas où ces derniers viendraient à échouer, il conviendrait d’envoyer un corps d’armée en renfort. L’auteur du second rapport est Mikhaïl Vorontsov. Le vice-chancelier perçoit la menace prussienne, mais il s’élève contre l’idée d’une aide militaire à la Saxe, suggérant de se limiter à un soutien financier.

Le chancelier impérial, homme d’État tout-puissant, n’a jamais été l’amant d’Élisabeth. Il représente un cas unique, à cette époque où l’influence sur les affaires étatiques est directement proportionnelle à l’ardeur des sentiments de l’impératrice. Les documents préparés par Alexis Bestoujev-Rioumine parviennent à Élisabeth par l’intermédiaire d’Ivan Chouvalov : le chancelier n’a pas accès directement à l’impératrice. Élisabeth, toutefois, apprécie hautement le sens de l’État qui est celui du comte Bestoujev-Rioumine, elle lui est reconnaissante, rapportent les contemporains, de la décharger des papiers ennuyeux, en les assumant à sa place.

L’indifférence de l’impératrice pour les affaires de l’État, sa paresse qui l’amène à différer, des mois durant, la signature de documents indispensables, ne l’empêchent pourtant pas d’avoir son point de vue, sinon sur la politique étrangère, du moins – et le fait est incontestable – sur les monarques des autres pays. Élisabeth a de la sympathie pour Louis XV avec lequel Pierre Ier songeait à la marier, un quart de siècle plus tôt. Elle éprouve une vive animosité à l’égard de Frédéric II : d’une part, parce que le roi de Prusse, dit-elle, « n’a pas la crainte de Dieu », qu’il « ne croit pas en Dieu, ne va pas à l’église et ne vit pas, selon la loi, avec une épouse » ; d’autre part, parce qu’il tente de mettre à profit la rumeur d’une possible restauration de l’empereur Ivan Antonovitch, en envoyant ses agents faire de l’agitation dans les milieux schismatiques.

Élisabeth soutient le plan de Bestoujev-Rioumine. On décide donc d’aider la Saxe. En décembre 1745, des troupes s’ébranlent de Liflandie et d’Estlandie en direction de la Courlande. Leur nombre est porté à cinquante mille hommes. L’offensive en Allemagne est prévue pour le printemps 1746. Mais, prévenant l’entrée des Russes dans la guerre, Frédéric II signe la paix avec l’Autriche, en décembre 1745, à Dresde, ce qui lui permet de garder ses conquêtes de Silésie. Considérant néanmoins qu’il ne s’agit que d’un répit, la diplomatie prussienne s’active, en vue de former une coalition antirusse. Frédéric II tente de s’assurer le concours de la Suède en lui promettant qu’elle retrouvera le littoral de la Baltique, et celui de la Pologne qui récupérerait Kiev et Smolensk.

En mai 1746, la Russie et l’Autriche signent un traité d’union pour vingt-cinq ans. Il reprend et développe l’accord de 1726. Les deux parties signataires se promettent une aide militaire mutuelle (vingt mille fantassins et dix mille cavaliers), en cas d’agression d’une tierce puissance. Des articles secrets font état d’obligations réciproques, si des opérations venaient à être menées contre la Turquie et la Prusse. Les alliés s’engagent, en particulier, à fournir, non pas trente mille hommes, mais soixante-mille, en réponse à toute agression de la Prusse contre l’Autriche, la Russie ou la Pologne.

Le traité russo-autrichien de 1746 montre la transformation radicale subie par la situation de la Russie en Europe. La politique extérieure de l’Empire russe sort du triangle Turquie-Pologne-Suède et se manifeste au centre de l’Europe, comme une des forces décisives pour le destin du continent. Pendant plus d’un siècle, l’union de Saint-Pétersbourg et de Vienne sera le fondement de la politique étrangère russe. Les relations entre les deux empires connaîtront des périodes de refroidissement et de grande proximité, tour à tour la suspicion les assombrira et l’amour les réchauffera. En tout état de cause, les deux parties tireront profit de leur alliance.

En 1747, un corps d’armée de trente mille hommes, commandé par le prince Repnine, quitte la Liflandie pour l’Allemagne, afin de prêter main-forte à l’armée autrichienne, en vertu des accords passés. L’apparition des soldats russes sur le Rhin convainc les parties en guerre pour l’héritage autrichien qu’il est temps de signer la paix. Celle-ci est conclue en 1748, à Aix-la-Chapelle. Louis XV renonce aux Pays-Bas pour lesquels la France se bat depuis des dizaines d’années. Marie-Thérèse accepte la perte de la Silésie, elle rend quelques provinces d’Italie au roi de Sardaigne et d’Espagne, mais son époux est élu empereur. La Russie, elle, n’obtient rien, hormis un prestige et un respect accrus pour sa force militaire.

L’armée russe est formée de toutes les couches de la population. Des périodes de conscriptions ont lieu régulièrement. Le nombre des recrues varie selon les besoins. Les propriétaires fonciers sont libres de fournir à l’armée le nombre de serfs qu’ils désirent. Après huit années de service irréprochable, le soldat du rang peut, s’il le souhaite, regagner son lieu de résidence habituel. Les sous-officiers nobles accèdent au grade d’aspirant, après dix ans de service, et sont transférés dans l’administration d’État. Pour prévenir les désertions, on « rase le front » (on coupe les cheveux) des hommes reconnus bons pour le service. Les recrues ont entre vingt-cinq et trente ans, elles mesurent deux archines et six pouces (deux pouces de moins pour la flotte)4.

D’après le recensement de 1742 (visant à faire le compte des populations susceptibles de payer l’impôt de capitation), la Russie abrite quatorze millions d’habitants. C’est un réservoir considérable de recrues pour l’armée. La qualité des troupes, en revanche, laisse à désirer. La guerre de Sept Ans sera la véritable école de l’armée russe. Quelques années auparavant, Frédéric II écrivait dans son Testament politique (il en rédigera plusieurs) : « Il est évident que les troupes régulières russes n’ont rien de redoutable ; seuls sont à craindre les Kalmouks et les Tatars, effroyables boutefeux qui dévastent les terres dont ils s’emparent. Ces traits pris en compte, il convient d’éviter un conflit armé avec la Russie, plus vraisemblablement vouée aux soulèvements et coups de force intérieurs. » Ces propos datent de 1752. Quatre ans plus tard, le roi de Prusse fait irruption en Saxe et déclenche ainsi la guerre de Sept Ans, en sachant qu’il aura pour adversaires la Russie et l’Autriche.

La paix d’Aix-la-Chapelle ne satisfait aucune des parties. La Prusse dont les conquêtes sont entérinées par le traité, est avide de nouvelles terres. L’Autriche rêve de revanche et veut écarter définitivement la menace prussienne. La France, vaincue dans le conflit qui l’oppose à l’Angleterre pour le Canada, trouve le point faible de son ennemie sur le continent européen : le Hanovre. La principauté allemande est en effet la patrie du roi d’Angleterre qui veut la défendre à tout prix, d’autant qu’elle peut devenir une monnaie d’échange dans le conflit colonial franco-anglais.

C’est le début d’un jeu diplomatique intense, dont une des cibles est la Russie. L’Angleterre lui propose de fournir cinquante-cinq mille soldats pour la défense du Hanovre et s’engage, en échange, à lui verser cinq cent mille livres et, annuellement – pour l’entretien des troupes –, cinquante mille de plus. La Russie exige deux cent mille livres chaque année. La France engage des pourparlers secrets avec son ennemie héréditaire, l’Autriche, qui se cherche des alliés pour une guerre contre la Prusse. Le rapprochement franco-autrichien contraint Versailles à se tourner du côté de la Russie. N’ayant pas de représentation diplomatique à Saint-Pétersbourg, Louis XV utilise des agents secrets, et parmi eux, le fameux chevalier d’Éon dont on prétend qu’il s’immisça dans l’entourage proche d’Élisabeth et sut gagner sa confiance, travesti en jeune fille. Les historiens, toutefois, démontreront que l’épisode ressortit à la légende. Il n’en demeure pas moins que, sous le masque de secrétaire du représentant secret de la Cour de Versailles, l’Écossais Mackenzie Douglas, Éon a accès à l’impératrice et favorise le rapprochement franco-russe.

Hostile à la Russie qu’elle considère, dit un écrivain français de notre temps, « avec un tranquille mépris5 », la France ignore tout de la situation dans l’« Empire du Septentrion ». La preuve en est un questionnaire remis à Douglas : on lui propose de fournir des renseignements sur l’état de l’armée et de la flotte, l’économie, les dispositions de l’impératrice, etc. À Pétersbourg, en revanche, on connaît bien la France et une partie des conseillers d’Élisabeth tente depuis longtemps de la persuader qu’une alliance avec Louis XV serait de la plus grande utilité. Conduit par le vice-chancelier Vorontsov, le « parti français » gagne en puissance lorsqu’il est rallié par les Chouvalov. Les « Français » ont pour adversaire Bestoujev, ennemi de la Prusse et partisan d’une union avec l’Angleterre.

Une série de traités consolide les blocs qui se préparent à la guerre. Le 19 janvier 1757, l’Angleterre, qui s’est entendue avec la Russie (l’accord porte sur une somme annuelle de cent mille livres, versée pour l’entretien du corps d’armée russe), vire de bord et conclut une alliance avec la Prusse, considérant qu’elle assurera, mieux que les Russes, la défense du Hanovre. La manœuvre diplomatique de la « perfide Albion » est un coup très dur pour la politique de Bestoujev. Le 1er mai 1757, un traité défensif est signé à Versailles entre la France, l’Autriche et la Russie. La Suède et une série de principautés allemandes s’y rallieront par la suite.

La coalition antiprussienne est officiellement formée mais, de fait, la guerre a déjà commencé depuis un an. En août 1756, Frédéric II, malgré les conseils de ses généraux qui le dissuadaient de se lancer dans une action militaire, s’emparait de la Saxe à la vitesse de l’éclair, capturait toute son armée (dix-huit mille hommes) et l’intégrait à la sienne. Ce devait être le début de la guerre de Sept Ans.

L’armée russe entre en scène au cours de l’été 1757, sous le commandement du feld-maréchal Stepan Apraxine. Le commandant en chef n’est pas particulièrement talentueux, il a une réputation de dandy avant la lettre, son train compte plus de cinq cents chevaux. Les dangers que redoute le feld-maréchal et qui l’amènent à conduire les opérations avec une extrême prudence, ne se trouvent pas devant lui, en Prusse, mais derrière, à Saint-Pétersbourg. L’impératrice hait la Prusse et veut la guerre, mais la « petite Cour » est d’un tout autre avis. L’héritier, le grand-duc Pierre, est amoureux fou du roi de Prusse et le copie de toutes les façons ; quant à la grande-duchesse Catherine, elle semble mieux disposée à l’égard de l’Angleterre que de la France.

Obéissant aux instructions reçues de Pétersbourg, l’armée russe entre en Prusse-Orientale et, au mois d’août 1757, défait l’armée prussienne du général Lewald, à Gross-Jaegersdorf. La voie de Koenigsberg est libre pour le feld-maréchal. Hésitant, freinant des quatre fers, il finit par donner l’ordre de rentrer en Russie. Le chemin du retour passe à travers la Prusse-Orientale, ruinée par les armées russes, et avant tout par les Cosaques et les Kalmouks qui impressionnaient si fort Frédéric II. L’impératrice mande Stepan Apraxine à Pétersbourg, afin de faire la lumière sur sa conduite. Le feld-maréchal mourra d’une crise d’apoplexie, avant d’atteindre la capitale.

À Paris et à Vienne, le bruit court qu’Apraxine a été soudoyé par les Anglais. On évoque également la complicité de Bestoujev-Rioumine. Ces rumeurs ne sont pas confirmées, mais il apparaît qu’en Prusse-Orientale, Apraxine a appris (peut-être de Bestoujev) que l’impératrice était gravement malade. Le chancelier est arrêté et accusé d’entretenir une correspondance secrète avec Catherine, dans l’intention de monter l’héritier contre Élisabeth. Au terme de quatorze mois d’enquête, le comte Alexis Bestoujev-Rioumine est exilé dans l’un de ses domaines.

La guerre continue. Cerné par trois armées – russe, autrichienne, française –, Frédéric II recherche d’abord la victoire dans une bataille décisive, où il anéantirait ses adversaires un à un. Le 14 août 1758, un combat acharné a lieu près de Zorndorf. Il ne produit pas le résultat escompté par le roi de Prusse. Les Russes conservent leurs positions, puis reculent parce qu’ils le veulent bien. Les deux parties s’arrogent la victoire, mais le décompte des victimes montre que les Russes ont eu plus de pertes. Un an après, en août 1759, la bataille de Kunersdorf s’achève par la défaite de l’armée prussienne. Les armées russo-autrichiennes coalisées remportent une victoire décisive. L’armée russe démontre que les années de guerre lui ont beaucoup appris. Ses soldats font preuve d’un courage et d’une fermeté exemplaires, ils sont habilement dirigés par leur commandant en chef, Piotr Saltykov. Les Russes ont si bien étudié la tactique de Frédéric II, consistant à les prendre à revers, que, juste avant le combat, ils disposent leurs arrières vers l’ouest et, lorsque le roi de Prusse les contourne, il se retrouve devant le front de l’armée de Saltykov.

L’historien militaire allemand Hans Delbrück met en évidence la grande question de la guerre de Sept Ans : comment expliquer que Frédéric II ait été écrasé à Kunersdorf6 ? Les réponses sont multiples : divergences entre les alliés ; changement de tactique de Frédéric II, qui renonce aux grandes batailles ; flou des finalités de la guerre pour la Russie ; lourdes pertes de son armée ; lassitude croissante. Élisabeth veut poursuivre la guerre : son désir de donner une bonne leçon au roi de Prusse reste inchangé. Selon ses propres paroles, l’impératrice est prête à vendre la moitié de ses diamants, si les moyens viennent à manquer pour poursuivre les hostilités.

Tous les pays qui participent à la guerre éprouvent cependant une lassitude manifeste. La Prusse, qui résiste désespérément, est très affaiblie. Vient le temps de partager le butin. Des pourparlers diplomatiques secrets s’engagent. La France propose à la Russie de jouer les intermédiaires entre l’Autriche et la Prusse. Le nouvel ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg est, en remplacement du marquis de L’Hospital, âgé et malade, le baron Louis-Auguste de Breteuil. S’il n’a pas de véritable expérience diplomatique, il ne manque pas de qualités. Kostomarov le dit « beau, aimable, parfait dans la société des dames… ». L’ambassadeur de vingt-neuf ans a une mission précise : attirer la grande-duchesse Catherine du côté de la France. Le charme viril du baron de Breteuil se révèle toutefois insuffisant. L’impératrice, en effet, a son opinion sur l’issue souhaitable de la guerre. Mikhaïl Vorontsov qui a succédé, au poste de chancelier, à Bestoujev-Rioumine tombé en disgrâce, formule dans deux notes les propositions de la Russie : l’Autriche reprend la Silésie, elle cède à la France – pour son aide dans la guerre – une partie de la Flandre, et la Russie obtient, en manière de récompense, la Prusse-Orientale, alors occupée par son armée. La Russie, ensuite, l’échangera à la Pologne, contre l’Ukraine de la rive droite. Louis XV refuse catégoriquement de payer un tel prix à la Russie pour son entremise, redoutant de susciter le mécontentement de l’Empire ottoman.

La guerre se poursuit et la situation de la Prusse empire de mois en mois. En octobre 1760, les troupes russes occupent sa capitale, Berlin. Frédéric II refuse de s’avouer vaincu et de rendre les terres conquises. À la tête d’une armée des plus disparates, composée de Prussiens mobilisés, de Saxons enrôlés de force et de prisonniers russes, le roi résiste, évitant les affrontements et utilisant avec succès la « divine stupidité d’âne bâté » de ses adversaires. À la fin de décembre 1761, le corps d’armée du général Roumiantsev, qui opère en Poméranie, contraint la forteresse de Kolberg (Kolobrzeg) à la reddition. À deux reprises depuis le début du conflit, les Russes ont assiégé sans succès ce port de la Baltique. La perte de Kolberg scelle la défaite de la Prusse.

Quand la nouvelle de la victoire du général Roumiantsev parvient à Pétersbourg, l’impératrice Élisabeth n’est déjà plus de ce monde. Son héritier, l’empereur Pierre III, adresse au commandant en chef de l’armée russe en Prusse l’ordre de cesser sans délai les hostilités contre Frédéric II. L’histoire connaît peu d’exemples de renversements d’alliances aussi subits. Le roi de Prusse qualifiera ce salut inespéré de « miracle de la maison Brandebourg ». En avril 1945, dans Berlin assiégé, Hitler, réfugié dans son bunker, refusera de croire à la défaite et, gardant le souvenir de Frédéric II, ne cessera d’espérer un miracle. Goebbels lui annoncera la mort de Roosevelt, en déclarant que l’histoire se répète : une fois encore, l’Allemagne sera sauvée. La situation, néanmoins, sera quelque peu différente.

De par la volonté de l’empereur, la Russie bouleverse le front après sept années de guerre et quelque soixante mille hommes tués ou blessés (la Prusse a perdu plus de deux cent mille hommes)7, sans avoir rien obtenu ni perdu (hormis des vies humaines). Les historiens russes soulignent l’inutilité de cette guerre pour la Russie, songeant à l’absence de résultats tangibles, autrement dit de conquêtes territoriales. Les carnets du chancelier Vorontsov montrent que la Russie avait le projet d’agrandir ses possessions. Ce plan ne se réalisa pas, avant tout parce que la couronne fut ceinte par un empereur soucieux des seuls intérêts du roi de Prusse.

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